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38 UNE JOURNEE AUX BORDS DE L'ORENOQUE.

rentré dans ma cabane. Ma chère Amioïa m'attendait dans l'enclos d'arbustes qui entourait notre habitation; elle y avait préparé notre repas du matin, et je l'ai trouvée balançant le berceau de sa fille, qu'elle avait suspendu entre deux citronniers sauvages.

J'ai déjà acquis la preuve qu'on oublie plus facilement ses plaisirs que ses chagrins. C'est donc pour rappeler un jour à ma mémoire les plus doux momens de ma vie, que je cherche à me rendre compte du sentiment délicieux que j'éprouve dans le hamac où je m'endors sans souci de la veille, sans inquiétude du lendemain, entre les objets de mes plus douces affections.

Les cris'du pimalot *, qui ne se font entendre que lorsque la grande chaleur est passée, m'ont averti de l'heure de la pêche. Nous nous sommes tous embarqués sur ma grande pi-rogue, où j'essayais pour la première fois d'adapter des voiles que nous avions fabriquées avec les débris de ma garde-robe européenne. Le courant du fleuve nous emportait assez vîte : nous n'avons fait usage de notre voilure que pour le retour. Nous remontions le fleuve après avoir fait une excellente pêche. Des cris aigus se font entendre dans le bois que nous côtoyons; nous approchons du rivage: je saute à terre, Zaméo des sauvages que me suit, et nous trouvons une femme tribu voisine s'efforçaient d'entraîner dans la forêt. Notre attaque, aussi brusque qu'imprévue, met en fuite les ravisseurs. Cette femme, à qui la frayeur prête des ailes, court vers le fleuve, et se jette dans notre barque, où la bonne Amioïa s'empresse de la recevoir et de la rassurer. Nous la suivons de près, et nous remettons à la voile.

d'une

Cette femme se nomme Ottaly: c'est une jeune mulâtresse née à Cayenne; elle avait été achetée par un planteur espagnol, dont l'habitation est très-enfoncée dans les terres. Quelques Indiens d'une peuplade antropophage l'avaient enlevée, et se préparaient sans doute à lui donner la mort lorsque le Ciel nous a envoyés à son secours.

Notre retour à la voile a été une espèce de triomphe. Vingt pirogues sont venues au-devant de la nôtre, et notre pêche a été si abondante, que nous en avons distribué la plus grande partie.

Atalégo, à qui nous avons présenté Ottaly, est venu prendre part à notre repas du soir, pendant lequel Amioïa et Zaméo ont chanté des airs zangaïs en s'accompagnant d'une espèce de guitare à trois cordes, de mon invention.

Après avoir allumé des feux autour de la cabane, pour

* Oiseau de l'Amérique méridionale.

écarter les nuées de moustiques que l'extrême chaleur avait fait éclore, nous avons fumé le calumet en buvant la liqueur enivrante du cocotier, et nous nous sommes endormis sur des nattes jusqu'au retour de l'aurore, qui doit nous ramener les mêmes travaux et les mêmes plaisirs.

A ce tableau d'Une Journée aux bords de l'Orénoque, j'ai l'intention d'opposer la peinture d'Une Journée aux rives de la Seine.

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Au barreau protégeant la veuve et le pupille,
C'est là qu'à l'honorable on peut joindre l'utile:
Sur la gloire et le gain établir sa maison,
Et ne devoir qu'à soi sa fortune et son nom.
PIRON, Métrom., acte 3, sc. 7.

«MAITRE (me disait il y a quelques jours Zaméo, que j'avais conduit au Palais pour y faire quelques emplettes), comment s'appelle cette grande maison que nous parcourons, et qui est habitée par des hommes si singulièrement vêtus ?-Mon ami, ce vaste édifice se nomme le Palais.-C'est dont là que demeure le grand chef?-Non, c'est là que se rend la justice; et ces hommes en robes rouges et noires sont des magistrats, des gens de loi, dont les uns dispensent la justice que les autres réclament.—Il n'y a donc ici que des honnêtes gens ? -C'est le plus petit nombre, comme partout ailleurs. La chicane habite aux mêmes lieux que la justice; on y exerce le plus noble ministère ou le plus indigne métier; on y admire la plus belle institution des peuples civilisés, et l'on y maudit les abus sans nombre qui la déshonorent. Dans cette salle où l'on défend aujourd'hui la veuve, on spoliait hier l'orphelin; dans cette autre où le crime trouve aujourd'hui sa punition, l'innocence, demain, peut se voir condamnée. L'un vend sa conscience ; l'autre se voue à la misère plutôt que de la trahir : celui-ci s'applaudit, en montant en voiture, d'avoir soustrait un grand coupable à l'échafaud; celui-là gémit, en s'en retournant à pied, de n'avoir pu sauver un innocent. » Zaméo

ouvrait de grands yeux, et sans rien concevoir à ces étranges contrastes, voulait savoir pourquoi cette classe d'hommes était habillée si différemment des autres citoyens. Je lui appris que, dans le 13e et dans le 14e siècle, la grande robe était le signe distinctif de la science, et que les hommes de loi avaient cru devoir conserver, dans l'exercice de leurs fonctions, un costume imposant par sa gravité.

Tout en causant, nous nous arrêtâmes dans une des galeries devant la boutique d'une marchande mercière, pour y faire l'emplette de ces mules du palais dont l'ancienne réputation, comme celle de certains écrivains, pourrait bien être le seul mérite. Auprès du comptoir, dans un grand fauteuil de cuir noir, était enfoncé un petit homme qui paraissait être un ancien habitué du magasin, et pour le moins un vieil ami de la marchande. Sa petite perruque ronde, ses gros sourcils noirs, sur lesquels se détachaient de longs poils gris, ses petits yeux-véron, son large nez barbouillé de tabac, son habit noir, dont la manche gauche était visiblement sillonnée par les traces de la plume qu'on y avait essuyée, une certaine odeur de greffe qui s'exhalait de toute sa personne, trahissaient en lui l'un des plus déterminés suppôts de la chicane; mais comme sa physionomie ainsi que ses discours participaient de la malice d'un procureur, de l'argutie d'un avocat, et de l'indifférence d'un vieux juge, je ne devinais pas encore à quelle branche de l'organisation judiciaire il pouvait appartenir je multipliai mes emplettes pour avoir plus de tems à observer ce singulier personnage, dont la profession me fut tout-à-coup révélée par lui-même: « Et vîte, et vîte, ma robe et ma toque, dit-il à la marchande; je vois un de mes confrères en habit de garde nationale, l'occasion est belle pour prendre un défaut contre lui; je cours à la 5e chambre faire appeler l'affaire : ce sera toujours un jugement de plus sur le mémoire des frais. » J'eus de la peine à cacher un petit mouvement d'indignation; l'honnête procureur (car il n'y avait plus moyen de s'y méprendre) avait passé sa robe à la hâte, et se disposait à sortir quand un hasard, dont j'étais loin de prévoir les suites, lui fit entendre mon nom et mon adresse, que je donnais à la marchande. » Le chevalier de Pageville s'écria-t-il avec un mouvement de surprise et de satisfaction)! Seriez-vous parent du marquis de Pageville qui avait des terres en Bourgogne?-C'était mon père.-Enchanté de revoir le fils d'un homme aussi respectable, je me nomme Dufain, et j'ai hérité de la liquidation des affaires de feu Mme la comtesse de Savignac; vous vous rappelez sans doute un procès à la poursuite duquel mon aïeul et mon père sont morts ?—Dieu veuille avoir leur ame et la vôtre, lui

répondis-je avec un peu d'humeur ; je ne connais point votre comtesse, et je n'ai jamais eu de procès. Il est encore tems, » me dit-il avec un souris sardonique; et il sortit pour aller prendre son défaut.

Je ne pensais plus à M. Dufain, que j'espérais bien avoir vu pour la première et dernière fois de ma vie, lorsque, le lendemain de ma promenade au Palais, je vis entrer dans ma chambre un homme d'une figure sinistre, lequel tira de sa poche un petit papier qu'il glissa honteusement sur ma table, et, sans attendre que je l'interrogeasse : « Je suis huissier, pour vous servir, me dit-il; je viens à la requête de M. Dufain, avoué près la cour royale, et fondé de pouvoir de feu Mme la comtesse de Savignac.-Eh bien! que me veut-il, votre M. Dufain ?-L'exploit ci-joint, dont le coût est de 3 f. 5o c., vous instruira de la demande qu'il forme contre vous, par suite d'un procès en instance depuis 97 ans. » Je ne savais si je devais rire ou me fâcher de cette impertinente visite. L'huissier ne me laissa pas le tems de me décider, et sortit à reculons en me saluant à plusieurs reprises.

J'essayai d'abord de lire l'exploit, pour savoir de quoi il s'agissait; il me fut impossible d'en déchiffrer deux lignes tout ce que je pus découvrir, c'est que j'étais assigné, de par le Roi, qui ne s'en doute certainement pas. Ce grimoire infernal, ce commerce de papier timbré, qu'on paie cent fois sa valeur, est une des plus odieuses inventions de cette foule de vampires immatriculés qu'il fait vivre.

Comment, me disais-je (en réfléchissant avec inquiétude sur les suites d'un procès que je craignais d'autant plus que je ne savais pas même de quoi il était question), c'est chez le peuple d'Europe le plus anciennement policé, qu'un misérable, pour trois livres dix sous qu'il me fait payer, acquiert le droit de m'enlever à mon repos, à mes affaires, et de me faire comparaître devant un tribunal où quelqu'autre faquin, constitué mon adversaire, pourra me diffamer impunément, ou du moins égayer à mes dépens la cour et l'auditoire, s'il croit servir par-là les intérêts d'un client aux gages duquel il a mis son éloquence! Quelle est donc cette sauve-garde des lois qui laisse la tranquillité, l'honneur, la fortune d'un citoyen à la merci de quiconque veut l'attaquer dans les formes juridiques? Mes réflexions augmentaient mes inquiétudes; je courus en faire part à Mme de Lorys, qui s'amusa un moment de ma frayeur, et me conduisit chez son avocat.

M. Dorfeuil est un homme d'une cinquantaine d'années, digne émule des Gerbier et des Baumont, et qui jouit, comme ses célèbres devanciers, de la double réputation d'un grand talent et d'une grande probité. Aussi habile jurisconsulte qu'é

loquent orateur, il ne se fait pas moins remarquer dans une grande cause criminelle que dans une importante question de jurisprudence civile. Il n'est point étranger à la littérature qui prête à son éloquence cette élévation d'idées et de sentimens dont elle tire sa plus grande force. « Les beaux-arts, dit Voltaire, élèvent l'ame, et la culture de l'esprit, en tout genre, ennoblit le cœur. »

Nous traversâmes plusieurs pièces, richement décorées, avant d'arriver au cabinet de M. Dorfeuil, où le luxe de la mode se fait peut être un peu trop remarquer. Plusieurs personnes attendaient dans le salon il ne fit aucun passedroit : chacun entra à son tour, soit qu'il fût arrivé à pied

ou en voiture.

M. Dorfeuil, qui ne se pique pas, comme la plupart de ses confrères, d'être un homme du monde dans son cabinet, prit d'abord connaissance de l'affaire qui m'amenait chez lui : il fronça le sourcil lorsqu'il entendit le nom de ma partie adverse. Vous voilà aux prises, me dit-il, avec le plus grand formaliste (pour éviter de me servir du mot propre) que nous ayions au Palais c'est un homme qui sait mieux que personne se tenir un peu en-deçà de cette limite étroite au delà de laquelle Ja loi peut atteindre un fripon; et comme à beaucoup de talent il joint un grand fonds d'effronterie et une avidité insatiable, on l'envisage comme le fléau des honnêtes gens et la providence des coquins.

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Après avoir parcouru l'assignation que je lui présentai, il la jeta sur son bureau avec colère : « Parbleu, ce Dufain est un grand drôle ! s'écria-t-il, il est évident, même d'après son exposé, que vous ne devez pas un sou à cette marquise de Savignac; et, néanmoins, je vois dans cet exploit tous les élémens d'un procès de nature à ruiner un fermier-général.-Eh quoi, Monsieur, lui répondis-je, vous vous vantez d'avoir des lois! vingt siècles ont à peine suffi pour les mûrir, vous avez passé quarante ans de votre vie à les étudier; et je puis craindre qu'un aigrefin non-seulement les élude, mais s'en serve, à la face des tribunaux, pour me ruiner, quand j'aurai pour moi la bonté de ma cause, l'évidence de mes droits, la probité de mes juges et le talent de mon avocat ! Il y aurait de la faiblesse à le craindre et de la démence à le croire. Je raisonnais ainsi avant d'avoir plaidé ma première cause l'expérience m'a rendu plus craintif. Quoi qu'il en soit, j'ai l'espérance de démontrer clairement l'infamie de l'action qu'intente aujourd'hui Dufain contre vous. La redevance qu'il réclame a d'ail leurs subi les délais de la prescription; et sa demande, fûtelle fondée en fait, ne le serait pas en droit. C'est un moyen dont je ne veux pas me prévaloir; je pense qu'il est

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