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No LXVI.-16 décembre 1816.

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PARIS DANS UN SALON.

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Veras hinc discere voces.
HOR., Art poet.

Faites parler à chacun son langage.

MADAME, je suis très-vieux; j'ai beaucoup voyagé; cependant, j'ai rencontré dans mes courses peu de choses et encore moins de gens extraordinaires. Vous êtes sur la liste des curiosités qui me restent à voir: je vous demande donc la permission de me présenter chez vous. J'aurais pu m'y prendre, pour l'obtenir, d'une façon un peu plus conforme à l'usage; mais je crains les lenteurs, et j'ai de bonnes raisons pour ne pas remettre mes plaisirs au lendemain.

» J'ai l'honneur de vous saluer. »

Lundi, 9 décembre.

L'HERMITE DE LA GUIANE.

« Monsieur, je ne suis pas moins curieuse que vous, et vous étiez aussi sur ma liste. Un homme qui a vécu si longtems parmi les sauvages a peut-être trouvé le secret de réunir en société cinq ou six gens de bien qui se conviennent : c'est une question sur laquelle je serais bien aise d'avoir votre avis. Je suis chez moi tous les soirs jusqu'à onze heures : j'aurai beaucoup de plaisir à vous y recevoir. »

ADOLPHINE DE VOLSANGE.

Mardi matin, 10 décembre.

Il y avait long-tems que j'avais le désir de connaître Mme de Volsange. Un de ses parens m'avait promis de me présenter chez elle; mais il différait toujours. J'ai craint que cette dame, qui ne tient pas en place, ne quittât Paris un beau jour en me laissant le regret d'avoir perdu une occasion difficile à retrouver pour qui n'a pas le tems de l'attendre. Je pris en conséquence le parti d'écrire le billet que l'on vient de lire. La réponse que je reçus le lendemain me permit de faire ma visite le jour suivant.

J'allais voir une femme que je regarde comme la merveille

de son sexe, et je m'étais fait une si haute idée de son esprit que je devais être naturellement en défiance du mien. Je me souvins fort à propos de mon rôle d'observateur, et je me promis de me retrancher, au besoin, dans cette gravité silencieuse dont on se sert assez souvent, comme plus d'une femme se sert de certain corset menteur pour voiler, en les supposant, des charmes qui n'existent pas.

J'arrivai au moment où l'on sortait de table; Mme de Volsange causait bas avec quelqu'un, dans l'embrasure d'une croisée, et avant qu'elle se fût aperçue de ma présence, j'eus tout le tems de me rendre compte de la première impression que me faisait la sienne. Je la trouvai, de sa personne, tout autre qu'elle ne m'avait été représentée, et je me confirmai dans l'opinion que l'envie prend ses dédommagemens où elle peut, et qu'elle abuse étrangement des concessions qu'on est quelquefois obligé de lui faire. Comme la peinture commence par fixer les traits qu'elle imite, il est probable que le portrait de Mme de Volsange ne serait pas celui d'une jolie femme; mais il y a des figures qu'on ne peut, sans les rendre mécon naissables, séparer du mouvement qui les recompose, et des gens, comme dit Addisson, qu'il faut entendre pour les voir. Mme de Volsange est de ce nombre.

Elle me fit un accueil plein d'obligeance, et parut oublier pour un moment l'espèce d'antipathie qu'elle a pour la vieillesse. Le cercle n'était encore composé que de cinq ou six personnes, toutes intimes, à l'exception de moi. Après quelques complimens d'usage, auxquels je répondis avec une gaucherie que mon âge et mon caractère pouvaient heureusement faire prendre pour de la franchise, Mme de Volsange me parla de mes voyages, et m'engagea sans que je m'en aperçusse dans le récit de mes aventures. Je n'ai jamais vu écouter avec tant d'esprit. J'échappai néanmoins au piége qu'elle tendait, avec beaucoup d'art, à mon amour-propre ; et par quelques propositions mal sonnantes à son oreille, sur les limites de l'esprit humain, je l'amenai à s'emparer de la conversation, dont elle me faisait trop généreusement les honneurs. « Je vous entends, me dit-elle, vous placez notre ame dans notre corps, comme un écureuil dans sa cage, où il croit faire d'autant plus de chemin qu'il va plus vîte, et ne s'aperçoit pas qu'il se fatigue sans changer de place. C'est ce que je pensais, Madame, sans pouvoir l'exprimer aussi bien. Il me semble qu'en tout genre, les idées utiles ont été les premières connues, et je suis bien tenté de croire qu'il n'existe, au-delà, que singularité, écart d'imagination, erreur, et tout au plus raffinement frivole. D'où il suivrait, reprit Mme de Volsange avec vivacité, que les premières sociétés seraient les plus parfaites, que les

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premiers essais en tout genre atteindraient la perfection à laquelle il est permis aux hommes de prétendre, et que les habitans de Paris ou de Londres n'ont, sur la plus misérable peuplade de la Nouvelle-Hollande, que l'avantage de quelques raffinemens frivoles. Ce raisonnement, je vous en fais juge, M. l'Hermite, ne vous paraît-il pas à vous-même un peu sauvage ? >>

Je ne cédai le terrain que pied à pied, pour me ménager un plaisir dont je jouissais pour la première fois, celui d'entendre une femme discuter avec une force de logique entraînante, avec une éloquence pleine de charme et de conviction, les questions de la plus haute philosophie, qu'elle traitait véritablement, en paraissant les effleurer.

On parla successivement de littérature, d'arts, et de spectacle; sur tous ces points, Mme de Volsange professe une doctrine insolite, où son esprit la sert mieux que sa raison. En partant du principe général d'une perfectibilité sans bornes, on arrive nécessairement, de conséquence en sonséquence, à regarder les règles comme ces fossés dont on entoure une prairie, pour y enfermer les troupeaux. Les bœufs, les moutons y restent; mais l'obstacle n'arrête pas le coursier qui le fran chit. La discussion qui s'éleva sur ce sujet a long-tems occupé les esprits des deux côtés du Rhin; depuis trois ans, de plus graves intérêts ont occupé l'Europe, et la querelle littéraire des réguliers avec les romantiques a été abandonnée pour des débats plus sérieux : il serait à souhaiter que le moment fût arrivé de la faire revivre !

Quoi qu'il en soit, cet entretien, qui me donna de Mme de Volsange une idée supérieure encore à celle que j'en avais conçue, fut interrompu par l'arrivée successive de personnes de tout rang, de tout état, de toute opinion, que cette dame a trouvé le moyen, sinon de réunir, du moins de rassembler chez elle, par un charme directement opposé à celui qu'on éprouvait en entrant dans le château d'un certain baron de la connaissance de Voltaire: les fous deviennent presque raisonnables en entrant dans le salon de Mme de Volsange.

La première personne que l'on annonça, ou plutôt qui s'annonça elle-même par le contraste de son titre et de sa figure, était ce M. de Villejuif, qui n'a d'autre raison de se croire appelé à tout, que d'avoir l'impudence de tout entreprendre : on n'a cependant pas encore déterminé bien au juste s'il entre plus d'orgueil que d'ignorance dans son ambition. Mme de Volsange l'appelle le Sosie des négociations, parce qu'il y marche dans l'ombre, sa lanterne sourde à la main, et qu'il finit toujours par se ranger du côté de l'Amphytrion où l'on dine.

Un moment après lui se présenta ( en jetant sa fourrure sur les bras d'un grand homme qui venait derrière elle, et qui n'était pas son laquais) une petite dame, d'une laideur à prétention: je l'entendis nommer Mme Nosaguet, et je m'aperçus qu'on se mit à chuchoter en la voyant paraître.

que

«Eh bien ! ma chère (dit-elle pour premier mot à la maîtresse de la maison, à qui ce ton familier ne parut faire aucun plaisir ), où en sommes-nous de la politique? — C'est à vous qu'il faut faire cette question, répondit Mme de Volsange; car vous en changez quelquefois. Je dois croire cependant que vous êtes enfin fixée, et que je vous retrouve aujourd'hui telle je vous ai vue, il y a quinze jours, bonne et franche royaliste. Eh bien point du tout ; je suis ultrà, ma chère, puisqu'il faut vous le dire. C'est étonnant; je croyais M. Dorneuil si raisonnable !... Bah! voilà plus d'un mois qu'il ne vient plus bâiller chez moi ! » La petite dame feignit de se méprendre sur la cause du rire général qu'avait excité la réflexion de Mme de Volsange, et que sa réponse avait fait redoubler.

Partout ailleurs on eût été surpris de voir arriver ensemble deux hommes de goûts, de mœurs, d'opinions, de langage aussi différens que MM. d'Amblère et Sannin. Le premier, taillé en pleine roche féodale, ne parlant qu'avec respect de lui-même, et convaincu, par tradition, que l'épée de chevet qu'il porte à son côté, les jours de gala, est de la même trempe que celle de Charlemagne ; l'autre, ennemi des préjugés gothiques qu'il poursuit quelquefois jusque dans l'asile où ils se retranchent avec le plus de confiance; toujours au moment d'abuser des avantages que lui donnent ses adversailesquels peuvent à leur tour se faire contre lui une arme de l'exagération où il se laisse trop facilement emporter.

res,

En voyant apparaître comme deux fantômes M. de Monteauroche et sa longue épouse, je me demandai à quel pays, à quelle époque appartenaient ces deux figures, dont les analogues ne pourraient se retrouver qu'au Musée de la rue des Petits-Augustins. Il y avait dans la réception qu'on leur fit quelque chose qui tenait du sentiment qu'on éprouve à l'aspect de ces gravois amoncelés dans un jardin de mauvais goût, pour y figurer de nobles ruines.

Pour en faire mieux ressortir l'étrange ridicule, arriva, presqu'en même tems, la brillante comtesse de Flavière parée de toutes les grâces, de tous les charmes de l'esprit et de la figure; en un mot, modèle achevé des Françaises, telles qu'on aime à se les représenter les jours où le hasard ne vous a pas offert trop d'exceptions.

Parmi les hommes introduits dans cette maison, sous le nom d'hommes de lettres, deux ou trois devraient se con

tenter du titre d'hommes de plume; du moins, tout en blamant l'usage qu'ils en font, ne pourrait-on pas nier le parti qu'ils en tirent.

Si, depuis long-tems, je n'étais bien convaincu que toutes les opinions sincères sont respectables, j'aurais été forcé de reconnaître cette vérité, après avoir entendu la profession de foi politique de deux hommes, également estimables par le rang qu'ils occupent dans le monde, par la noblesse de leur caractère et l'intégrité de leur vie. L'un (M. de Florency), profondément affligé des malheurs publics et particuliers qu'ont produits nos discordes civiles (dont il s'obstine à voir la source dans les principes d'une sage philosophie, qu'il a professés lui-même autrefois), se déclare maintenant l'apôtre du pouvoir absolu et de l'intolérance religieuse; en vain lui montrez-vous, à d'autres époques, des crimes, des désastres plus terribles que ceux qu'il déplore, engendrés par ces mêmes pouvoirs qu'il invoque: tel est l'empire de certaiues erreurs sur ce vertueux fauteur du despotisme, qu'elles éteignent sa raison et le rendent incapable de reconnaître et d'entendre la vérité.

Son antagoniste, au contraire, a passé stoïquement à travers les débris sanglans dont la révolution a semé sa route. Victime de toutes les factions, descendu, par miracle, de deux échafauds où il devait laisser sa tête, à peine peut-on lui arracher l'aveu que la liberté a ses abus, que la démocra tie a ses bornes. M. Desparville ne sort jamais de la république idéale qu'il s'est créée, où tout est beau, tout est bon, tout est juste: il est fâcheux qu'il n'en donne que lui pour preuve. Chaque fois que Mme de Volsange le voit, elle lui demande des nouvelles de son utopie.

Après avoir introduit sur cette scène brillante quelquesuns des principaux personnages, je m'aperçois que l'espace me manque pour faire agir et parler ces différens interlocuteurs je regrette sur-tout de ne pouvoir, en rappelant les divers sujets de conversation que l'on effleura dans cette soirée, donner une idée des vérités, des erreurs, des préjugés, des travers et des préventions aujourd'hui les plus à la mode. J'aurais voulu sur-tout montrer au milieu d'un cercle d'hommes distingués pour la plupart, une femme non moins supérieure par l'étendue de ses lumières, par la variété de ses connaissances, que par l'originalité piquante et la grâce irrésistible de son esprit.

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