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338 DEUX SCÈNES DE LA CHAUSSÉE-D'ANTIN.

si

lèrent de pleurs qui firent couler les miens. Le jeune homme reprit la plume, et ajouta ces mots, que je lus en m'approchant : « Adieu, ô vous! la meilleure, la plus aimée des mères : mes dernières pensées, mes derniers vœux sont pour vous ; jesuccombe dans la plus juste des causes, j'emporterai du moins au tombeau la consolante idée de ne vous avoir jamais causé volontairement un chagrin; adieu!... » Il ploya sa lettre, la joignit au paquet qui contenait le portrait, en renferma le tout dans une même enveloppe, sur laquelle il écrivit le nom de sa mère. Il ôta tout ce qui se trouvait sur la table, et plaça la lettre de manière à frapper les regards.

Il fit ensuite quelques tours dans la chambre, et, prenant une physionomie calme, il passa dans la pièce où son domestique était endormi. « Pauvre garçon ! dit-il en lui frappant doucement sur l'épaule, il ne se doute de rien. » Le domestique s'éveilla en s'excusant de s'être laissé surprendre par le sommeil. « Tant mieux, Pierre, reprit le jeune homme en s'efforçant de sourire, car il faut nous lever de grand matin; je compte sur ton exactitude, et sur ta discrétion sur-tout. Monsieur sait combien je lui suis attaché.-Oui, Pierre ; et je t'en récompenserai. Dis-moi : as-tu la clef de la porte du jardin? Oui, monsieur, reprit Pierre en souriant de cet air qui veut dire : je comprends qu'il s'agit d'une aventure galante. - Fort bien : à cinq heures et demie tu selleras mon cheval bai, tu le conduiras sans bruit, et tu l'attacheras près de cette porte; tu viendras ensuite m'éveiller. Sois exact, au moins; il y va... De votre bonheur... (A ce mot, le jeune homme soupira). Soyez tranquille, tout sera prêt. Suivrai-je Monsieur? Non, mais tu partiras un quart d'heure après moi dans mon cabriolet, et tu iras m'attendre à Vincennes, près de la grande porte du château. Tu m'as bien entendu ? n'oublie rien. A six heures, Monsieur pourra monter à cheval. — Bonsoir, Pierre.—Que le ciel conserve le meilleur des maîtres! >>

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Le jeune homme passa dans sa chambre à coucher, et se mit au lit, tandis que le bon Pierre resta tout habillé dans son fauteuil pour être plus tôt prêt.

P. S. Je suis certain que mes lecteurs, qui s'intéressent autant que moi au sort de ce jeune homme, apprendront avec plaisir l'issue de ce combat, dont je n'ai pas négligé de m'informer le lendemain : incapable d'avoir un tort, il avait reçu un outrage que les lois de l'honneur obligent à laver dans le sang: le sort, juste cette fois, a permis que l'insolent agresseur fût puni; et M. N. est revenu, sain et sauf, essuyer les pleurs que ses lettres avaient fait répandre.

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Tour le monde avait quitté la campagne; madame de Lorys avait annoncé, la veille, qu'elle se disposait à retourner à Paris, et j'étais resté seul avec elle et la jeune Cécile. Je fus surpris, le lendemain matin, de ne voir aucun préparatif de départ.

« Vous ne vous attendez pas, mon vieil Hermite, à la pénitence à laquelle je vous condamne, me dit, au déjeûner, Mme de Lorys; nous avons encore trois jours à passer ici, pendant lesquels nous ne communiquerons plus avec les vivans, je vous en préviens.-C'est un régime auquel j'ai dû me préparer depuis long-tems, lui répondis-je. La pénitence dont vous me menacez ne m'effraie pas, et je suis homme à prendre pour une faveur la solitude à laquelle vous me condamnez en si bonne compagnie.-Il est bon que vous en connaissiez toute l'étendue, reprit-elle plus sérieusement; c'est un usage immémorial de notre famille, dans lequel j'ai été élevée, dans lequel j'ai élevé ma petite-fille, de consacrer le premier et le second jour de novembre à de tendres méditations, à de pieux souvenirs, auxquels la nature, à cette époque, semble elle-même nous inviter. Je ne quitte point la campagne sans faire de tristes adieux à l'année qui se fane, et que peut-être je ne verrai pas refleurir, sans visiter, dans leur dernier asile, les objets de mes affections qui ont achevé avant moi le voyage que je termine, et que mà Cécile com

mence. »

Je remerciai Mmede Lorys de m'avoir admis à partager sa retraite anniversaire, et je m'abandonnai sans peine à ce sentiment d'une religieuse mélancolie qui se peignait avec un charme si touchant dans les traits de l'aimable Cécile.

C'est du fond de mon ame que je plains ces esprits satiriques

qui ne voient jamais l'humanité que sous le jour le plus défavorable: sans doute ses imperfections offrent une source inépuisable à leur censure; mais je n'en suis pas moins porté à croire, pour l'honneur de la Providence et de la nature, que le mal dont ils se plaignent avec tant d'amertume est suffisamment compensé par le bien dont ils affectent de détourner leurs regards. Les vices parcourent le monde; les vertus vivent en famille. C'est dans l'intimité de la vie domestique qu'il faut chercher ces belles actions, ces nobles carac tères, dont la société s'honore, et dont les exemples sont beaucoup plus communs que ne le supposent ses éternels détracteurs. Ce qui fait prédominer dans le monde l'idée du mal, c'est que l'intérêt public et l'intérêt particulier s'accordent à le mettre en évidence, à le poursuivre avec éclat. Il est au contraire dans la nature du bien d'agir avec une sorte de mystère; et comme la reconnaissance particulière qu'il impose, l'admiration froide qu'il inspire, sont, en général, beaucoup moins expansives que la peur et la malignité, dont le mal est ordinairement accompagné, il s'ensuit que l'un ne sort guère de l'étroite enceinte où il s'opère, tandis que la renommée de l'autre s'étend avec fracas. On peut comparer le premier à l'encens qui brûle, sans lumière, sur l'autel qu'il parfume, et le second à la poudre qui détonne en s'embrasant, et dont le bruit, compagnon de désastres, se répète au loin dans l'espace. Cette réflexion ne m'a pas éloigné de mon sujet.

Après le déjeûner, que nous prolongeâmes dans un entre-tien dont la gravité ne bannissait pas l'intérêt, Mme de Lorys se fit apporter une des clés du parc; et nous partîmes pour la promenade. Le brouillard épais dont le ciel avait été couvert dans les premières heures de la matinée s'était dissipé peu-à-peu, et le soleil éclairait, sans l'échauffer, un horizon sur lequel, dans le cours de cette année entière, il ne s'est pas montré un seul jour dans tout son éclat.

En traversant les longues allées du parc, au milieu d'une pluie de feuilles détachées par le vent, nous promenions en silence nos regards autour de nous, et le même sentiment s'emparait de nos cœurs à la vue de ces arbres dépouillés, de ces bosquets sans oiseaux et bientôt sans verdure, de ces prairies fanées, où Cécile découvrait encore ça et là quelques fleurs qu'elle s'amusait à cueillir.

Après avoir passé sur une petite jetée en pierre qui traverse l'étang, nous arrivâmes par une avenue de peupliers à un rond-point fermé par un saut-de-loup entre une double haie. Nous y entrâmes par la grille dont Mme de Lorys s'était fait donner la clé. « Depuis trois mois que vous parcourez ce

parc en tous sens, me dit-elle, je suis sûre que vous n'aviez pas remarqué cette enceinte ?-Je suis venu plusieurs fois jusque-là, répondis-je; mais les broussailles dont ce lieu était couvert pendant la belle saison ne m'ont pas donné la fantaisie d'aller plus avant.-Vous n'y voyez rien de remar quable, continua-t-elle; et vous ne devinez pas pourquoi l'on s'est donné la peine d'enfermer, avec tant de soin, quelques arbres plantés sans aucun ordre apparent.-En observant, répliquai-je, l'isolement du lieu, le petit banc de pierre construit au pied de chacun de ces arbres, j'aurais pourtant supposé qu'il y avait ici quelques extraits mortuaires.-Ce sont, au contraire, poursuivit elle, autant d'actes de naissance. Chacun des arbres que vous voyez représente un des membres de notre famille. Ce vieux chêne, sur lequel près de deux siècles ont déjà passé, et qui ne vit plus que dans une de ses branches, porte le nom de mon bisaïeul, à la naissance duquel il a été planté. Ce beau tilleul est l'arbre de mon père. Ce platane est de mon âge; et je n'ai pas besoin de vous dire que cet érable sous lequel Cécile est allée s'asseoir lui rappelle la plus aimable et la meilleure des mères, dont les mains ont planté ce jeune cy comore, en l'honneur de sa fille, doux et dernier espoir de notre maison !.... >>

Nous passâmes une heure à feuilleter, pour ainsi dire, ces archives végétales, qui rappelaient à Me de Lorys une foule d'anecdotes et des souvenirs dont ces lieux étaient en quelque sorte semés.

Le curé du village vint dîner avec nous. C'est un de ces hommes de bien que la Providence a choisis pour la représenter sur le petit coin de terre où malheureusement elle les confine. Modeste, instruit, pieux et tolérant, c'est par l'exemple de toutes les vertus qu'il prêche et fait aimer la religion dont il est le ministre, et qu'il donne pour base à la philosophie dont il est également l'apôtre. Je n'ai jamais vu tant de simplicité réunie à tant d'élévation, tant de sagesse sous des formes aussi aimables ; et soixante ans d'une vie exemplaire se sont écoulés dans l'obscurité la plus profonde! Qu'est-ce donc que la renommée? qu'est-ce que la faveur? qu'est-ce que l'opinion publique ?

La fête funéraire du lendemain (2 novembre) devint le sujet de notre entretien du soir. Le curé convint avec regret que les chrétiens sont restés, dans tout ce qui regarde le culte des morts, fort au-dessous des peuples antiques, et même des nations sauvages. Il passa rapidement en revue les cérémonies funèbres qui se pratiquaient chez les anciens Egyptiens, où les morts, avant d'être admis dans l'asile sacré, devaient subir un jugement solennel; chez les Grecs et chez les

Romains, qui rendaient à la mémoire de leurs amis des devoirs si touchans et si pieux. « Peut-être, ajouta-t-il, faudrait-il reprocher aux principes d'une philosophie trop orgueilleuse dans son humilité même cet affranchissement d'un devoir où elle affecte de ne voir qu'un appareil de la vanité et de la misère humaines. De tous les biens, le seul que le trépas ne peut nous ravir, c'est la consolation de laisser après nous un nom qui soit en estime parmi les hommes. La morale publique n'est donc pas moins intéressée que la religion à consacrer le culte des tombeaux. J'ai consigné quelques pensées sur cet important sujet dans un écrit qui peut être utile, mais que je ne publierai pas de mon vivant, de peur ( ajouta-t-il en riant) qu'on ne m'accuse de vouloir augmenter mon casuel. »

A l'appui des observations du curé, je ne craignis pas d'avancer que, de tous les peuples modernes, les Français étaient celui qui avait le moins à se glorifier de ses monumens funèbres, et j'en donnai pour preuve l'ouvrage que l'on vient de publier sur le cimetière du P. la Chaise, dont nous avions un exemplaire sous les yeux. Une observation que nous eûmes souvent occasion de faire en le parcourant, c'est que le petit nombre des mausolées qui s'y distinguent comme ouvrages de l'art appartiennent tous à des familles de la classe moyenne de la société. « Les pauvres gens, dit le curé, n'ont pas le moyen d'honorer les morts; les grands n'en ont pas le tems; les riches n'en ont pas la pensée. Je serais tentée de croire, en lisant les épitaphes ( ajouta Mme de Lorys), que les gens d'esprit ne s'en occupent pas davantage. . . . »

xx

Le lendemain matin, lorsque je descendis, je remarquai que tous les gens de la maison étaient vêtus en noir; Mme de Lorys et Cécile avaient également pris des habits de deuil.

A dix heures, nous nous rendîmes tous à la chapelle du château, où le bon curé devait dire la messe. Cette chapelle, spécialement consacrée à la sépulture de cette noble et respectable famille, ne s'ouvre que le jour des Morts: Mme de Lorys, tout le reste de l'année, se rend à l'église paroissiale.

Le sentier qui conduit à la chappelle était couvert d'une couche épaisse de feuilles mortes, sur lesquelles nos pas glissaient avec un bruit lugubre qui attristait l'oreille et l'esprit. En attendant l'office, nous descendîmes dans un caveau spacieux qu'éclairait une lampe de bronze. Tandis que Cécile et son aïeule priaient sur la tombe maternelle, j'adressais au Ciel ma prière accoutumée :

« Dieu qui m'as donné la vie, je te remercie des longs jours » que tu m'as accordés, et dont quelques-uns n'ont peut-être » pas été sans quelque utilité pour les autres hommes; con»serve-moi jusqu'au terme inévitable, dont j'approche, les

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