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Il était minuit : je suivais en dormant le boulevart Caumartin, lorsque j'avisai une fort belle maison, brillamment éclairée. Une fenêtre ouverte laissait voir l'intérieur d'un salon où je remarquais beaucoup de mouvement: on y jouait, on y faisait de la musique, et on y dansait tout à-la-fois.

Le maître de ce logis est sans doute un de ces heureux du jour pour qui le plaisir est la grande affaire de la vie, et qui ne sont occupés que des moyens de dépenser une fortune immense dont ils n'ont eu que la peine d'hériter : c'est ce dont je m'assurerai dans un instant. Dans une assemblée où je ne comptais pas moins de vingt hommes dans la fleur de l'âge, j'étais un peu surpris de voir une douzaine de jeunes personnes charmantes, réduites, faute de danseurs, à former entre elles une maussade contre-danse qui n'avait que des vieillards pour spectateurs. Que faisaient donc les jeunes gens? Ils jouaient; ils se pressaient autour d'une table d'écarté jeu d'antichambre que la mode, depuis quatre ou cinq ans, a introduit dans le grand monde).

Je m'étais approché d'une table de reversi, dont chacun des joueurs me donnait une idée différente et pourtant complète de la figure sous laquelle on pourrait peindre la passion du jeu.

Cette partie se composait d'un seul homme et de trois femmes. L'une d'elles, la plus grande, était placée de manière à communiquer avec trois tables : elle jouait au reversi à l'une, elle pariait à l'écarté à l'autre, et conseillait au whits à la troisième; elle avait pour vis-à-vis une petite dame qui ne connaît, à ce qu'elle assure, que l'amour maternel que l'on puisse raisonnablement comparer à l'amour du jeu. La vue d'un qui·

nola fait sur elle l'effet qu'Hippolyte produisait sur Phèdre; à son aspect elle se sent à-la-fois et transir et brûler : il est douteux que la personne qu'elle a le plus aimée au monde ait jamais obtenu d'elle un regard aussi tendre, que celui qu'elle jette sur cet adorable valet de cœur, s'il se présente convenablement accompagné. La troisième, que je reconnus pour la maîtresse de la maison, pouvait se comparer à César (dictant à quatre en style différent): elle avait à-la-fois le cœur au jeu, l'oeil à la danse, l'oreille à la musique, et l'esprit à la conver

sation.

Ces personnes se disaient amies intimes; à l'amertume de leurs reparties, au plaisir que la peine de l'une causait aux autres, aux témoignages de malveillance qu'elles se donnaient réciproquement, j'aurais pu les croire ennemies mortelles. Dans cette partie, la fortune s'était déclarée pour le trio féminin, qui ne se piquait pas de générosité pour le vaincu : celuici, dont le sang-froid apparent était le dernier effort de la politesse, se contentait de répéter avec une humeur d'autant plus risible qu'elle était plus concentrée : « Je n'aurai cer-tainement plus l'honneur de faire la partie de ces dames, »

J'avais fait vingt fois le tour du salon sans pouvoir deviner quel était le maître de la maison, lorsque je m'avisai de monter un petit escalier qui me conduisit dans un corps de logis séparé, dont chaque pièce, tapissée de registres, m'apprit que j'étais chez un négociant; à l'extrémité du couloir qui sépare les bureaux, que je traversai, je trouvai dans un modeste cabinet, faiblement éclairé par une lampe couverte, le chef de cette grande maison, en robe de chambre, achevant son courrier du lendemain. Je m'aperçus alors que je n'étais pas chez un de ces heureux du jour pour qui le plaisir est l'unique affaire cet habile commerçant, dont l'active industrie devient une source de richesse pour l'Etat, est l'artisan d'une fortune acquise par le travail, augmentée par l'économie, garantie par la probité: il fait jouir tout ce qui l'entoure d'une opulence dont il connaît tout le prix, et dont il réserve aux autres les avantages.

Je sortis de cette maison par le jardin, et, de terrasse en terrasse, j'arrivai en face d'un hôtel, où s'arrêtait une voiture élégante un laquais en livrée descend, frappe doucement à la porte, et vient ouvrir la portière de la voiture: j'en vois sortir, appuyé sur le bras de son laquais, un petit-maître suranné, en faveur duquel Acerbi, Leger, Caron, avaient employé leurs talens et réuni leurs efforts

Pour réparer du tems l'irréparable outrage.

Une fois en équilibre sur le pavé, l'Adonis majeur dit quel

ques mots à l'oreille de son domestique, passa le plus vîte qu'il put devant la loge du portier, et trouva au bas de l'escalier son valet-de-chambre qui l'aida à monter dans son appartement; je le suivis de près, et j'entrai incognito sur ses talons.

Il se jeta dans une bergère, et, sans parler, fit signe à son valet-de-chambre de lui donner à boire : celui-ci avait eu soin de préparer le verre d'eau sucrée à la fleur d'orange, qu'il s'empressa de présenter à son maître.

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Pendant M. de Florville buvait tout doucement en reprenant haleine, mons Germain, véritable valet de comédie, lui disait en procédant à la toilette de nuit : « Monsieur a passé une bonne journée, je le parie? Je lui trouve la physionomie rayonnante, le regard vif, un certain air de triomphe. Vraiment, tu trouves, Germain ? cependant, mon rhumatisme me fait horriblement souffrir. Monsieur ne se ménage pas assez ; il abuse des dons que la nature lui a prodigués. Tu as peut-être raison, Germain; mais que diable veux tu? un souper exquis, des vins parfaits, des femmes charmantes! . . . . La comtesse de V***, belle à miracle! un jeu d'enfer!... comment résister à tout cela?... Ce pauvre Dorlange crève de jalousie !... Donne-moi mes pastilles ; tu feras bassiner mon lit. Si j'allais avoir ma fluxion!.... Germain, du coton pour mettre dans mes oreilles?... Je sens ma douleur!...-Monsieur a peut-être oublié qu'il avait ce soir un rendez-vous chez Eugénie, la petite danseuse ? - Ecoute donc, Germain, on n'est pas de fer; et puis... je n'étais pas en fonds... Trois cents louis que j'ai perdus me gênent un peu; mais, comme j'avais confié ma bonne fortune à dix ou douze amis intimes, j'ai pris mes précautions contre la médisance. Eugénie demeure à quelques portes de la maison où je viens de souper avec Dorlange, Belmont, et Forlis : en rentrant, j'ai donné ordre à mon cocher d'aller se placer à la porte d'Eugénie; Lafleur a ses instructions; et quand ces messieurs l'interrogeraient, les choses n'en iraient que mieux. -Supérieurement imaginé, monsieur!... » Pendant ce dialogue, Germain avait achevé de déshabiller son maître; une calotte de flanelle, entourée d'un madras, remplaçait la perruque à la Titus; revêtu d'une robe de chambre et d'un large pantalon de molleton, monsieur avait ôté le vêtement nécessaire dans lequel était restée une partie de son embonpoint. Dans cet état, notre homme à bonnes fortunes me parut un jeune homme de soixante ans au moins, à en juger par ses yeux éteints, son tient livide, et la subite alliance de son nez avec sa lèvre inférieure, causée par je ne sais quel déplacement.

Tout étant terminé, le merveilleux Florville ressemblait parfaitement à Don Quichotte en déshabillé; il passa de son

cabinet de toilette dans sa chambre à coucher, et se mit dans son lit bien chaud, en recommandant à Germain de répondre à tout venant, le lendemain matin, de manière à faire croire qu'il n'était pas rentré de la nuit, et lui ordonna sur-tout de ne laisser pénétrer personne avant que sa toilette fût complètement achevée. Florville a beau faire, me disais-je, on n'est plus dupe de son manége; il n'y a plus que lui qui ne sache pas son âge.....

En sortant de chez ce ci-devant jeune homme, je vis descendre une échelle de corde d'une fenêtre qu'on avait ouverte avec une précipitation mystérieuse. Me voilà dans la chambre à coucher d'un beau jeune homme de vingt ans, aux trois quarts déshabillé, qui se hâte de fixer l'échelle à son balcon, et referme doucement la fenêtre, parce qu'il entend quelqu'un approcher; sa porte s'ouvre, et je vois paraître un vieux domestique, porteur de la physionomie la plus honnête. Notre jeune homme s'assied, pose sa tête dans ses deux mains, en se plaignant de la violence de sa migraine. << Monsieur, voici du thé que madame votre mère vous envoie, dit le bon vieillard en mettant un plateau sur la table; dans un instant elle viendra savoir comment vous vous trouvez.-Qu'elle n'en fasse rien, mon cher Bertrand, je tombe de sommeil, je vais prendre une tasse de thé et me mettre au lit. » (En disant cela il se couche ) « Bertrand, va dire à ma bonne mère de ne pas s'inquiéter, et sur-tout de ne pas troubler mon repos. » A ce mot de repos, Bertrand sourit d'un air malin, présente une seconde tasse de thé au jeune homme, et se dispose à sortir. « Bonsoir, mon ami, laissemoi dormir maintenant.-Si je veillais auprès de vous ?—A quoi bon? interrompt le jeune homme avec impatience.Qui sait, monsieur....-Me laisserez-vous dormir enfin ?Bonne nuit, monsieur... » En disant ces mots, le malin vieillard sort en fermant la porte à double tour.

« Ferme, ferme la porte, dit le jeune homme en se précipitant de son lit et en poussant le verrou, moi je sortirai par la fenêtre. La nuit est sombre.... superbe, en vérité : on n'y voit rien à dix pas. Heureusement, je n'ai eu besoin de confier mon secret à personne. Oh! ma belle maîtresse, rien ne peut compromettre ton repos ni troubler mon bonheur ! »

Dire ces mots, faire une toilette de circonstance, mettre une épée sous son bras, s'envelopper d'un manteau, descendre, ou plutôt franchir en trois sauts l'échelle de corde, tout cela fut l'affaire d'un moment. Je fus aussi leste que lui. Je remarquai dans ce moment un joli épagneul, qui, sans japper, vint caresser le jeune homme, et repartit en courant comme un messager de bonne nouvelle. Le silence de ce chien si

bien instruit, son manége, sa course subite, tout me fit présumer que ce n'était pas la première fois que l'échelle jouait son rôle. Marchant avec précaution et retenant son haleine, le jeune homme se coula doucement le long d'une charmille élevée qui aboutissait à un superbe rez-de-chaussée, dont toutes les persiennes paraissaient fermées. Au travers de l'une d'elles, on apercevait cependant une faible lumière; le jeune homme s'approcha, et la persienne, cédant sans résistance et sans bruit, me laissa voir...

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Quel contraste! me disais je en reprenant le chemin de mon logement, dont je n'étais sorti qu'en idée. Florville se donne autant de mal pour faire croire à ses bonnes fortunes, que ce jeune homme pour cacher la sienne. Ce dernier a trop d'amour pour songer aux jouissances de l'amour-propre.

No LXVIII.-1er janvier 1817.

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LES HOMMES ET LES MAISONS.

L'immortalité est une espèce de vie que nous ac quérons dans la mémoire des hommes.

DIDEROT.

Un redoutable instant nous détruit sans réserve;
On ne voit au-delà qu'un obscur avenir ;
A peine de nos noms un léger souvenir
Parmi les hommes se conserve.

Mad. DESHOULIÈRES.

Campos ubi Troja fuit (les champs où fut Troie). Il y a

dans ces mots si simples un charme mélancolique qu'on ne peut définir, mais que l'on sent naître pour ainsi dire avec les pensées de gloire et de destruction qu'ils réveillent. Le tems travaille sans relâche à détruire la mémoire des êtres la que sagesse humaine doit tendre à conserver. L'homme est certainement une faible créature; mais cette créature est susceptible de perfectionnement, et de tous les moyens que l'on peut employer pour la rendre meilleure, le plus sûr est de lui mettre incessamment sous les yeux les exemples qu'elle doit suivre, et même ceux qu'elle doit éviter. Rappeler de

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