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Me voilà sur la grande route, dans une voiture bien close enveloppé dans un énorme witdchouras, la tête couverte d'un bonnet de poil à oreillettes, et les pieds dans un sac de peau d'ours. Zaméo dort, accroupi comme un singe, sur la banquette en face de moi. Il ne fait pas encore assez clair pour lire sans une extrême fatigue... Que faire ? laisser aller mon esprit. comme mon corps, par sauts et par bonds.

En voyageant beaucoup, j'ai dû voir beaucoup de voyageurs on peut les classer de la manière suivante:

Les voyageurs philosophes, les voyageurs descriptifs (je voudrais pouvoir dire descripteurs), les voyageurs mécontens, les voyageurs sentimentaux, les voyageurs mécaniques, enfin les voyageurs curieux.

Dans l'antiquité, les voyageurs philosophes étaient beaucoup plus communs que de nos jours. Les Pythagore, les Lycurgue, les Solon, et autres gens de cette étoffe, s'imaginaient qu'on ne devinait pas la nature humaine; que pour donner des lois à une nation, pour former ou réformer ses mœurs, en un mot, que pour régenter les hommes, il était bon de les connaître et de les avoir étudiés hors de chez soi. Je suis encore de cet avis, même après avoir lu le chef-d'œuvre de l'Esprit des Lois et du Contrat Social, où je ne trouve à redire quelquefois que sur le défaut de lumières positives que donne la seule expérience, et auquel le génie lui-même ne saurait suppléer.

La philosophie des voyageurs modernes les plus estimables est limitée à l'observation de la nature morte; grâce à eux, on

n'a jamais mieux connu les lois physiques qui gouvernent l'univers : on n'a jamais eu de notions plus positives sur la formation du globe, sur l'agglomération, sur l'arrangement de ses parties élémentaires. On sait comment se sont formées les montagnes, et l'on a calculé, à une toise près, la hauteur du Mont-Blanc et du Chimboraço; mais on ignore en France quelles sont les mœurs des Bas-Bretons et des habitans des Landes, qu'il serait peut-être bon de connaître, ne fût-ce qu'en qualité de compatriotes.

Dieu vous garde de ces voyageurs descriptifs qui ne marchent jamais sans un télescope et un graphomètre en sautoir; qui ne vous font pas grâce du moindre buisson qu'ils trouvent sur leur chemin, et qui finiraient, à force de les décrire, par vous dégoûter des bois, des montagnes, voire même du lever du soleil.

Une espèce de voyageurs encore plus insupportables est celle des mécontens; le chagrin qui les porte à se déplacer les suit dans tous les lieux qu'ils parcourent: le ciel de Naples, la vue de Constantinople, les monumens de Rome, la société de Paris, tout leur déplaît; le plus vilain coin de terre est toujours celui qu'ils habitent; leur seul tort est de voir par leurs yeux.

Sterne est le père de cette nombreuse famille de voyageurs sentimentaux, qui parcourent le monde la larme à l'œil. Les mots de chaumière, de torrent, de vallée, les font tomber en extase; la vue d'une huître qu'on vient d'arracher à sa roche natale est pour eux une source intarissable de larmes ; et la tabatière d'un capucin met en mouvement toutes les fibres de leur cœur.

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Les plus communs et les plus innoffensifs des voyageurs sont ces espèces de porte-manteaux vivans que l'on transporte, comme tout autre bagage d'un lieu à un autre, qu'ils s'aperçoivent qu'ils changent de place. Je connais un de ces hommes, que des affaires de famille ont conduit trois fois à l'île Bourbon, et qui ne sait pas dans quelle partie du monde se trouve l'Ile-de-France.

En opposition à ces voyageurs mécaniques, je place les voyageurs curieux, interrogeant tout le monde, furetant dans tous les coins, et ne trouvant pas un rideau qu'ils ne le soulèvent: tel est la classe où je me range. S'il m'arrive quelquefois, en cette qualité, de ne regarder, faute de tems, qu'à la surface des choses, je ne m'avise pourtant pas, comme quelques-uns de mes confrères, de prononcer sur la nature du sol que j'effleure, et sur les qualités des habitans des villes que je traverse en chaise de poste. Cette réserve me fait une loi de passer sous silence les détails fastidieux d'un itinéraire

aussi connu que celui de Paris à Bordeaux, par la grande route d'Orléans, de Tours, et de Poitiers.....

Il fait jour; et, pour m'occuper utilement, je ne vois rien de mieux à faire que de passer en revue les livres nouveaux dont j'ai eu besoin de me munir en partant.

Le premier qui me tombe sous la main est un Projet de Finances de M. Gabiou, membre de la Société d'agriculture. J'ai été tout surpris de pouvoir lire et entendre un ouvrage sur une matière à laquelle je dois avouer que je n'ai jamais rien compris. M. Gabiou me prouve, à ma grande satisfaction, que la France a les moyens de faire face, sans emprunts et sans impôts, à la dette énorme que les événemens de la guerre ont fait peser sur elle. Je ne suis embarrassé que du papiermonnaie qu'il propose de mettre en circulation. Les assignats aussi étaient hypothéqués sur les domaines nationaux; mais il est vrai de dire que le gage n'était pas entre les mains du créancier, comme il s'y trouve dans le système de M. Gabiou, qui me paraît du moins mériter d'être pris en considération.

Mon libraire a probablement pensé que j'aurais des étrennes à donner en route; car je trouve, au nombre des livres nouveaux dont il a pris soin de m'approvisionner, un assortiment d'almanachs, dont quelques-uns, remarquables par l'éclat de leur reliûre, figureraient plus convenablement dans un écrin que dans une bibliothèque.

Le hasard, qui s'est mêlé seul de la composition de ma bibliothèque de voyage, m'a mieux servi que je ne devais l'espérer. Parmi ces livres, dont j'ai rempli le coffre de ma voiture, je trouve les deux volumes des Provinciales, faisant partie de la précieuse collection des meilleurs ouvrages de la langue française, publiés par M. Pierre Didot. Admirable privilége du génie ! cet ouvrage de Pascal, sur une matière de la plus aride controverse, est mis au premier rang des livres classiques de notre langue. Dans ces lettres, où l'auteur ne se propose d'autre but que de combattre la dangereuse doctrine des jésuites, on trouve des modèles de tous les genres de beautés, des exemples de toutes les qualités du style: ce prodigieux mérite des Provinciales est apprécié, avec autant de talent que goût, dans un Essai sur les meilleurs ouvrages écrits en prose, dans la langue française, par M. le comte François (de Neufchâteau); ce morceau m'a paru digne de l'ouvrage auquel il sert d'introduction, je ne puis en faire un plus bel éloge.

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Après avoir parcouru et rejeté avec dégoût je ne sais combien d'insipides romans, traduits de l'anglais pour la plupart, je suis enfin tombé sur un ouvrage intitulé, Les Douze Siècles, nouvelles françaises, par Mme Elisabeth de Bon, à qui je dois

une des journées les plus agréables qu'on ait peut-être jamais passées, en hiver, dans une chaise de poste.

Ces Douze Siècles sont caractérisés par douze nouvelles, dont l'intérêt varié, neuf et piquant, tire un charme tout particulier de la loi que s'est imposée l'auteur, de rester fidèle aux moeurs et aux costumes des différentes époques où elle a placé ses personnages. Parmi ces nouvelles, la Victime de l'ambition, que l'auteur a judicieusement placée dans la première partie du dix-huitième siècle, est le tableau plein de force et d'originalité, d'une passion sans bornes dans ses désirs, et sans frein dans ses égaremens.

Sous l'affreux régime de la terreur, la vieille et respectable maréchale de***** est arrêtée; Juliette, sa petite-fille, la suit volontairement dans la prison dite de la Bourbe, où elle prodigue à sa vénérable aïeule les soins de la plus touchante piété filiale; l'amour vertueux qu'elle éprouve et qu'elle inspire dans ce lieu de douleur, y devient la récompense du plus noble sacrifice. La maréchale périt sur un échafaud; Juliette est rendue à la société.

Une ame forte, un cœur tendre ne la préservent pas des dangers d'un caractère faible et d'une tête un peu légère; Juliette se laisse entraîner aux séductions d'un monde nouveau dont elle est l'idole; et, à l'exemple d'une jeune parente chez qui elle habite, l'amour l'éclaire enfin sur des erreurs que son cœur n'avait pas partagées, et le souvenir de ses imprudences devient le garant le plus sûr de ses vertus . .

...

Telle est l'idée principale de la nouvelle qui termine ce charmant recueil.

Je viens de lire, tout d'une haleine, en parcourant l'intervalle entre Tours et Poitiers, la nouvelle brochure de M. Fiévée, formant la sixième partie de sa Correspondance politique. Ce qui reste dans l'esprit après avoir lu ce pamphlet, où la vérité, l'erreur, la franchise et la ruse, sont enchevêtrées avec beaucoup d'art, c'est que l'auteur, qui sait bien ce qu'il veut, ne sait pas aussi exactement ce qu'il est, emploie toutes les armes, même celles de la raison, pour le triomphe d'une cause éventuelle où l'on consentirait qu'il fût quelque chose. Peut-être trouvera-t-on qu'il a lui-même résumé son système et tracé son portrait dans les phrases suivantes, textuellement extraites de son ouvrage.

<< Ce qui est dans la constitution n'est pas dans la constitu»tion, ce qui n'est pas dans la constitution est dans la consti»tution; donc ceux qui réclament la constitution veulent dé>>truire la constitution, et ceux qui ne veulent de la cons »titution sont les défenseurs de la constitution; nous sommes » les défenseurs de la constitution

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«Pierre est royaliste ; on prétend qu'il est ultra-royaliste, » et l'on ajoute que les ultra-royalistes sont révolutionnai>> res donc Pierre, qui est royaliste, est révolutionnaire. » P.S..... Je suis arrivé à Poitiers, où j'écris cet article, d'assez bonne heure pour aller voir le prétendu monument celtique, qu'on appelle la Pierre Levée. C'est encore là une de ces antiques réputations qui ne doivent être vues que par les yeux de la foi.

FIN:

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