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le demandeur parlait d'arrérages, le défendeur de pâturage, et le juge déclare nul le mariage, dépens compensés: mais ce reproche que l'on fait depuis si long-tems aux Français de parler tous ensemble, leur a presque toujours été adressé par des gens qui parlaient tout seuls, et qui voulaient assujétir la conversation familière aux formes d'une discussion méthodique, qui en détruisent en un moment tout le charme.

» C'est au talent de causer dont les femmes de Paris ont fait une étude particulière, qu'elles doivent en partie l'influence qu'elles exercent dans la société; c'est d'elles que les hommes ont appris, ce qu'ils ignorent partout ailleurs, que la conversation est un champ ouvert où chacun peut se jouer en liberté, mais que personne n'a le droit de labourer à son profit; qu'il faut y effleurer tous les objets, et ne s'appesantir sur aucun; que la plaisanterie, toujours prête à en bannir la dispute et le pédantisme, doit y respecter constamment la religion, la vieillesse et le malheur. Les femmes, en qualité de modératrices de la conversation, ont posé des bornes au-delà desquelles la contestation dégénérerait en dispute, l'épigramme en sarcasme, et le sel attique en amertume. Une d'elles a dit, avec un grand bonheur d'expression: «< Si vous forcez les autres à craindre votre esprit, vous aurez bientôt occasion de craindre leur mémoire. »

» Le plus grand fléau de la conversation, en France, c'est la politique; semblable à ces racines vivaces qui s'alongent, s'enlacent et vous arrêtent à chaque pas dans les allées d'un jardin, la politique a depuis quelque tems envahi le domaine de la conversation: elle se prend à tout, se joint à tout, et trouve le moyen de séparer tout ce qu'elle réunit. Ce qui contribue à propager le mal, c'est que les femmes en sont atteintes, et qu'oubliant, pour la première fois, le plus cher de leurs intérêts, celui de plaire, elles descendent dans une lice où leurs efforts sont des contorsions, et leur triomphe même un ridicule. Heureusement elles commencent à s'en apercevoir, et quelques-unes ont déjà repris leur place dans la galerie. »

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C'est une illustre, au moins, et qui sait en secret
Couler adroitement un amoureux poulet;

Habile en tout métier, intrigante parfaite,

Qui prête, vend, revend, brocante, troque, achète ;
Met à perfection un hymen ébauché,

Vend son argent bien cher, marie à bon marché.

REGN., le Joueur, acte 5.

DANS Ans une ville aussi populeuse que Paris, on a besoin d'un métier qui rapproche les distances, les conditions et les fortunes. Si chaque classe restait invariablement dans les limites qui lui sont assignées, le luxe verrait bientôt rétrécir son do+ maine. L'éclat de cette grande capitale tient particulièrement au besoin que chacun éprouve de sortir de sa sphère ; il en résulte un effet à-peu-près semblable à celui qu'on remarqué dans une foule où l'impulsion, communiquée de proche en proche par le dernier rang, se fait sentir jusqu'au premier, qu'il porte souvent plus loin qu'il ne veut. Dès l'instant que l'humble ouvrière veut s'élever à la condition de grisette, celle-ci, pour éviter le voisinage, cherche à monter à l'état de bourgeoise; dès-lors, la bourgeoise se croit autorisée à prendre les airs d'une dame, et la dame à son tour s'efforce de prendre des airs de princesse.

De ce besoin de gagner l'étage supérieur a dû naître celui d'y paraître convenablement. Il a fallu dès-lors inventer des moyens pour se procurer, avec le simple nécessaire, les commodités de la vie, et les recherches de l'opulence avec les revenus de la médiocrité. De pareils résultats s'obtiennent rarement sans que la délicatesse n'ait à s'en plaindre; mais du moins faut-il convenir que ce genre d'industrie a été perfectionné, de nos jours, de manière à dissimuler habilement ce qu'il peut avoir de trop honteux.

C'est aux revendeuses à la toilette qu'on en est, en grande partie, redevable. Leur profession n'est cependant pas toutà-fait moderne ; elle date déjà de plus d'un siècle dans l'histoire de nos mœurs. Regnard, en 1694, avait déjà mis sur le

théâtre une madame La Ressource, qui prêtait aux jeunes gens de bonne famille,

Sur des nantisse mens qui valent bien leur prix;
De la vieille vaisselle au poinçon de Paris;
Des diamans usés et qu'on ne saurait vendre.

Quinze ans après, Le Sage a mis en scène une Mme Jacob que l'on peut regarder comme le prototype des revendeuses à la toilette. Tous les secrets du métier sont développés par cette malheureuse soeur de M. Turcaret:

«Je revends à la toilette, dit-elle ; j'ai l'honneur de four"nir des dentelles, des rubans et des pommades à Mme Dori» mène; je viens de l'avertir que j'aurai tantôt un bon hasard; » mais elle n'est point en argent, et m'a dit, Monsieur, qué » vous pourriez vous en accommoder. »

la

L'intrigue, l'esprit et les mœurs de Mmes La Ressource et Jacob sont encore aujourd'hui les qualités de toutes les femmes de cette profession; elles se mêlent de tout, négocient en même tems une affaire d'intérêt et une affaire de cœur, déploient le même talent pour la vente d'un cachemire et pour remise d'un billet-doux ; elles se prêtent à toutes sortes de rôles : elles sont veuves ou mariées, mères ou tantes, suivant l'occasion; occupent une échoppe, une boutique, une petite maison ou un hôtel, suivant la circonstance. Elles ont aux ordres de leurs pratiques, et selon leur rang, un cabriolet, une calèche ou une berline, une maison de campagne, une chambre de bain à Chaillot ou un cabinet au Cadran- Bleu; elles s'introduisent avec la même adresse dans le palais d'une duchesse ou dans le comptoir d'une marchande; elles parlent avec la même facilité le langage de l'honneur et celui de la corruption; revendeuses dans un salon, usurières dans un hôtel garni, émissaires dans un boudoir, elles s'acquittent également bien de ces différens emplois, qui se prêtent un mutuel secours. Personne n'entend comme elles le secret de satisfaire les goûts dispendieux d'une femme, sans effrayer l'avarice d'un mari; comme Figaro, « par la seule force de leur art, elles savent, d'un seul coup de baguette, endormir la vigilance, éveiller l'amour, égarer la jalousie, fourvoyer l'intrigue, renverser tous les obstacles. » Tels sont les traits principaux qui, de tout tems, ont caractérisé cette classe de femmes; mais je viens d'acquérir la preuve que, de nos jours, leur commerce et leur industrie se sont encore perfectionnés. Il y a quelques jours que je me trouvais assis aux Tuileries auprès d'un homme d'un certain âge, qui renversé sur sa chaise appuyée contre un arbre de l'allée du Printems, nettoyait ses besicles avec une sorte d'affectation minutieuse qui arrêta sur lui mon attention; je reconnus ce personnage :

c'était le même que j'avais rencontré dans un magasin de lingère, et qui m'avait donné sur cette classe d'ouvrières des renseignemens qui m'avaient été fort utiles.

Je le saluai: il se rappela mes traits, et, comme il est assez communicatif de sa nature, nous renouâmes facilement l'entretien. Je le mis sur le chapitre qui m'occupait, et je le laissai parler sans l'interrompre. « Je viens, me dit-il, habituellement passer chaque jour deux heures dans ce jardin j'y prends des notes pour un journal manuscrit, où je jouis par anticipation du plaisir que je procurerai à mes lecteurs : ce journal est une Chronique galante de la capitale. Chaque écrivain a son genre d'érudition ; je n'ai point été puiser la mienne dans la poudre des bouquins: peu m'importe de savoir dans quelle ville est né Homère; combien il y a eu d'empereurs du nom de Comène, ou de rois d'Egypte du nom de Ptolomée. A défaut de gloire et de profit, je veux du plaisir, et j'en trouve beaucoup dans la composition de mon ouvrage : je me garderai bien de le publier de mon vivant ; je ne serais probablement pas assez heureux pour que mes contemporaines se contentassent de m'infliger la punition de Jean de Meung; je craindrais d'avoir le sort d'Orphée.

» J'ai recueilli, avec un soin dont je crois être seul capable, toutes les anecdotes, toutes les aventures de coulisses, de salons, de cabinets, de boudoirs, qui se sont passées à Paris depuis vingt-cinq ans. Je ne pense pas qu'il y existe une femme de celles qui fixent les yeux sur elles, dans quelque classe de la société que ce soit) qui ait pu me dérober une seule de ses intrigues. Ma science va plus loin: j'ai le tarif de toutes les vertus, de toutes les pudeurs de la capitale. Mon ouvrage sera enrichi de notices biographiques sur les beautés parisiennes, sans acception de rang et de fortune; sur les hommes qui leur ont donné des soins ou qui les ont produites au jour, depuis l'ambassadeur jusqu'au moindre fournisseur d'armée. Le seul séjour des alliés, en 1814, me fournit un volume de mon histoire, où l'on trouvera la preuve de la dégénération sensible des lord et gentlemen, qui ont décidément perdu tout leur crédit auprès d'une classe de femmes dont ils étaient jadis la ressource.

» Vous concevez ce qu'un ouvrage de cette nature a dû me coûter de peines, de recherches et d'études; j'ai été, je dois en convenir, singulièrement aidé dans mon travail par les revendeuses à la toilette; j'en ai six des plus fameuses à mes gages, et je fais à chacune d'elles un traitement annuel, dont je me rembourse, à-peu-près, sur les renseignemens qu'elles sont obligées de venir prendre chez moi.

» Ces femmes me tiennent au courant de toutes les muta

tions qui s'opèrent dans les liaisons amoureuses. J'ai mon livre de transfert, sur lequel je porte ces changemens; ce qui me donne le moyen de suivre dans toutes leurs phases ces petits astres terrestres depuis le moment où ils paraissent sur l'horizon jusqu'à leur déclin.

» De toutes les revendeuses à la toilette que j'emploie, la plus habile et la plus célèbre est, sans contredit, la fameuse Dubreuil; chaque état a son génie : celle-ci peut se flatter de posséder le génie du sien.

» Mme Dubreuil (poursuivit mon chroniqueur ) est une femme d'une cinquantaine d'années; les notes que je me suis procurées sur son compte, et quelques traces qu'on retrouve encore sur sa figure, indiquent qu'elle a été jolie et qu'elle a su pendant vingt ans apprécier un pareil avantage; elle a été tentée, s'il faut l'en croire, de se retirer en province, où certain hobereau voulait, en l'épousant, trouver dans ses épargnes le moyen de relever son vieux donjon; mais le sort en a autrement disposé. Mme Dubreuil a un cœur sensible qui nuit à sa fortune: elle croit devoir rendre aux autres les services qu'elle en a reçus, et sa longue expérience est un bienfait dont elle se croit comptable envers la génération nouvelle. Une figure honnête, un maintien décent, une grande habitude du monde, une discrétion à toute épreuve, et un génie inventif pour qui tout est moyen, même l'obstacle, sont pour elle des ressources inépuisables qui ne lui permettent pas de regretter celles que le tems a taries : elle connaît mieux que personne au monde les besoins d'une jolie femme dont les principes luttent contre les goûts, et sa discrétion lui assure la plus brillante clientelle.

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» C'est à Mme Dubreuil que M. N*** a dû pendant long-tems l'avantage d'entretenir avec un luxe égal sa femme et sa maîtresse les dentelles, les cachemires de l'épouse passaient aux mains de la courtisane, en échange des diamans que celle-ci recédait à la revendeuse à la toilette, qui se contentait d'en changer la monture, avant d'en faire hommage à madame au nom de son mari. Par ces échanges, opérés à l'insu des parties, M. N*** s'est fait, avec le moins de frais possible, la réputation d'un mari généreux et d'un amant prodigue.

» Ce qui distingue plus particulièrement Mme Dubreuil de la foule des entremetteuses, c'est l'emploi libéral qu'elle fait de son crédit, de son expérience et même de sa bourse, pour avancer et produire dans le monde les jeunes personnes qui lui semblent dignes d'y figurer un jour: je pourrais vous en citer plusieurs qui brillent aujourd'hui sur nos grands théâ→ tres, et qui lui sont redevables de la robe et de la voiture dont elles ont fait usage pour faire leur première visite au gentil

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