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E

QUATRIÈME PROMENADE NOcturne.

De vices, de vertus, quel bizarre assemblage!

J.

Me voici au Marais: quel silence ! quelle solitude! Je viens rarement de jour dans ce quartier où l'herbe croît dans quel- ́ ques rues, et je n'y viens jamais le soir : qu'y ferais-je ? Passé dix heures, on ne trouve plus à qui parler, tout le monde est couché...... Autre tems, autres moeurs. Ce quartier fut jadis le séjour des rois ; il n'y a pas plus d'un siècle et demi qu'il était encore habité par l'élite de la société : vers l'extré¬ mité du faubourg, à l'hôtel de Rambouillet, chez la belle Julie d'Angennes, se réunissaient les beaux esprits du tems; je vois la maison de Ninon, rue des Tourpelles, et l'hôtel de la marquise de Sévigné, rue Culture-Saint-Catherine. Le grand Corneille, dans ses premières comédies, a choisi pour le lieu de la scène la Place Royale, alors le quartier de Paris par excellence, la Chaussée-d'Antin du dix-septième siècle?.

Depuis, le Louvre, le Palais-Royal, le château des Tuileries, ont attiré dans leur voisinage les courtisans et leur suite brillante; le Marais, abandonné, se transformait en désert sans les gens de robe qui vinrent y fonder une espèce de colonie dont la Place-Royale était la métropole. La révolution, qui a tout bouleversé, a détruit ou dispersé les colons, dont quelques-uns cependant, échappés comme par miracle aux orages politiques et à la faux du tems, sont restés fidèles à leurs pénates; et, semblables à ces ruines antiques qui subsistent encore au milieu de nos villes modernes, sont la tradition vivante d'une classe de la société qui n'existe plus que sous une autre forme.

La population actuelle du Marais se compose en grande partie de rentiers, de jansénistes, et de quelques philosophes amis de la retraite et du silence. Tout le monde, ici, dort depuis deux heures au moins: je suis curieux de connaître les pers

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sonnes qui habitent actuellement la maison de la célèbre Ninon de Lenclos.

J'entre dans l'appartement formant le premier étage de cette maison. Dans l'antichambre, un vieux domestique, les cheveux poudrés, en veste de ratine grise, faisait un cent de piquet avec une femme-de-chambre, vêtue d'un déshabillé d'indienne à grand ramage, et coiffée d'un de ces bonnets à papillons dont on ne retrouve plus le modèle que sur la tête de quelques antiques ouvreuses de loges du Théâtre-Français. Personne au salon; dans la chambre à coucher, une femme de cinquante ans, dont la physionomie, belle encore, porte l'expression de la douceur et de la bonté, cause avec un homme d'environ soixante ans, dont l'air ouvert, la noble figure et les cheveux blancs inspirent le respect et la confiance. Leur toilette est recherchée sans affectation, élégante avec simplicité ; l'un et l'autre ont trouvé le sécret difficile de concilier l'usage ancien avec la mode du jour, et d'appartenir à-la-fois, sans ridicule, au tems présent et au tems passé.

Quand j'arrivai, il était tard pour le Marais, et la conversation venait de finir. On s'embrassa tendrement; on se souhaita le bonsoir, et le jeune vieillard monta dans son appartement, situé au second. Je me mets en rapport avec ces deux personnages, en qui je découvre les débris de deux amans qui ont brûlé des mêmes feux, et qui crachent aujourd'hui sur les mémes tisons, comme disait Mie Arnoult.

M. de Melcourt est un ancien militaire qui parle rarement de ses campagnes ; il a sagement pris sa retraite, et fait place à ceux que la jeunesse et la force rendent plus propres à un service actif; mais, plein d'amour pour son pays et de dévouement à son Roi, il est prêt, au premier signal, à sacrifier le reste d'un sang qu'il a versé plus d'une fois dans les combats. Pendant le cours de sa carrière militaire, il a cultivé les lettres et les arts; doué d'un esprit fin, d'un caractère aimable et indulgent, il est estimé des vieillards, respecté par les hommes d'un âge mûr, et recherché par la jeunesse. A trente ans il était l'amant de Mme de Solange : il est aujourd'hui son ami le plus dévoué, le plus tendre. Cette liaison, depuis long-tems à l'abri des orages des passions, ne peut être troublée désormais par aucun nuage, et durera jusqu'à ce que la mort vienne rompre un lien qui a fait le bonheur de leur vie entière.

Personne n'est plus digne que Mme de Solange d'inspirer un pareil attachement. On voit encore qu'elle a été l'une des plus jolies femmes de Paris, où l'on en trouverait difficilement une plus aimable. Sa tête est aussi froide, aussi calme, que son cœur est tendre et sensible: spirituelle sans malice, instruite sans pédanterie, étrangère à toute espèce

de prétentions, réservée sans pruderie, jadis on la citait parmi les jeunes femmes pour la raison, l'esprit et les talens; on la cite aujourd'hui parmi les femmes âgées pour la grâce et l'amabilité.

Avec un tel caractère on n'aime qu'une fois, et pour la vie. Melcourt fut le premier, l'unique choix de Me de Solange. Jamais aucun nuage n'a troublé une union si bien assortie, et qu'ils embellissent maintenant par le charme de l'amitié, une estime mutuelle, et le souvenir du plus tendre amour. De pareils exemples ne sont pas communs, me disais-je à moi-même en traversant la rue Saint Louis.... Les sons discordans de deux voix aigries par une dispute attirèrent mon attention; ils partaient d'une maison à moitié construite en briques, et dont les fenêtres étaient gar nies de vitres de six pouces.

Ici, la scène change. Voyons un peu ce dont il s'agit. Guidé par le bruit des voix, je traverse une salle à manger, où le couvert, qu'on achève d'enlever, atteste que les maîtres du logis sont restés fidèles à l'usage du souper. Je passe dans le salon : un petit vieillard de cinq pieds tout juste, le visage enluminé par la colère, et fort ressemblant au Ragotin du Roman comique, crie, gesticule, et se démène comme un possédé; une vieille, rabougrie par soixante-dix neiges au moins, rassemble le peu de forces qui lui restent pour tenir tête à son adversaire. On va peutêtre croire qu'il s'agit de politique? Point du tout, Madame est moliniste, Monsieur est janséniste; on dispute sur les miracles du diacre Pâris: ce sont des souvenirs de jeunesse. Bon Dieu! quel contraste! Ce doit être un enfer que ce ménage-là. Ceux que j'avais pris pour mari et femme au premier coup-d'œil, n'étaient pourtant que frère et sœur; le premier est un ancien conseiller au parlement, chez lequel fermente un reste de levain de la ligue. Il est encore furieux contre le parlement Maupeou; à ce nom, sa colère s'allume, et quand on se plaint des malheurs et des crimes enfantés par la révolution; il s'écrie : « Voilà ce qu'a produit l'exil du parlement !...» Plein de cette idée, il achève depuis trente ans un mémoire contre ce pauvre chancelier, que sa haine poursuit jusque dans la tombe. Janséniste outré, il déteste la bulle unigenitus à l'égal du chancelier et prétend que le salut de la France est attaché au triomphe du jansénisme.

Sur ce dernier article, sa sœur n'entend pas raison; méchante, hargneuse et bigote, elle a pour confesseur un vieux disciple de Molina qui n'a jamais pu parvenir à changer le caractère acariâtre de sa pénitente. Tous deux célibataires,

le frère et la sœur vivent ou plutôt se disputent ensemble depuis soixante ans, et je prédis qu'ils mourront d'un accès, en disputant sur le congruïsme et la grâce efficace.

En les quittant, je vis un homme qui descendait de cabriolet, et rentrait chez lui à une heure du matin (chose miraculeuse au Marais) je le suivis et pénétrai avec lui jusqu'au boudoir de la maîtresse du logis, qui, dans le déshabillé du mauvais goût le plus élégant, semblait l'attendre avec impatience. «< Bonne nouvelle, mon ami; la place est accordée!-Bonne nouvelle, ma chère amie; la banque gagne aujourd'hui plus de cent cinquante mille francs! Je toucherai cent louis quand le travail sera signé. Nous aurons ce mois-ci un bénifice considérable, grâce à quelques joueurs qui croient avoir trouvé une martingale sûre et qui sauteront comme les autres. Quant à moi, j'ai plus d'une affaire en train; voilà celle de Dorlis terminée; j'ai passé ce matin au ministère des finances pour la créance de Saint-Charles: au ministère de la marine, pour la commission de Courval; à la chancellerie, pour empêcher, s'il est possible, la révocation du procureur-général de la cour royale de..... tout va bien. - Ma chère Eugénie, vous êtes une femme universelle : convenez maintenant que j'ai bien fait de vous loger au Marais : personne ici ne se doute que, pendant six heures de la journée, je taille au trente-un. On ne joue, dans ce quartier, qu'au boston, au reversi; et je ne suis pas exposé à rencontrer à tout moment, comme dans les environs du Palais-Royal, des joueurs de mauvaise humeur qui imputent à ma figure les caprices de la fortune. J'en tombe d'accord; quoique cet arrangement m'ait fort éloignée du centre de mes affaires, nous y avons trouvé d'autres avantages, et j'ai pris mon parti.

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-A propos, mon ami, demain je mène Léonie chez Mme Dorbelle; il y a concert et bal; le comte Menzikoff, l'ambas sadeur de...., le lord Lowers, y seront; j'en ai la certitude, et je ne veux pas manquer une si belle occasion. Léonie n'a pas encore quinze ans, mais elle est très-formée pour son âge; elle peut soutenir la conversation en anglais et en italien elle joue de la harpe en perfection, elle chante à ravir, et danse comme les fées : je suis curieuse de voir l'impression qu'elle produira sur cette illustre et brillante assemblée; car enfin il faudra bien qu'elle nous dédommage un jour des frais énormes que nous a coûté son éducation. Dernièrement, le prince de **** en a paru charmé; je sais qu'il en parle avec un enthousiasme qui donne de vives alarmes à sa femme, naturellement jalouse: mais bientôt elle doit faire un voyage à Bagnères, et le prince pourra venir alors dans le Marais, sans avoir à redouter une scène conjugale...» J'allais connaître à fond les

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projets de cette excellente mère lorsqu'un bruit soudain se fit ententendre. Une femme-de-chambre, le teint pâle et l'œil égaré, vient annoncer à madame, d'une voix à peine intelligible, que Me Léonie n'était pas dans sa chambre, et qu'on ne la trouvait pas dans la maison. Grande rumeur! on va, on vient, on cherche, on appelle; le tout en vain. Ils ne trouveront rien : les oiseaux sont dénichés. Mile Léonie, fidèle aux sages instructions de sa mère, et docile à ses bons conseils, au lieu de se coucher, est partie avec son maître de danse. jeune homme d'une charmante figure, et d'un talent divin. Il s'est emparé de la jeune personne autant par spéculation que par amour, et il la conduit à Londres, où il espère tirer également parti des attraits et des talens de son écolière. Il a pris pour elle et pour lui un engagement au grand théâtre; et sans doute, quelque lord réalisera, au profit du danseur, les projets que formait la prévoyante mère de Léonie. Je suis ravi de son désappointement, et je vais me coucher satisfait.

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MONSIEUR L'HERMITE, après vingt-cinq campagnes dans un régiment de hussards, je me suis retiré dans le petit manoir de mes pères, où j'ai pour société mon vieux maréchal-des-logis Valdner, ma pipe, le Mercure de France, et le souvenir d'une centaine de combats où j'ai assisté.

Je m'entretiens souvent, avec mon ancien compagnon d'armes, de la gloire française, des faits mémorables qui honorent ma patrie, et nous terminons toujours par faire des vœux pour sa prospérité et pour la conservation d'un Roi juste et bienfai

sant.

Sans être jaloux de la gloire des autres nations, même de celle de nos rivaux insulaires, j'aime à prouver à ceux-ci, quand l'occasion s'en présente, que nous sommes en tout leurs aînés, et tout au moins leurs égaux. Je choisis pour cela le moment où ils sont moins que jamais disposés à en reconnaître.

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