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reprendre sur la tête d'une dame, à la table voisine de celle où nous étions, un peigne de diamans dont elle se parait depuis deux ans à crédit. Peut-être les exclamations échappées à cette dame, au milieu du tumulte qu'occasionna cette action un peu brutale, m'auraient-elles suggéré quelques observations piquantes dont j'aurais pu tirer la morale de mon Dis

cours.

No LXV.-9 décembre 1816.

LA CONCIERGERIE.

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Tunc demum horrisono stridentes cardine sacræ
Panduntur porta.

VIRGILE, Enéide, liv. 5.

Les portes redoutables s'ouvrirent en roulant sur leurs gonds avec un bruit affreux.

ON N explique les rêves comme on explique tout ce qui passe l'intelligence humaine, par des hypothèses que l'expérience s'amuse à démentir. On dit que les rêves sont le produit d'une impression dominante, et que les choses qui nous ont le plus frappés dans le jour apparaissent à notre ame quand elle est en repos. Je nie le fait, du moins pour ce qui me regarde mes songes habituels n'ont presque jamais d'analogie avec mes préoccupations de la veille; je n'y vois le plus souvent qu'un jeu de l'imagination, une affection de l'esprit, nés d'un sentiment interne de soi-même, tout-à-fait indépendant des causes extérieures. Cette théorie (que je ne pousse cependant pas au point de croire qu'il y ait quelque chose de divin dans les songes) me conduit néanmoins à y chercher, au lieu de l'image confuse et réfléchie du passé, une sorte d'inspiration pour l'avenir.

Souvent ce que j'ai rêvé me décide sur ce que je dois faire : et profitant de la disposition d'esprit où je me trouve en m'éveillant, l'occupation de ma journée n'est quelquefois que la conséquence d'un songe. Peut-être dira-t-on qu'on s'en aperçoit la raillerie s'empare plus facilement du mot que de la pensée.

Quoi qu'il en soit, dimanche, après une soirée très-agréa

ble, passée au milieu de femmes charmantes et d'hommes d'esprit, où l'on n'avait ni médit, ni politiqué, je m'étais couché fort tard; et, sans aucune transition naturelle, mon esprit se trouva tout-à-coup assailli, en songe, des idées les plus graves et des images les plus tristes. Je ne sais en quel lieu ni à quel titre je me mis à pérorer devant un nombreux auditoire sur la jurisprudence criminelle. J'insistais particulièrement sur le supplice préalable de la prison qu'entraîne le soupçon du crime, et qui ne tombe par conséquent que sur l'innocence puisque tout prévenu doit être réputé innocent jusqu'à ce qu'i a'il ait été jugé coupable. Comme on raisonne fort aisément en rêve, je prouvais, d'une manière irréfragable, que la preuve négative ou positive de presque tous les délits pouvait s'obtenir en trois jours, et qu'au moyen d'assises et de jury permanens il n'y aurait peut-être de nécessaire, dans les plus grandes villes, qu'une simple prison de dépôt.

En me rappelant les idées que m'avait suggérées le sommeil je les trouvai susceptibles d'un examen sérieux, dont les développemens, par cela même qu'ils pourront me fournir la matière d'un volume, ne sauraient trouver ici leur place.

Ce projet de travail me fit naître le désir de visiter les prisons, en commençant par la seule que je consentisse à conserver avec la même destination qu'elle a aujourd'hui, c'est-àdire comme maison de dépôt. Un autre motif d'un intérêt moins idéal me conduisit lundi matin à cette prison de la Conciergerie, dont le nom seul réveille de si profonds, de si terribles souvenirs. Je ne répéterai pas sur l'origine de ce monument élevé sur les débris de l'ancien palais des rois, les observations déjà faites par l'Hermite de la Chaussée-d'Antin *; et, sans n'arrêter dans le parvis du temple de la justice, je me présente à l'entrée formidable du gouffre où gémissent, en l'attendant, ses victimes.

Les terribles portes se sont ouvertes; j'ai courbé mon corps pour passer sous leur voûte, et me voilà, entre ces deux guichets où commence pour les condamnés l'empire de la mort. J'exhibe la permission dont je suis porteur, et l'un des gardiens de ce Tartare, armé d'un trousseau de clés énormes s'offre pour me servir de guide à travers l'épouvantable labyrinthe.

Une grille de fer, en s'ébranlant avec effort, nous livre à regret le passage: nous parcourons un long corridor que des Jampes éclairent aux deux extrémités, et qui nous conduit au parloir où les personnes de l'extérieur sont admises à communiquer verbalement avec ceux des prisonniers qui ne sont

* Voyez l'Hermite de la Chaussée-d'Antin, N° XCVII.

"point au secret. Que la justice des hommes est étrangère à la pitié ! qu'elle est ingenieuse dans les moyens d'assurer sa vengeance! En accordant à un père, à un fils, à une épouse, la faveur de voir, d'entendre, pour la dernière fois souvent, le malheureux sur la tête duquel le glaive des lois est suspendu, on a multiplié les précautions d'une surveillance rigoureuse que la société réclame moins impérieusement peut-être que la nature ne les désavoue. L'espace grillé qui sépare les prisonniers des amis dont ils reçoivent la visite est tel qu'ils ont de la peine à distinguer leurs traits, qu'ils ne peuvent entendre leurs soupirs, et que l'expression la plus tendre et la plus secrète de leur sentiment doit en quelque sorte emprunter la voix publique pour arriver jusqu'à eux.

La chapelle où tous les prisonniers se rassemblent le dimanche pour assister au service divin est reconstruite à neuf : les femmes occupent une tribune grillée dans la partie supérieure de la chapelle; les bancs des hommes sont distribués des deux côtés de la nef. Je ne pense pas que des armoiries, même celles de France, soient l'ornement le plus convenable qu'on ait pu choisir pour décorer l'autel.

Derrière cet autel, qu'assiégent les vœux tardifs du repentir et qu'ont trop souvent arrosé les larmes de l'innocence, une espèce de portique, en voûte surbaissée, forme l'entrée d'un cachot consacré par le plus grand et le plus déplorable souvenir. C'est là que l'auguste Marie-Antoinette, précipitée du premier trône du monde, et victime des fureurs révolu-tionnaires, dont quelques lâches voudraient en vain rendre responsables la nation qui les a pleurées en larmes de sang; c'est là, dis-je, que Marie-Antoinette vécut soixante-deux jours, en attendant l'arrêt exécrable d'un tribunal de bourreaux, aux yeux de qui tout était crime, excepté le crime lui

même.

Je n'examine point si la religion des souvenirs ne prescrivait pas de conserver à ce lieu sa primitive horreur; si le sentiment pieux qui doit y conduire ne regrette pas ce lit de sangles adossé contre une muraille humide, cette chaise de paille, cette table grossière, cette lucarne où venait expirer un rayon de jour, et jusqu'à ce modeste paravent qui séparait l'illustre prisonnière de cette troupe de gardiens chargés d'épier jusqu'à ses soupirs. Je contemple cette étroite enceinte dans l'état où elle s'offre maintenant aux regards.

Les murailles, peintes en marbre gris, sont semées de larmes d'argent; vis-à-vis l'arcade par laquelle on entre s'élève un petit cénotaphe en marbre blanc, dont une des corniches en saillie sert d'autel pour dire la messe anniversaire du 16 octobre. L'une des inscriptions, écrite en latin, indique l'objet

du monument, l'époque à laquelle il fut érigé, et le crime dont il retrace la mémoire; l'autre est un extrait de la lettre que la Reine écrivit à Mme Elisabeth la veille de sa mort.

Au fond du cachot, à l'endroit même où se trouvait placé le lit de l'infortunée princesse, on voit un portrait en pied de la Reine, en habit de deuil, aux deux côtés duquel sont déjà placés des cadres ovales qui paraissaient destinés à recevoir les portraits de Louis XVI et de son angélique sœur. On a fermé l'ouverture qui communiquait à la salle dite du Conseil, où se tenaient les gardiens, et la fenêtre agrandie est maintenant ornée de vitraux de couleur, dont les reflets mélancoliques éclairent cette triste enceinte du jour le plus convenable.

Quels nobles et douloureux souvenirs viennent en ces lieux accabler ma pensée ! Comment payer à la mémoire d'une auguste victime le tribut de regrets qu'elle impose à tous les cœurs! Comment évoquer cette ombre illustre sans lui donner pour cortége cette foule généreuse des femmes qui l'ont précédée ou suivie sous ces horribles voûtes, où le même démon des discordes civiles les avait conduites? Je vois apparaître à-la-fois l'héroïque Charlotte Corday, la courageuse épouse du faible ministre Roland, la jeune et belle princesse Joseph de Mocano, la vénérable maréchale de Mouchy, la vertueuse sœur du libraire Gatey, modèle de dévouement et d'amitié fraternelle ; l'épouse charmante du fougueux CamilleDesmoulins; l'intéressante Cécile Renaud ; cette adorable famille de l'immortel Malesherbes, mesdames de Sénosan, de Rosambo, de Châteaubriant, et tant d'autres femmes, éternel honneur d'un sexe dont l'admiration et la reconnaissance des Français doivent à jamais consacrer les vertus.

En continuant à parcourir, avec mon guide, les détours de cet antre de la justice où l'on peut pénétrer impunément, il me montra la porte de fer de ces cachots connus sous le nom de Grand-César, et qu'on ne peut comparer, d'après sa description, qu'à la boîte de Pandore, dont on n'aurait laissé sortir que l'espérance.

J'ai peut-être vécu trop long-tems hors de la société pour bien apprécier ses droits : mais il me semble que ceux de la nature sont plus sacrés encore; il me semble que la justice ellemême ne devrait pas être étrangère à la pitié, à ce mouvement du cœur aussi naturel que celui qui le fait battre et palpiter. Nous ne paraissons quelquefois supporter les maux des autres que parce que nous n'en avons pas l'idée. Quel homme sensible, instruit des souffrances physiques et morales qu'endure un prisonnier détenu sur la prévention d'un crime capital, pourrait ne pas croire qu'il a déjà subi sa peine ( s'il est reconnu coupable) au moment où il reçoit sa condamnation ?

Que sera-ce donc s'il est innocent? Quels dédommagemens recevra t-il pour ces heures, pour ces siècles d'angoisses, pour ces tortures de l'esprit et du corps auxquelles il s'est vu dévoué, et dont sa conscience irréprochable ne lui permet encore d'envisager le terme qu'en tremblant? On a représenté la justice tenant un glaive d'une main et une balance de l'autre ; hélas ! si le glaive épouvante le criminel, la balance n'effraie pas moins l'innocent: en effet, combien n'a-t-on pas vu de juges plus coupables que les accusés; et de condamnations plus criminelles que les délits? Combien de fois la justice ne s'est-elle pas méprise en saisissant sa proie ?....

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Ces tristes réflexions, qui se présentaient si naturellement à mes esprits à l'aspect des objets dont j'étais environné, ne sauraient cependant m'empêcher de convenir lorsque je compare ce que j'ai vu jadis à ce que je vois aujourd'hui) que le régime des prisons en général, et particulièrement celui de la Conciergerie, n'ait subi d'heureuses réformes que les progrès de la raison et de l'humanité qui ne sont autres que ceux des lumières; ne s'y fassent sentir, à plusieurs égards de monstrueux abus ont été détruits, la justice s'y montre sous des formes moins effrayantes, et ses derniers agens eux-mêmes n'ajoutent plus à la rigueur de leurs fonctions cette brutale férocité qu'ils mettaient à les remplir. Là comme ailleurs sans doute, beaucoup de bien reste à faire; il se fera ce qu'un siècle commence, un autre l'achève. Si les institutions humaines se perfectionnent quand les mœurs ne font que changer, c'est que les premières ont pour elles le bénéfice du tems qui manque aux autres. « Les malheurs de la vertu et les succès du vice (ai-je lu quelque part) ne prouvent qu'une chose : la brièveté de la vie. Donnez du tems à l'homme vertueux et au scélérat, chacun recevra, même sur la terre, sa récompense ou sa punition. »

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