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transports d'alégresse avec lesquels il a entendu proclamer son nom; mais l'ivresse de sa mère! il faudrait l'avoir sentie, pour s'en former une idée. Je suivais, sur sa touchante figure, les impressions graduées qu'elle éprouvait à chacun des prénoms de son fils. Elle fit un mouvement pour se lever, quand son nom de famille fut prononcé au milieu des plus générales et des plus brillantes acclamations que nous eussions encore entendues. Elle pâlit, rougit et pleura. Il y avait dans son émotion quelque chose de si maternel, de si communicatif, que toutes les femmes en furent en même tems saisies, et s'associerent à la douceur de ses larmes. Comme elle embrassa son fils, quand il revint près d'elle, le front ceint de la seule couronne dont la jouissance ne soit accompagnée d'aucun trouble, dont le souvenir ne soit accompagné d'aucun regret! Jules vint ensuite embrasser son père : » C'est fort bien, mon fils, lui ditil; c'est fort bien; mais il faudrait avec cela savoir les quatre règles. »

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MONSIEUR, je n'ai point d'excuse à vous faire pour l'attention avec laquelle je vous regarde; car je me suis aperçu que j'étais moi-même l'objet de votre curiosité. » Ces mots m'étaient adressés par un vieillard auprès duquel j'étais assis sous un des quinconces du jardin des Tuileries, et dont je cherchais à démêler les traits, qui ne m'étaient point inconnus. << Nous nous sommes vus quelque part, lui dis-je; mais il se pourrait que ce ne fût pas dans ce monde-ci. Nous avons bien l'air de nous rencontrer bientôt dans l'autre, continuat-il; mais pour ne parler que de la terre où nous sommes encore, j'ai quelque idée d'avoir fait avec vous le voyage des Indes, il y a de cela une cinquantaine d'années.—Sur l'Apollon peut-être? - M'y voilà: un jeune garde-marine, une petite danseuse déguisée en mousse; un vacarme du diable à

bord du vaisseau, et le capitaine Saint-Hilaire qui confisque le mousse à son profit *.-C'est cela même : un lieutenant dans le régiment de Luxembourg qui courait le long de la préceinte pour aller voir ce qui se passait dans certaine cabine de la dunette; qui se battit en duel à Porto-Praya avec le petit garde-marine que l'on avait surnommé l'anti-Breton. C'est M. de Pageville!-C'est M. le vicomte de Valmont! » Le tems a cela de bon qu'il use dans notre esprit les impressions défavorables aux objets sur lesquels il a passé; en revoyant après un demi-siècle ce M. de Valmont que je n'avais jamais pu souffrir étant jeune, j'oubliai combien j'avais eu à m'en plaindre; j'oubliai même les torts que j'avais eus avec lui, pour ne me souvenir que des circonstances au milieu desquelles nous nous étions connus, des chagrins et des plaisirs que nous avions partagés.

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Je laisse à penser si l'entretien fut long et animé entre deux vieillards qui avaient à se rendre compte de trente-cinq ans de voyages et de vingt-cinq ans de révolution : je ne dirai rien des aventures de ce singulier personnage, pour ne point affaiblir l'intérêt de ses mémoires, qu'il a l'intention de publier, et dans lesquels on trouvera le tableau le plus fidèle des inconséquences et des bizarreries de l'esprit humain. Il ne sera question dans ce Discours que de la maison qu'il habite ; on verra que le cadre convient merveilleusement au portrait. En nous quittant, nous nous étions mutuellement donné nos adresses, et dès le lendemain à huit heures du matin j'étais chez le capitaine Thomas (c'est le titre et le nom que M. le vicomte de Valmont a pris depuis 1814, par suite de cet esprit de contradiction qui fait le fond de son caractère). Je le trouvai dans une vaste maison de la rue des Filles-Saint-Thomas, où il occupe au premier étage un fort bel appartement sur la cour. Le capitaine était coiffé d'un bonnet de police placé de travers sur une perruque à la Préville; un grand pantalon de drap ponceau à la moresque, et une espèce de casaque en forme de dolman complétait son costume du matin, et en faisait une des plus drôles de figures dont on puisse se faire l'idée. Le valet qui m'introduisit n'était pas moins étrange que le maître : avec sa calotte rouge et sa jaquette grise nouée avec une ceinture de cuir, on l'aurait pris pour un forçat échappé de la chiourme.

«Eh! bonjour, mon vieux pélerin, me dit-il en me voyant entrer (ce mot de pelerin est l'expression favorite du capitaine); vous arrivez à tems pour prendre avec moi une tasse de

* Voir dans l'Hermite de la Guiane le chapitre intitulé LES DEUX

AMOURS.

gloria. C'est toujours par là que je commence ma journée. » Après avoir épuisé le chapitre des souvenirs entamé dans notre premier entretien, nous en vînmes au présent, dont nous parlâmes avec économie; quand à l'avenir, nous le traitâmes comme le renard de la fable traite les raisins qu'il déses père d'atteindre.

Je fis compliment au capitaine Thomas sur le logement qu'il habitait : « Il fait partie, me dit-il, d'une maison comme il n'y en a peut-être pas une seconde à Paris ; c'est à-là-fois l'arche de Noé, la tour de Babel et la boîte de Pandore. Le monde moral est là tout entier ; sans sortir de chez moi, je me donne chaque jour la comédie, et, qui plus est, j'ai le plaisir d'y jouer mon rôle. Une semblable réunion de pélerins et de pélerines est un vrai miracle du hasard. En attendant que je vous montre les acteurs, je veux vous faire connaître le théâtre. »

En disant cela, il ouvrit une fenêtre, et nous parcourûmes des yeux les différens étages dont ce bâtiment carré se compose.

« Le rez-de-chaussée, continua-t-il, dont nous ne tarderons pas à voir le locataire, est occupé par un ancien maître des requêtes, autrefois fort riche, lequel a un mépris si profond pour les gens qui vont à pied, qu'il s'est fait loueur de voitures pour continuer à rouler carrosse. Sa vanité ne va pas plus loin, quant à ses plaisirs, qui ne supposent pas un esprit moins relevé; ils se bornent, comme vous pourrez tout-àl'heure vous en convaincre, à apprendre à nager, dans cette auge de pierre, à un gros chien barbet, dont les hurlemens indiquent l'heure de la leçon, à laquelle tous les locataires ont coutume d'assister à la fenêtre.

» Le premier et le second étage sur la rue sont occupés par des demoiselles qui tiennent beaucoup moins à l'opinion qu'à la faveur publique.

» Au-dessus de moi logent deux veuves de mœurs différemment irréprochables : l'une, dans l'automne de l'âge, est un véritable misantrope femelle ; elle hait pourtant moins les hommes qu'elle ne les méprise. Fille d'un grand seigneur, elle épousa en premières noces un simple bourgeois, sans autre motif que de sortir d'une classe où l'égoïsme et l'orgueil lui paraissaient avoir leur source. Malheureusement, l'esprit de cette dame n'était pas moins exigeant que son cœur: la probité négative de son époux, qu'aucune force d'ame, qu'aucune instruction, qu'aucune délicatesse de goût n'accompagnaient, ne la dédommagea pas suffisamment du sacrifice qu'elle avait fait, et dont elle était près de se repentir, lorsque son mari.

* Boisson faite avec du thé et du rhum.

mourut de frayeur au commencement de la révolution pour s'être vu incorporé dans un bataillon de garde nationale. Quelques années après, elle épousa en secondes noces un homme de lettres célèbre par des écrits, où respiraient la philosophie la plus pure, le patriotisme le plus éclairé; mais comme il trouvait le moyen d'accommoder la sévérité de ses principes et la noble indépendance de son caractère à tous les gouvernemens qui se succédaient dans le cours de cet orage révolu tionnaire, sa femme ne tarda pas à s'apercevoir qu'il y a quelque chose de plus méprisable qu'un noble sans autre mérite que sa naissance, qu'un bourgeois sans autre vertu que sa vulgaire bonhomie, et que ce pouvait bien être un bel esprit aux gages de la puissance; quelques années d'épreuves, en lui donnant les moyens de s'en assurer, lui firent supporter avec résignation la perte de ce second époux: depuis cette époque, elle a vécu solitaire au milieu de Paris et dans la maison la plus tumultueuse qu'on y puisse trouver : pour se séparer des humains elle n'a pas même daigné les fuir.

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» L'autre veuve est une jeune et jolie femme, véritable héroïne d'un roman de chevalerie. Mariée à quinze ans avec un officier de hussards, elle a fait à cheval, avec lui, les deux dernières campagnes, et ne l'a jamais quitté, même sur le champ de bataille. Dans la retraite de Moscou, elle a montré jusqu'où l'amour pouvait élever le courage, jusqu'où le dévouement et la volonté pouvaient suppléer à la force; elle a perdu son mari à Champeaubert, et fut blessée du coup dont il mourut. Chaque fois que je la vois, je ne manque pas de lui faire une déclaration d'amour; elle en riait autrefois, elle n'y répond déjà plus que par un demi-sourire ; s'il lui arrive de m'écouter sérieusement, c'est une affaire faite, je l'épouse. » Le logement qui nous fait face est habité depuis plusieurs mois par des Anglais. Vous connaissez ma vieille aversion pour les gens de ce pays; l'âge, l'expérience et les événemens n'y ont rien changé. Sans égard aux traités de paix, je me suis constitué avec eux en état d'hostilité permanent. Vous ne devineriez jamais de quelle nature est la guerre que je fais à ces pélerins d'Albion qui sont venus se placer sous ma couleuvrine. Je m'étais aperçu qu'il y avait entr'eux et les demoiselles du principal corps-de-logis un échange de regards obliques, qui manquaient leur effet par un défaut de direction dans l'emplacement des batteries; j'ai mis à la disposition de ces dames une des pièces de mon appartement, d'où elles peuvent battre de plein fouet les positions de l'ennemi. Les traits qu'elles lancent, les mines qu'elles font jouer, leur assurent une victoire qui, suivant toute apparence, coûtera cher aux vaincus.

» Le corps-de-logis au fond de la cour est occupé par un dentiste italien et par un compositeur célèbre ; il n'y a pas de jour que leur voisinage ne donne lieu aux scènes les plus bouffonnes: tantôt c'est un homme, la figure empaquetée, qui entre chez le compositeur, se jette dans un fauteuil, ouvre la bouche avec une grimace horrible, et veut absolument que le musicien visite sa mâchoire; tantôt c'est un auteur de province qui, se trompant également d'étage, croit faire une visite au successeur de Grétry, et n'est averti de sa méprise qu'en voyant l'Esculape s'avancer sur lui le davier à la main. L'un se plaint de ne pouvoir travailler le jour sans être interrompu par les cris des gens que le docteur soulage; celui-ci se plaint de ne pouvoir fermer l'œil pendant la nuit parce qu'il plaît au compositeur de harceler jusqu'à deux ou trois heures du matin les touches d'un maudit piano discord pour y trouver les chants de l'opéra qu'il compose. Je ne connais rien de plus divertissant que leurs querelles journalières, auxquelles j'ai tout lieu de croire que la malice des voisins n'est pas toujours étrangère.

» Au troisième étage, et dans les mansardes, sont logés des essaims d'artistes de tout genre et de toute espèce, attachés aux différens théâtres : chanteurs, danseurs, choristes, joueurs d'instrumens; vous ne tarderez pas à entendre la bruyante symphonie qui signale chaque matin leur réveil. »

Nous rentrâmes et continuâmes à causer dans l'appartement jusqu'à ce que les aboiemens du barbet nous avertirent que le spectacle allait commencer.

En effet, je vis successivement se montrer à la fenêtre tous les originaux que m'avait annoncés le capitaine (sauf la veuve aux deux maris, dont les persiennes restèrent constamment fermées). Un peintre aurait trouvé là des études de tête de tous les caractères possibles. Tout le monde salua de la main ou de la voix le capitaine Thomas, à l'exception des quatre Anglais, occupés à faire la guerre à l'œil avec les demoiselles qui s'étaient déjà rendues à leur poste.

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Je n'essayerai pas de donner une idée d'un tableau dont l'effet résulte de la bizarrerie et de l'incohérence d'objets qu'il me serait aussi difficile de peindre, que de noter le tintamarre résultant, dans cette maison, du bruit des voix, des instrumens divers, des cris de toute espèce, accompagnés des hurlemens du caniche, auquel son maître apprenait à nager à grands coups de fouet.

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