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au premier rang de ce qu'on est convenu d'appeler des grisettes.......»

Mon Cicerone, qui s'apercevait du plaisir que je trouvais à l'écouter, m'en eût appris davantage, si Mme de Lorys, dont les emplettes étaient terminées, ne m'eût appelé pour assister aux comptes, et pour faire avec moi le dénombrement des articles destinés à rajeunir ma toilette. Je ne voulus pas quitter celui qui m'avait donné avec tant d'obligeance d'utiles renseignemens, sans savoir où je pourrais le retrouver la connaissance d'un pareil homme me parut bonne à cultiver, et j'ai lieu de croire que mes lecteurs, auprès de qui je veux l'introduire, me sauront gré de le faire intervenir quelquefois dans mes observations sur les mœurs de la capitale, qu'il a étudiées d'une manière tout-à-fait nouvelle.

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Pourquoi tant d'inquiétudes pour une vie qui demande si peu ?

L'HOMME est né pour vivre en société, je le crois; mais le bonheur dont sa condition est susceptible ne se trouverait-il pas entre les deux extrêmes de l'état si improprement appelé de nature, et le plus haut degré de civilisation? C'est ce qu'il est permis de soutenir à tout homme qui a passé une partie de sa vie avec des Caraïbes, et l'autre avec des Parisiens. Il y a long-tems qu'on a dit qu'on ne sentait jamais mieux le prix de la santé que lorsqu'on était malade; j'éprouve en ce moment qu'il faut vivre au milieu du tumulte et de l'agitation d'une grande ville pour apprécier le calme et le repos de la solitude. Je conçois tout le ridicule qu'il y aurait à renouveler d'anciennes disputes pour ou contre la civilisation européenne; tout est dit sur ces paradoxes philosophiques, où je ne vois

encore de bien prouvé que l'éloquence de quelques-uns de ceux qui les ont soutenus.

Je remarque d'abord que les apôtres les plus zélés de l'état de nature en ont toujours parlé fort à leur aise, et que c'est au milieu des peuples civilisés qu'ils connaissaient bien, qu'ils nous ont fait de belles dissertations sur les sauvages qu'ils ne connaissaient pas. Le chef de cette école anti-sociale, Rousseau, jugeait des plaisirs que les Hottentots et les Iroquois doivent trouver à vivre dans les forêts, d'après ceux qu'il avait goûtés lui-même dans les bois de Montmorency et d'Ermenonville; il déclamait contre le luxe dans le salon de la maréchale de Luxembourg; et parce qu'il trouvait que tout allait assez mal dans le grand monde où il vivait, il en concluait que tout devait aller bien dans un état de choses absolument contraire. Il le soutint, mais il ne fut cependant pas tenté d'en faire l'expérience.

Je l'ai faite, je me suis séquestré d'un monde où j'avais vécu; j'ai brisé des habitudes prises; j'ai déraciné de mon esprit des préjugés que j'avais appris à regarder comme des maximes positives, et, après avoir examiné la question pendant une quarantaine d'années, je suis arrivé à croire qu'il y a plus de plaisir dans l'état civilisé et moins de maux dans l'état sauvage; plus de besoins, et par conséquent plus de crimes dans le premier, moins de rapports, moins de devoirs, et par conséquent moins de vertus dans l'autre ; en un mot, que, pour qui place le bonheur dans le repos, dans l'innocence et dans la liberté, il vaut mieux être né sur les bords de l'Orénoque qu'aux rives de la Seine. Rousseau, quoi qu'il en dise, eût été le plus malheureux des hommes si le sort l'eût réduit à faire sur lui-même l'application de ses théories. Combien de fois j'ai ri sur ma natte, en songeant à la figure qu'il eût faite à ma place au fond des déserts de la Guiane, obligé de s'extasier tout seul sur les beautés de la nature, sans trouver un archevêque pour fulminer des mandemens contre lui, un sénat de Genève pour l'exiler, un Opéra pour jouer ou refuser ses pièces; sans trouver, en un mot, personne pour l'admirer ou même pour le persécuter! Rousseau, dans cette position, serait resté méconnu comme le chevalier de Pageville; et, probablement, avec les moyens et le besoin de la célébrité, il eût été beaucoup plus à plaindre.

Le pays des Zangaïs *, que j'habitais au bord de l'Orénoque, est une de ces contrées où la nature semble avoir voulu réunir dans un espace de quelques lieues toutes ses richesses

Les Espagnols les nomment Maypouras.

et toutes ses merveilles. Sans l'aversion que certaines gens m'ont fait prendre pour le genre descriptif, je sens que j'aurais de la peine à résister au plaisir de faire connaître à mes lecteurs cette vallée délicieuse, où me rappellent de si tendres et de si douloureux souvenirs.

J'y fus amené par une douzaine de Caraïbes qui me rencontrèrent aux environs du lac Amio, où j'avais d'abord eu l'intention de m'établir. En pays civilisé, j'aurais pu craindre qu'on ne vît en moi qu'un honnête espion diplomatique, et qu'on ne me fit juger militairement, en attendant que mon ambassadeur daignât me réclamer. Les sauvages ne sont pas aussi avancés en politique: un étranger n'est pour eux qu'un homme; ils punissent le mal qu'on leur fait, et non celui qu'on pourrait leur faire.

Je n'eus pas plutôt manifesté l'intention de me fixer parmi eux, qu'ils m'aidèrent à bâtir une cabane et l'approvisionnèrent de tous les objets utiles. Pendant quelques jours, ils m'apportèrent du gibier confit dans le miel et des patates, en échange des colliers de verre et de mille bagatelles dont j'étais amplement fourni, et auxquelles ils paraissaient d'abord attacher beaucoup de prix. Mais les goûts de la vanité s'usent bien vîte chez les sauvages, et les besoins de la nature s'y renouvellent aussi souvent qu'ailleurs. Je ne tardai pas à m'apercevoir qu'ils se lasseraient de fournir à ma subsistance, et qu'il faudrait bientôt songer à y pourvoir moi-même. Une semaine s'était à peine écoulée depuis mon arrivée chez les Zangaïs, dont je commençais à comprendre le langage, que le chef de la tribu, le vieux Atalégo, entra un matin dans ma cabane, et, me présentant un arc, un casse-tête, des filets et une jeune fille nommée Amioïa, qui faisait partie de son cortége: « Paul, me dit-il, nous t'avons jusqu'ici traité comme un voyageur, et nous t'avons donné l'hospitalité : aujourd'hui tu deviens un des nôtres; reçois donc, en signe d'adoption, une femme pour te servir et t'aimer, un filet pour te nourrir, et des armes pour nous défendre. » Cela dit, le fils du grand Fleuve me donna le singulier baiser d'usage, s'assit sur ma natte, et nous fumâmes au même calumet.

J'étais dans la force de l'âge, adroit et vigoureux; à ces qualités, utiles dans mon nouvel état de sauvage, je joignais quelque connaissance et une industrie que je pouvais y appliquer d'une manière avantageuse pour moi et pour la petite société dont je devenais membre. Je ne tardai pas à me faire remarquer dans l'art de construire et de conduire une pirogue; je devins bientôt aussi habile à manier un arc que je l'étais à me servir du fusil. Le succès que j'obtins dans une de nos expéditions guerrières me valut l'honneur de voir décorer

ma hutte d'une douzaine de chevelures enlevées à nos enne-, mis, les Otomacas, et me donna dans la tribu une grande considération, que le tems ne fit qu'accroître.

Destiné à vivre dans ce pays, mon premier soin fut d'en connaître les lois; celles des Zangaïs sont aussi simples que leurs mœurs le code de ce pays n'est pas plus long qu'un de nos bulletins. Tous les grands intérêts de l'Etat sont réglés par l'assemblée des chefs, présidée par l'ancien de la tribu; celui-ci décide la paix ou la guerre, sur la demande des premiers.

La guerre décidée, les Zangaïs en état de porter les armes se rendent au bord du grand lac; ils se choisissent un chef, marchent à la rencontre de l'ennemi, le combattent, imposent la loi s'ils sont vainqueurs, et la reçoivent s'ils sont vaincus. Si pourtant cette loi leur paraît trop dure, un noble désespoir s'empare d'eux : ils brûlent leurs habitations, enlèvent leurs femmes, leurs enfans, détruisent leurs plantations, et ne laissent aux vainqueurs que des débris et des ruines. Pendant le tems que dure leur exil, ils laissent croître leurs cheveux comme des femmes, brisent leurs flèches devant leur fétiche, qu'ils couvrent de terre, et mettent à mort le guerrier qui les commandait.

Les travaux se partagent entre les deux sexes, conformé ment aux voeux de la nature : les hommes construisent les cabanes, font la guerre, vont à la chasse et à la pêche; les femmes tressent des nattes, évident des calebasses, préparent la liqueur du cocotier, et veillent aux soins des enfans.

Les fêtes sont des jeux publics où chacun vient montrer sa force et son adresse; le vainqueur, s'il n'est pas marié, a le droit de se choisir une femme parmi toutes les filles de la tribu.

Le passage suivant, que j'extrais de mon journal, achèvera de faire connaître un peuple dont j'aurai quelquefois occasion de comparer la barbarie des mœurs avec la civilisation, des nôtres.

22 janvier 1788.

Nous avons essuyé cette nuit un ouragan terrible : le torrent de la montagne s'est débordé avec une telle violence, que nous n'avons eu que le tems de nous réfugier dans notre habitation d'hiver*.

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La veille, on avait aperçu un jaguar ** sur le revers de la montagne. A la pointe du jour, nous nous sommes mis en

* Les sauvages de cette partie de la Guiane habitent sur les arbres dans la saison des pluies.

**Espèce de tigre.

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course pour l'attaquer dans son repaire. Amioïa voulait absolument me suivre avec l'enfant qu'elle allaite; j'ai exigé qu'elle restât à la case: elle a pleuré sur mes flèches *.

Nous avons poursuivi le jaguar pendant plusieurs heures : blessé par Zaméo, l'animal furieux s'élançait sur lui : je l'ai atteint d'une flèche à la tête; il est resté sur le coup.

Au retour de la chasse, nous nous sommes tous rendus suivant l'usage, au carbet d'Atalégo. L'ancien de la tribu, au pied duquel nous avons déposé notre chasse, a prononcé à haute voix la prière au Grand Serpent. En la répétant comme les autres, je ne fais que donner un nom plus noble au grand être à qui elle s'adresse.

Le vénérable Atalégo s'assied ensuite sous le grand palmier pour rendre la justice.

Un Zangaïs avait fui dans le dernier combat : il ordonna que sa femme, ses enfans et ses armes lui seraient enlevés, jusqu'à ce qu'il eût lavé sa honte dans le sang des ennemis.

Un vieillard accusa son fils Atiboë de l'avoir mis hors de sa cabane, et de refuser de le secourir. « C'est donc à moi de prendre ce soin, dit Atalégo; car je suis le père de tous les Zangaïs; mais Atiboë vieillira, ses enfans apprendront comme il a traité son père, et il recueillera l'ingratitude qu'il à semée. » Atiboë prit son vieux père dans ses bras et le reporta dans sa cabane.

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Deux jeunes Zangaïs se présentèrent ensuite : tous deux réclamaient la propriété d'un prisonnier Otomacas, que chacun disait avoir fait. Atalégo se fit amener le prisonnier. « Si nous n'avions pas aboli, leur dit-il, la coutume adoptée par nos aïeux de manger les prisonniers faits à la guerre, je partagerais celui-ci, et je vous en donnerais à chacun la moitié ; mais puisque cet usage n'existe plus parmi nous, et que vous réclamez tous deux, à titre d'esclave, un homme qui ne peut avoir qu'un maître, je lui rends la liberté, pour que sa présence en ces lieux ne soit pas entre vous un sujet continuel de discorde. »

Un des parens de l'ancien de la tribu avait acheté d'un Zangaïs sa pirogue, ses palmiers et ses nattes : il réclamait encore ses armes et sa cabane que celui-ci lui avait également vendues. Le grand chef annula cette partie du marché, et motiva son arrêt sur ce qu'un homme avait le droit de disposer de son superflu, et ne pouvait, même volontairement, se priver du nécessaire.

Le soleil avait atteint la cime des cocotiers, lorsque je suis

* Les Caraïbes sont persuadés que les larmes d'une femme rendent mortelles les blessures de leurs armes.

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