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Du salon, la nouvelle a passé dans l'antichambre, de l'antichambre chez le suisse; chacun intrigue et fait déjà ses ar rangemens en conséquence du changement.

Au moment où j'allais quitter l'hôtel, la voiture de M. le baron D***, conseiller-d'état, entrait dans la cour; il est tard, aussi le baron se hâte-t-il de monter, lorsque son laquais, à qui le suisse a conté la nouvelle, court après lui, l'arrête à moitié de l escalier, et lui dit deux mots à l'oreille. Le baron descend encore plus vîte qu'il n'était monté, s'élance dans sa voiture, et ordonne qu'où le conduise chez le duc de C***. Voilà ce qui s'appelle ne pas perdre de tems.

Cependant le reste de la société se retire, et l'ordre est donné au suisse de ne plus laisser entrer personne. Je délibérais pour savoir si je remonterais. Dans un pareil moment, un ministre est bon à voir dans son intérieur; un grand coup frappé à la porte de l'hôtel attire mon attention.

Un laquais à riche livrée se présente chez le suisse, et retourne annoncer à son maître que le ministre ne reçoit pas : « C'est cependant aujourd'hui son jour; serait-il malade? Je veux m'en informer, et m'écrire moi-même sur sa liste. » II descend, et entre chez le suisse.

<< Fritz, comment va son excellence? » Fritz répond par un hochement de tête. «Ne puis-je le voir un moment? vous savez que je suis son ami.-Impossible, M. le marquis. -En ce cas, je veux lui écrire un mot; je veux qu'il sache que je suis venu, et combien sa position m'inquiète. » Fritz approche un siège, donne du papier, une plume, de l'encre le marquis s'assied et commence. Après la première phrase, il s'interrompt pour dire à Fritz: « J'ai vu le ministre hier, il était parfaitement bien; cela est donc arrivé subitement? Ce soir même, M. le marquis. Fermer sa porte un jour de réception! il est donc bien malade? - Il n'est plus ministre. Eh! que ne le disiez-vous sur-le-champ? » Peste soit de l'imbécille! ajouta le marquis, qui se hâte de sortir de peur qu'on ne le voie chez le suisse d'un disgracié. Il se lève brusquement, déchire son billet, et s'esquive. « Que dirai-je à votre ami, lui crie Fritz en ricanant ? Va-t-en au diable, lui répond le marquis en se jetant dans sa voiture. » Je suis curieux de savoir où va cet homme en sortant d'ici.

La journée est finie pour l'intrigue et les courbettes ; il va maintenant, suivant sa coutume journalière, passer le reste de la nuit au jeu, dans une maison où la maîtresse perdit mille louis dans la dernière séance. Je veux l'y suivre......

Me voilà dans un beau salon, où quinze personnes, assises autour d'un tapis vert, suivent d'un œil avide et inquiet le dé qui s'échappe du cornet, roule et ya décider de leur sort: soit

force, soit habitude, soit indifférence, les hommes dissimu lent mieux leurs impressions; c'est sur le visage, dans la contenance des femmes, que l'avarice et la cupidité exercent et développent leur hideuse influence. L'oeil allumé, la bouche desséchée, les doigts contractés, le sein palpitant, respirant à peine, elles attendent leur arrêt avec une douloureuse anxiété; le dé s'arrête, la chance est fixée, le banquier gagne, le râteau ramène vers lui les masses d'or placées devant les pontes, dont la figure altérée laisse percer les angoisses intérieures, en dépit de tous leurs efforts.

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l'as

Cette jolie femme vient de perdre un coup de cent louis: quel dommage que la funeste passion du jeu l'ait fait renoncer à tous les avantages qu'elle a reçus de la nature! Spirituelle, aimable, pleine de grâces, elle flétrit sa beauté, dédaigne son esprit, néglige ses talens, et semble ne plus exister quand elle n'a pas les dés ou les cartes à la main. Qu'elle laisse cette misérable ressource à celles qui ne peuvent en avoir d'autres; à ces deux femmes, par exemple, dont la figure et le maintien forment un si parfait contraste : l'une décorée du titre de lady, semblable à la dame Bouvino du Roman Comique, a peine à loger son énorme corpulence dans une vaste bergère à tout moment son mouchoir essuie la sueur que varice et la colère font couler de son front; elle s'agite, elle se plaint hautement; elle gronde, elle injurie presque les gens qui gagnent son argent, et rit aux éclats quand le sort la favorise. L'autre, pâle, mince, exiguë, froide et silencieuse, joue, perd ou gagne avec un calme imperturbable : il est vrai qu'il ne lui en coûte rien ; le jeune homme placé derrière elle n'est pas s tranquille; je devine pourquoi ; c'est lui qui fournit les fonds. J'observe cet homme dont la physionomie conserve toujours son expression ouverte et riante; c'est ce qu'on appelle dans le monde un beau joueur. Cette qualité, faussement attribuée à la force d'ame, à la générosité, au désintéressement, est au contraire le signe ordinaire d'un caractère usé par l'habitude des émotions violentes et blasé sur tous les plaisirs. Jouer est pour sir Poll un état dans le monde, une rest ource contre le désœuvrement, une nécessité enfin; au sortir de ce salon, à deux heures du matin, il se rendra au cercle, jouera jusqu'à huit ou neuf heures, se lèvera à quatre, dînera à six, et recommencera demain ce qu'il a fait aujourd'hui. Ce M. N*** tient en ce moment la corne; voyons un peu comment le sort le traitera. Fort bien, j'en suis sûr, il joue ordinairement un bonheur qui n'est surpassé que par son amourpropre. Où diable l'amour-propre va-t-il se nicher? Partout: M. de C*** a des connaissances, de l'esprit, une mémoire prodigieuse; il cause avec agrément, raconte d'une manière

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piquante; eh bien! je crois, en vérité, qu'il fait plus de cas de son talent au trictrac, au whist et à l'écarté, que de tout cela. Sa manière de vivre n'est pas moins originale: possesseur de cent mille livres de rente, il n'a pas de maison, dîne chez les autres les trois quarts de l'année, court tout Paris à pied la plupart du tems, fait dix visites par soirée, joue toute la nuit, et dort la moitié du jour. Plus il est heureux au jeu, moins il veut le paraître; quand vous le rencontrez, il a toujours à vous dire qu'il a perdu la veille quelques centaines de louis si l'on additionnait toutes ses prétendues pertes, il n'en serait pas quitte pour cinq cent mille francs par an. J'avais raison; la fortune le traite bien; il a passé sept fois; l'or s'amoncelle devant lui, tandis qu'il disparaît et fond dans les mains de la maîtresse de la maison; elle doit perdre énormément : cette femme n'a donc ni enfans, ni mari? Au contraire; mais la passion du jeu étouffe tous les sentimens : les enfans sont oubliés, le mari n'est pas écouté; il prie, il se plaint, il s'afflige; mais il est subjugué, il est trop tard pour parler en maître.

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Qu'il courre ce billet, et qu'il les abuse par des paroles trompeuses.

Si l'usage dont il est question dans cette lettre est, par le fond, étranger à nos mœurs, il m'a paru être encore étranger par la forme aux mocurs de nos voisins, chez lesquels il se pratique. J'y trouve, je ne sais quelle fleur de galanterie qui décèle une origine française dont je me suis assuré par des recherches dont je fais grace à mes lecteurs; j'ai pensé qu'ils liraient avec plus de plaisir la lettre que l'on m'écrit à ce sujet,

* Cet article est extrait d'une lettre adressée à l'Hermite par l'auteur de l'ouvrage intitulé: Quinze Jours à Londres.

que la dissertation que j'avais eu d'abord l'envie d'y substituer.

Londres, 13 février 1816.

« J'AVAIS aujourd'hui beaucoup de courses à faire dans différens quartiers de Londres : j'étais sorti de très-bonne heure; j'avais dîné dans un quartier éloigné du mien, et pendant toute la journée j'avais remarqué dans les rues un mouvement extraordinaire parmi les facteurs de la petite poste; je les voyais courir de maison en maison d'un air affairé à peine existait-il une porte à laquelle ils n'allassent frapper leurs deux coups (signal qui avertit de l'arrivée du facteur, comme un seul coup annonce un domestique ou un ouvrier, et des coups plus ou moins multipliés une visite plus ou moins importante ). J'avais observé aussi un assez grand nombre de domestiques et de commissionnaires portant de grandes lettres sous enveloppe, qui me paraissaient pliées et cachetées d'une façon particulière.

» Mon attention ne tarda pas à être appelée plus particulièrement sur cet objet,

» Il était presque nuit quand j'entrai dans la superbe rue d'Oxford pour prendre ensuite celle de Portland, et regagner mon logement. Non loin de moi cheminait un domestique tenant à la main une lettre semblable à celles dont j'avais déjà vu un grand nombre. Au détour d'une rue, un petit garçon la lui arracha, et disparut en courant à toutes jambes, tandis que ses camarades, poussant des cris de joie, entouraient le domestique, qui s'écria, Damd the litlle rogue! m'y Valentine is lost (le diable emporte le petit coquin! ma Valentine est perdue), et il se mit à la poursuite du voleur. L'attrapa-t-il? ne l'attrapa-t-il pas ? C'est de quoi probablement vous vous inquiétez aussi peu que moi-même.

»Je réfléchissais encore à cette aventure (qui me paraissait liée par quelque rapport à la distribution extraordinaire de lettres dont j'avais été le témoin), lorsque j'arrivai à mon logis. Le propriétaire était un homme veuf qui n'a qu'une fille, assez jolie, et de ses dix-sept ans doucement tourmentée; il habitait le rez-de-chaussée de la maison dont j'occupais le premier étage. J'entrai chez lui pour y prendre ma lumière, et je trouvai la petite Fanny occupée à lire une lettre de format in-folio, au haut de laquelle je remarquai une gravure en couleur, représentant un berger offrant à sa bergère un cœur percé d'une flèche.

» Vous avez là, ma belle demoiselle, lui dis-je, en allu-mant ma bougie, un billet d'une belle taille.-Monsieur, c'est une Valentine.-Encore une Valentine!... Et pourriez-vous

m'apprendre ce que c'est qu'une Valentine? - Monsieur, me dit-elle, en rougissant un peu, voilà mon père : il vous répondra beaucoup mieux que moi.

» Je réitérai ma demande au père; il me fit asseoir, et, me présentant un verre de bière : « Vous ne savez donc pas, me dit-il, que c'est aujourd'hui la veille de Saint-Valentin ? Mais qu'à de commun Saint-Valentin avec la lettre que lit mademoiselle votre fille, et probablement avec toutes celles que j'ai vu distribuer aujourd'hui en si grande profusion? Saint-Valentin est le patron des amoureux. La veille de sa fête tous les amans écrivent à leurs maîtresses; toutes les maîtresses à leurs amans. C'est un usage suivi en Angleterre de tems immémorial. Bon dieu! quelle prodigieuse consommation d'amour il doit se faire à Londres, à en juger par la quantité de lettres que l'on y distribue.-Entendons-nous : il n'est pas nécessaire d'être véritablement amoureux pour envoyer une Valentine c'est le nom que l'on donne à ces lettres). C'est une galanterie sans conséquence, qui ne signifie rien, qui n'oblige à rien, et à laquelle on ne pense plus le lendemain. — A la manière dont miss Fanny lisait la sienne, je serais tenté de croire qu'elle y attache plus d'importance. Je le crois bien, c'est une Valentine de son prétendu, du fils de mon plus ancien ami; un mariage arrangé (ajouta-t-il plus bas)..... Allóns, ma fille montrez votre lettre à Monsieur; qu'il voie ce que c'est qu'une Valentine.

Elle me remit l'épître, qui contenait une chanson en cinq couplets ; je l'ai traduite le moins mal qu'il m'a été possible :

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