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toujours tems d'obtenir et de demander justice.-Rien n'est à négliger avec les gens à qui nous avons affaire; je vais examiner ces papiers, et vous pouvez compter sur mon zèle. Vous n'avez pas d'avoué? Je pense que vous ne pouvez mieux faire que de voir M. Datès, dont voici l'adresse. Vous vous y présenterez de ma part, et vous lui porterez le dossier, en lui recommandant de se mettre en règle. Je vous aurais accompagné chez lui, pour nous entendre sur les premières démarches; mais je suis obligé de me rendre au collége électoral de mon arrondissement, dont je suis secrétaire, en attendant mieux. » M. Dorfeuil prononça cette dernière phrase avec une importance où perçait une lueur de fatuité. Il nous avait reçus en homme de loi ; il prit congé de nous en homme d'état.

Ce ridicule n'échappa pas à la femme de Paris la plus habile à le saisir. « Vous voyez, mon vieux Sauvage, me dit Mme de Lorys, qu'il n'y a pas de si bonne tête qui n'ait une case pour y loger au moins un petit travers; celui de l'importance s'est niché depuis peu dans le cerveau de M. Dorfeuil. Séduit par l'exemple de quelques-uns de nos avocats qui ont figuré, les uns si honteusement, les autres si malheureusement, dans nos assemblées publiques, il se croit appelé aux honneurs de la tribune; et peu satisfait d'appliquer les lois faites à la défense des intérêts privés, il aspire à la gloire d'en faire de nouvelles.-Eh bien, madame, peut-on blâmer ces messieurs de prendre pour modèle ce Cicéron, auquel les comparent si souvent ceux dont ils gagnent les causes? Ce célèbre avocat romain n'a-t-il pas été sénateur et consul? n'a-t-il pas été appelé le père de la patrie? Pourquoi ses disciples n'auraient-ils pas la même ambition? Les hommes de loi se regardent comme des législateurs au petit pied; ils ont plaidé, comme maître le Dain, du côté du greffe; ils plaideront maintenant, comme maître Tullius, du côté de l'Etat : ils ont défendu Milon et Roscius à la barre d'un tribunal; ils attaqueront tout aussi bien Catilina à la tribune. Partout où l'on parle, partout où l'on dispute, la place des avocats est marquée, à moins pourtant qu'on ne tienne à s'entendre le plus promptement possible. »

*

Tout en causant en voiture, nous arrivons chez l'avoué Datès: nous voilà dans l'étude. Que ce lieu est sombre! qu'il inspire de tristes pensées! En parcourant, d'un coup-d'oeil, ces énormes casiers remplis de dossiers poudreux, je me figure que la ruine de cent familles est peut-être juridiquement établie sur ces morceaux de papier timbré. De larges étiquettes leur servent d'indices. On lit: Affaire Gros-Jean, * VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique.

demandeur, contre Petit-Pierre, intime. Arbitrage dans l'affaire de Solange. Première instance dans l'affaire Dubreuil, etc. Au milieu de ces archives de la chicane, une douzaine d'élèves procureurs assignaient de toute la vitesse de leur plume, et sans faire à nous la moindre attention : le maîtreclerc, à qui nous nous adressâmes, nous introduisit dans un cabinet qui ne différait de l'étude que par ses dimensions : nous y trouvâmes M. Datès assis devant un énorme bureau couvert de papiers, séparés et maintenus par des plaques de marbre, ayant sous sa main un Code civil, une ordonnance de 1667 avec ses commentaires, un Répertoire de jurisprudence et le tableau des avoués. Le seul ornement de cette pièce était un portrait de M. le procureur, peint par Durand, à une époque où il n'était encore que maître-clerc dans cette même étude que sa défunte femme lui a apportée en dot. M. Datès est un homme froid, sévère, exact, qui appelle probité tout ce que la loi autorise, et qui ne connaît de crime que ce qu'elle défend. Il m'expliqua fort bien sur quels points de droit, sur quel vice de forme, mon adversaire fondait ses prétentions, et me prouva la nécessité d'éclaircir les faits aux yeux des juges par un premier mémoire. Je l'autorisai à faire ce qu'il jugerait convenable. Il rangea mes pièces par ordre, les attacha avec un fil rouge, et les couvrit d'un papier sur lequel il écrivit : Affaire Pageville, contre feu la marquise de Savignac, demanderesse. Cette petite opération achevée, il promit de me faire prévenir du jour où l'affaire serait appelée. Dès-lors, me voilà rangé dans cette classe de malheureux plaideurs qui courent la chance d'être ruinés toutà-fait s'ils perdent leur cause, et ruinés en partie s'ils la gagnent. Je ne vois qu'un avantage à tirer de cette triste aventure, c'est d'apprendre ce que c'est qu'un procès, et de faire part à mes lecteurs, qui auront plus long-tems à en profiter, des connaissances tardives que je vais acquérir.

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No IX.

-9 octobre 1815.

LA FÊTE DE SAINT-CLOUD.

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Quel tems choisissez-vous pour nous parler de fête ?

QUINAULT, Prol.

Je commence par répondre à la question que je m'adresse à moi-même dans mon épigraphe : je parle de fête dans les circonstances où nous nous trouvons, parce qu'on en donne, et que, pour qui s'exerce à peindre les mœurs françaises, un pareil trait de caractère est, à lui seul, un tableau.

Ce que les vrais Parisiens redoutent le plus au monde, après la famine, ce sont les voyages: le pays étranger commence pour eux à quelques toises au-delà des barrières, et une sorte d'inquiétude les saisit au moment où ils n'aperçoivent plus les paternelles tours de Notre-Dame; aussi, dans les fêtes de campagne, qu'ils aiment beaucoup, et qu'ils mettent au premier rang de leurs plaisirs, ont-ils soin de ne pas s'éloigner assez pour perdre de vue ces clochers protecteurs.

Le 10 du mois dernier, je me promenais seul sur les boulevarts; le tems était superbe, et la chaussée était couverte de voitures, qui toutes se dirigeaient vers les ChampsElysées; en cherchant à m'expliquer ce mouvement extraordinaire, à une heure de la journée où le beau monde ne se montre pas habituellement, je devinai que cette affluence devait avoir pour objet quelque fête patronale, sans pouvoir me rappeler quelle était celle qui jouissait d'une pareille vogue. Un souvenir qui vous échappe en fait naître un autre ; je me souviens que le poète Le Mierre, avec qui j'avais fait mes études au collége des Grassins, était, de son tems, l'homme de France le plus au courant des fêtes de la banlieue ce La Fontaine de l'amour-propre qui s'interrompait de si bonne foi pour essuyer les larmes qu'il versait en lisant ses tragédies, se consolait tout aussi naïvement du peu de monde qu'attiraient quelquefois les premières représentations de ses ouvrages: il ne manquait jamais de donner pour raison du vide de la salle, tantôt le bal champêtre de Nanterre, tantôt la fête de Saint

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Maure ou la foire de Besons. Je ne sais pas au juste combien de spectateurs ces fêtes de campagne enlevaient aux pièces de Le Mierre, mais il est certain que plusieurs d'entr'elles ont une vogue dont on s'aperçoit dans les salles de spectacle et dans les promenades.

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En avançant vers la place Louis XV, les voitures qui se pressaient dans l'allée du Cours-la-Reine, et les cris des cochers: Saint-Cloud! Saint-Cloud! me remirent en mémoire une des plus belles fêtes des environs de Paris. J'avais vu dans ma jeunesse cette fête dans tout son éclat; il me prit fantaisie de comparer mes observations actuelles avec mes anciens souvenirs, et je résolus de me rendre avec la foule, à Saint-Cloud. J'hésitai un moment sur le choix de la voiture : un carrosse de remise, ou même un fiacre, pour moi seul, était trop cher; une de ces petites voitures qui stationnent sur le quai de la Conférence me semblait trop incommode; une place dans une charrette garnie de paille fraîche et recouverte d'un drap de lit, soutenu par des carreaux, me paraissait aussi par trop modeste; la vénérable galiote m'offrait tous les avantages d'une voiture douce, sûre et amusante: elle était au moment de partir; les passagers sur le pont attendaient le signal du départ; leur gaîté bruyante retentissait au loin; des colloques s'établissaient entre les voyageurs par eau et ceux de la grande route; ils s'appelaient par des cris, se donnaient rendez-vous chez le traiteur ou dans les différentes allées du parc.

Me voilà embarqué avec une cinquantaine de Parisiens de tout âge, de tout sexe et de toute condition, qui descendaient gaîment la Seine, en se promettant une journée de plaisir. Les figures les plus comiques, les personnages les plus burlesques, semblaient s'être donné ce jour-là rendez-vous sur la galiote, et je n'aurai pas le singulier amourpropre de croire que je fusse un des moins plaisans de la troupe.

Pour me soustraire un moment au tapage qui se faisait sur le pont, je me retirai dans la chambre des voyageurs; elle était encombrée de femmes, d'enfans, de paquets, et ce ne fut pas sans peine que je trouvai une petite place sur une caisse de vin de Bordeaux, à côté d'un gros homme qui me parut avoir une habitude de galiote dont il tirait peut-être un peu trop de vanité. Nous liâmes conversation; il m'apprit qu'il allait pour la cinquantième fois, par complaisance, à la fête de Saint-Cloud : « C'est un plaisir, continua-t-il, que je ne refuse jamais à ma famille, par la raison que, dans ma eunesse, mes parens ne me l'ont

pas refusé, et que j'ai pour maxime de suivre en tout point les usages de mes pères; d'ailleurs j'ai remarqué que les jeunes gens ont besoin de courir le monde : le peu que je sais, je le dois à mes voyages. » Ce brave homme me mettait sur mon terrain. Je crus voir en lui un moderne Tavernier, et je m'apprêtais à lui parler des Indes, de la Chine, de la Nouvelle-Hollande, lorsqu'il m'apprit que ses courses n'embrassaient guère qu'un rayon d'une dixaine de lieues, à partir de la première borne posée dans le parvis NotreDame. Mon commerce, me dit-il, m'a retenu dans des limites étroites que j'étais naturellement porté à franchir, mais du moins j'ai su profiter de ma longue expérience : je puis me vanter de connaître, au moins aussi bien que feu l'Hermite de la Chaussée-d'Antin, les mœurs et les habitudes parisiennes.» Et sur-le-champ, pour me donner une idée de son talent d'observateur: « Vous voyez, dit-il, ces petites charrettes couvertes qui se suivent à la file ; chacune contient une vingtaine de personnes de la classe des artisans: la famille entière est transportée pour trente sous, et nous allons les trouver, en arrivant, établis sur la pelouse, auprès de la lanterne de Démosthène, ils vont faire à peu de frais un très-modeste et très-agréable repas.

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» Ce léger bockey que conduit une jeune femme n'appartient pas, j'en suis sûr, au petit commis qui l'accompagne et qui salue, avec tant de grâce, des femmes en calèche qui ne le connaissent pas, pour se donner auprès de sa belle l'air d'un homme répandu dans le grand monde. En rentrant ce soir, il renverra le jockey qui est loué, le cabriolet qui est d'emprunt, et la dame qui en est probablement aussi.

» Voyez, à côté de cet élégant landaw qui marque sa trace rapide par un tourbillon de poussière, cette modeste voiture dont le nom burlesque est pour les voyageurs une source intarissable de bons mots : un seul cheval y traîne huit personnes entassées comme elles peuvent (et sous différentes dénominations aussi ridicules que celle de l'équipage) dedans dessus et derrière la voiture.

» Les propriétaires du landaw vont s'arrêter chez le fameux Griel, les autres chez le traiteur Robert, à l'entrée du pont; il en coûtera 4 ou 5 louis aux premiers, et seulement une douzaine de francs aux seconds, pour un dîner à très peu de chose près semblable. Le commensal de Griel rit de la pratique de Robert; celui-ci se moque de la famille du tabletier qui entre chez le marchand de vin; le tabletier montre au doigt le garçon tailleur et la petite ouvrière qui mangent une salade sur l'herbe, et ceux-ci regardent en pitié ces pau

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