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Il y a des incrédules que MM. de Puységur et Faria ne convertiront jamais au somnambulisme; ce n'est pas à ces esprits forts que s'adresse le petit préambule que j'ai cru devoir met-tre en tête de ce Discours, et qu'il faudra se rappeler en lisant tous ceux que je publierai par la suite sous ce même titre de Promenades Nocturnes. Je possède à un degré très-extraordinaire cette vertu somnambulique, dont la découverte fait tant d'honneur au siècle où nous vivons. Pour l'exciter en moi, il suffit, après m'être fortement préoccupé d'une idée quelcon-que, de m'endormir en me faisant magnétiser suivant une méthode systématique que j'ai inventée pour mon usage, et dont le secret doit mourir avec moi. A peine ce sommeil artificiel s'est-il emparé de mes sens, que je me trouve transporté au milieu des objets mêmes qu'un moment auparavant je désirais examiner et connaître. Je vois, j'entends tout ce qui se fait, tout ce qui se dit autour de moi ; et par le seul effet de ma volonté, je me mets en rapport immédiat avec les choses et les personnes, et je communique avec elles. Qu'on ne me demande point compte de la possibilité du fait ; qu'on ne m'interroge point sur les moyens : les résultats sont-ils positifs ? les observations sont-elles justes? les détails sont-ils rigoureusement vrais ? J'en appelle aux personnages mêmes qu'on verra figurer dans ces tableaux nocturnes.

Il était minuit, et, tout en tisonnant mon feu, je formais le plan d'un panorama nocturne, qui me semblait devoir compléter la galerie des Mours Parisiennes dont j'achève l'entreprise mais comment faire ? Je n'avais pas à ma disposition

le démon familier de Le Sage. Le somnambulisme pouvait m'offrir un moyen : je veux à l'instant même en faire l'épreuve ; je m'endors et je pars.

La nuit était froide : je prends ma fourrure et mon bonnet de poil que les Russes m'ont fait payer bien cher, et je me transporte au sommet de la tour méridionale de l'église NotreDame, sans trop savoir comment et par où j'y arrive.

Assis sur la corniche, je cherche d'abord à me rendre compte des premières impressions que je reçois et de l'effet que produit à mes regards cette masse d'objets que la lune blanchit plutôt qu'elle ne les éclaire. Mon oreille est plus promptement avertie que mes yeux à travers je ne sais quel murmure vague, monotone, je distingue le roulement lointain des voitures, les coups de marteau que l'on frappe aux portes, les avertissemens uniformes des cochers qui rentrent avec leurs maîtres; l'aboiement des chiens, où je démêle les cris des chiens de garde, les hurlemens des chiens égarés, et les jappemens aigus des roquets. De tous ces sons combinés résulte un bruissement confus qui porte à mon ame l'idée contradictoire d'un silence bruyant et d'un repos tumultueux. Peu-à-peu les objets s'éclaircissent; d'un coup-d'oeil j'embrasse Paris dans toute son étendue, et j'apprends sa véritable origine, qui ne remonte pas au tems de Jules-César, comme le prétend Raoul de Presles; dont le nom ne vient pas d'un temple d'Isis, comme l'assure Sauval; et qui n'a jamais fait un grand commerce de figues, quoi qu'en dise l'empereur Julien dans son Misopogon. Mais, comme tous ces points sont d'assez peu d'importance, qu'il faudrait écrire des volumes pour détruire des erreurs consacrées et établir des vérités qui ne sont pas utiles, je ne vois pas la nécessité de m'engager dans une pareille discussion: or donc, sans m'embarrasser de savoir à qu'elle époque de misérables charbonniers ont donné · le nom de ville à la réunion des cabanes qu'ils avaient bâties sur les bords de la Seine, sans chercher à concilier vingt historiens inconciliables pour découvrir ce qu'il importe si peu de savoir, j'accepte comme prouvé tout ce qu'ils débitent sur les antiquités de Paris, et je me contente de le bien voir tel qu'il est aujourd'hui.

Pour peu cependant qu'on tienne à connaître la date précise de la construction de l'église au haut de laquelle me voilà perché, je dirai, sur ma responsabilité personnelle, que la première pierre en fut posée en l'honneur de saint Denis, un vendredi 27 avril de l'année 365, par un officier du palais de l'empereur Valentinien Ier, sur les ruines d'un ancien temple de Jupiter Wooden (Jupiter des Bois); que le roi Childebert, fils de Clovis, répara cette église en 522, et l'augmenta d'une

nouvelle basilique, qu'il dédia à Notre-Dame; et qu'enfin Philippe-Auguste la fit terminer en 1185.

Jusqu'à la fin du neuvième siècle, où les Normands en firent le siége, cette capitale, la plus grande, en superficie, de toutes celles qui pèsent aujourd'hui sur l'Europe, était renfermée entre les deux bras de la Seine, dans ce petit espace ovale que l'on appelle encore la Cité : c'est à cette conformation topographique, qui ne s'éloigne pas trop de la forme d'une barque, et non pas au goût des habitans de Paris pour la navigation, qu'il faut attribuer le choix d'un vaisseau qu'ils ont adopté pour ses armoiries.

En partant du point central où je me trouve, cette ville qui s'est agrandie de siècle en siècle par un développement àpeu-près circulaire, s'étend aujourd'hui, sur une surface de dix mille arpens, de Montmartre à l'Observatoire dans la direction du nord au sud, et de la Manufacture des glaces au Champ-deMars dans la direction de l'est à l'ouest.

Il est à remarquer que la circonférence de cette ville, naturellement partagée en quatre parties par deux diamètres perpendiculaires, dont l'un est tracé de l'orient à l'occident par la Seine, et l'autre du midi au septentrion par la rue SaintJacques et la rue Saint-Martin, qui la continue de l'autre côté des ponts, il est à remarquer, dis-je, que cette division physique correspond à une division morale, par laquelle je veux commencer mon cours d'observations.

En portant les yeux à gauche, dans cet arc de cercle compris entre Saint-Lazare et les Champs-Elysées, que j'appelle par extension le quartier du Palais-Royal, j'y découvre une plus grande quantité de lumières; il me semble qu'il s'y fait plus de bruit que dans tout le reste de la ville: c'est le quartier du luxe.

Toujours en regardant au nord, je décris de l'œil un autre arc de cercle, de l'Hospice du Nord à celui des Quinze-Vingts; il règne dans cet espace un calme parfait, une obscurité profonde: c'est le quartier du Temple et de l'industrie.

Je me retourne, et, réunissant la Salpétrière au Val-deGrace, je découvre au milieu d'un épais brouillard une masse de maisons élevées, dans les greniers desquelles on voit çà et là briller quelques pâles lumières : c'est le quartier du Jardin des Plantes, la patrie des sciences, le Pays Latin.

J'achève la circonférence en conduisant une ligne courbe de la barrière d'Enfer à la Savonnerie; ma vue se promène dans un champ plus vaste, sur des édifices modernes ou recrépis, sur lesquels les rayons de la lune se réfléchissent avec plus d'éclat : c'est le quartier des Invalides; la noblesse y a plus particulièrement élu son domicile.

Après avoir achevé cette circonscription des lieux, je des cendis, dans le cloître Notre-Dame ; je traversai la cour des Chantres, no 1o, et je m'arrêtai à considérer deux médaillons sculptés sur la muraille. Je reconnus l'emplacement qu'occupait la maison de ce maudit Fulbert, qui joua un si vilain tour à sa nièce Héloïse; c'est là, dans cette enceinte, que le cha~ noine exerça sur Abeilard son infernale vengeance.....

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Je donnai une larme et un soupir à la mémoire de ce couple célèbre ; et par une de ces brusques transitions auxquelles nous autres somnambules sommes très-sujets, je tombai, plutôt je m'élevai dans une vague contemplation des merveilles célestes, auxquelles la nuit et le silence prêtaient leur charme mélancolique.

Il me serait impossible de rappeler à ma mémoire cette foule d'images fugitives, cette succession de tableaux fantastiques qui s'offraient à mon esprit, et qu'on ne peut comparer qu'à ces masses de nuages diversement coloriés, auxquelles l'ima-gination prête à chaque instant de nouvelles formes. Descendu par degré de ces régions sublimes, mes idées devinrent insensiblement plus positives je me retrouvai au sommet de cé temple magnifique construit sur le point le plus élevé de Paris, où Voltaire et Rousseau sont encore surpris de reposer ensemble; où Mirabeau n'eut pas la honte de mêler ses cendres à celles de Marat; où les décrets de la convention, au nom de la patrie, qui s'en indignait, ont placé plus d'un grand homme de cette époque que l'opinion publique en a fait déloger. Du haut du Panthéon, ou si l'on aime mieux de Sainte-Geneviève : je remarquai les principaux monumens dont j'étais entouré 'Ecole de Droit, la vieille église de Saint-Etienne-du-Mont, célèbre par ses vitraux ; l'ancienne communanté de Saint-Aure, où fut élevée Mme Dubarry, qui depuis.... une demidouzaine de colléges, dont le plus ancien est celui de Navarre, où se trouve aujourd'hui l'Ecole Polytechnique, etc.

En jetant les yeux autour de moi, je remarquai, à un troisième étage, une lumière rougeâtre qui paraissait et disparaissait par intervalle. L'envie me prit de voir ce qui se passait dans cet appartement. Je dis, et me voilà sur le balcon en bois, très-peu solide, qui s'avançait en saillie sur la rue. Je touche l'espagnolette de la croisée qui s'entr'ouvre, et je me glisse dans l'appartement. Je trouve, dans une chambre trèsbien meublée pour le Pays Latin, un homme de trente-cinq ans environ, dont la figure brune, les cheveux noirs, et la tournure de séminariste, me donnèrent, au premier coupd'œil, l'idée de sa profession; il était assis devant un secrétaire à cylindre, et parcourait, avec une distraction visible, des petits carrés de papier, en marge desquels il faisait des marques.....

C'était un professeur de seconde du collége de... ; il corri geait en ce moment la composition de ses élèves, et Dieu sait comme les pauvres enfans devaient être jugés. A chaque ins tant le professeur se levait, prêtait l'oreille, consultait sa pendule, et prenait sa lampe pour aller regarder à travers un petit ceil-de-boeuf qui donnait sur l'escalier. Une table à deux couverts était dressée dans un coin de la chambre, et la manière délicate dont elle était servie me faisait naître quelques soupçons sur le sexe du second convive.

Je passai par l'œil-de-boeuf et je descendis à tâtons l'escalier. Arrivé au rez-de-chaussée, je vis sortir, par une porte de derrière, une grosse petite femme bien fraîche : son air mystérieux trahissait encore plus d'espérance que d'inquié~ tude.

Je pénétrai, en traversant la chambre qu'elle quittait, et en descendant encore quelques degrés, dans une boutique de librairie, où je vis un homme en robe-de-chambre de siamoise, et coiffé d'un bonnet de velours, qui s'occupait à faire de vieux livres, en rajustant des titres et en passant une couche d'huile sur des couvertures de parchemin neuf. Dans l'espace d'un quart d'heure, j'appris tous les secrets du métier de bouquiniste, et j'en prenais note lorsqu'il se leva; et, se parlant à lui-même: « Mon locataire le professeur n'est probablement pas couché dit-il, je veux aller le consulter sur la date de ce Salluste Elzevir....... » Il alluma un petit rouleau de cire jaune, et le voilà montant l'escalier : je le précédais. Il y a long-tems qu'on répète qu'il y a un Dieu pour les buveurs : il n'est pas moins vrai qu'il y en a un pour les amans. La bougie du bon homme s'éteint: il tombe, et pousse les hauts cris, bien qu'il ne se fût fait aucun mal. Le professeur l'entend et n'est pas le plus effrayé; mais il sé hâte d'éteindre sa lampe, et, dans l'obscurité où tout le monde se trouve et dont une seule personne se plaint, chacun finit par regagner son gîte, heureux d'en être quitte pour la peur.

Tout en riant de l'aventure, je vais me placer sur une cheminée du collège de France, d'où je vois ce qui se passe dans une petite salle de la tour dite Saint-Côme.

Quel spectacle affreux ! tout mon corps frissonne d'horreur; je vois distinctement un homme armé d'un poignard qu'il a plongé dans la poitrine d'une femme étendue morte sur le carreau; je crie au meurtre ! à l'assassin !.... Cet homme, que je prenais pour un assassin, ne l'était pas encore; il en attend le diplôme, et n'est encore qu'élève en médecine : c'est tout au plus à son maître qu'il faut reprocher la mort de cette femme sur le corps de laquelle il fait en ce moment une étude d'anatomie. Le seul abus sur lequel je pourrais m'élever en

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