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Pour faire croître le mérite, semez les récom penses. Prov. persans.

L'émulation est un sentiment volontaire, courageux. sincère, qui rend l'ame féconde, qui la fait profiter des grands exemples, et la porte souvent au-dessus de ce qu'elle admire.

Le chev. DE Jaucourt.

Si vous êtes curieux, mon cher Hermite, de voir une » femme que la joie rend à-peu-près folle, venez déjeûner » demain matin avec nous; mais sur-tout n'allez pas rire de » l'excès et de la cause du bonheur dont vous serez témoin ; je vous préviens qu'on vous arracherait les yeux. Experto » crede. »

Ce billet de l'ami Binome, daté du dimanche 18 août, excita vivement ma curiosité, et je n'eus garde de manquer au déjeûner du lendemain.

İl n'était encore que neuf heures. J'entrais, comme à l'ordinaire, par le corridor qui conduit à la bibliothèque du maître de la maison; mais un domestique me prévint que la famille était réunie dans la chambre de Madame, où je fus introduit. On ne m'eut pas plutôt annoncé, que Mme Binome, parée comme pour un jour de fête, courut à moi, et, m'embrassant avec une effusion de sentiment que je partageais déjà sans en savoir la cause: « Eh bien, mon vieil ami, me ditelle, félicitez-moi! Vous savez notre triomphe; vous en conviendrez, c'en est un véritable !..... A treize ans et quelques mois !....... Je voudrais bien savoir s'il y en a un autre exemple !........ Vous allez nous dire cela? » Avant de répon dre, je fus obligé de convenir que j'ignorais de quoi il était question. « Comment! vous ne savez pas !...... Je reconnais bien là M. Binome! toujours prêt à discourir sur ce qui se passe dans la lune, et de la plus belle indifférence pour tout ce qui intéresse sa famille !.... Il me semble pourtant que la chose en vaut la peine...... Jules a un premier prix au grand concours de l'Université !-Un premier prix à l'Université ?

-Rien que cela... Le voilà, ce cher enfant! embrassez-le donc ! »

J'embrassai le petit Jules, et je le félicitai de si bonne foi, de si bon cœur, que sa mère fut presque satisfaite de mes éloges. K Vous voyez, Monsieur, dit elle à son marí avec une complaisance mêlée de tendresse et d'orgueil, que je ne suis pas aussi déraisonnable que vous voulez le faire entendre, et que l'amour maternel ne m'aveugle pas. L'Hermite ne dit pas, comme vous, qu'un succès aussi éclatant ne prouve rien pour l'avenir, et il ne se croit pas obligé de mesurer au compas le degré de satisfaction qu'une mère peut manifester en pareille circonstance.-Vous ne devineriez pas, reprit Binome en nous mettant à table, ce qui me vaut une si verte mercuriale ? Une simple réflexion : je me suis permis de dire que les succès de college donnaient des espérances qui ne se réalisaient pas toujours, et qu'il n'était pas sans exemple qu'un jeune homme remportât, même à l'Université, un prix de grec où de latin, sans être capable de faire une multiplication.-Mon Dieu, Monsieur, vous en revenez toujours à vos chiffres, comme s'il était bien glorieux de savoir que deux et deux font quatre!

Il n'est peut-être pas glorieux de le savoir, mais il est certainement honteux de l'ignorer.-Eh bien, on l'apprendra. Je vous prédis, M. Binome, que votre fils sera tout aussi bon mathématicien que vous, quand il voudra s'en donner la peine. L'Hermite ne nous disait-il pas, il y a quelques jours, que la science du calcul est à la portée de tout le monde ? Pour moi, je déclare que je ne connais que des gens qui savent compter.... Les mathématiciens courent les rues. On se sert souvent de cette expression, reprit M. Binome, mais c'est en parlant de cette foule d'avortons littéraires, échappés des derniers bancs de l'école, qui se cotisent pour se faire une réputation d'esprit, et dont le bourdonnement insupportable est peut-être un des plus grands fléaux de la société actuelle. -C'est-à-dire, Monsieur interrompit-elle avec plus de passion que de logique), que vous voudriez que votre fils fût un sot; que vous ne connaissez de talent que celui d'un teneur de livres ou d'un arpenteur, et que, pour vous faire plaisir, il devrait renoncer à la couronne classique qu'il obtient aujourd'hui ?-Permettez-moi de vous répéter, ma très-chère femme, que je ne dis pas un mot de tout cela, que je désire, au moins autant que vous, de voir Jules prendre un jour sa place parmi les véritables gens d'esprit ; que, pour cela même, je ne serais pas fâché qu'à l'étude des mots il joignît celles des faits, et qu'enfin (sans oser en conclure avec vous que la France ait un grand homme de plus) je suis, avec quelque réserve d'expérience, tout aussi heureux.

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que vous de l'honorable distinction qu'il doit recevoir aujourd'hui. »

Ce petit débat de famille, dans lequel on se disputait à qui serait le plus heureux, ne rendit pas ma méditation difficile : on ramène facilement à la même opinion ceux qui sont déjà réunis dans les mêmes sentimens. Le déjeûner ne fut pas long; Jules et sa mère étaient trop pressés de se rendre à la salle des séances de l'Institut (lieu désigné pour la distribution des prix ). Je n'attendis pas que l'on m'invitât à cette mémorable cérémonie, à laquelle j'avais un double intérêt à me trouver, comme ami et comme observateur.

Les portes du palais de l'Institut venaient de s'ouvrir lorsque nous nous y présentâmes. Un huissier nous introduisit dans la salle des séances publiques, où Mme Binome, à la grande surprise de son mari, alla choisir nos places sur la dernière banquette de l'amphithéâtre du Nord. « Je ne devine pas, lui dit-il quand nous fumes assis, pourquoi vous nous mettez si loin du but.-Apparement, répondis-je, pour augmenter le plaisir que nous aurons à l'atteindre. Il ne vous entend pas, reprit. Mme Binome en me regardant avec un sourire d'intelligence.-Vous verrez, continuai-je, qu'il faudra que ce soit moi qui lui explique ce petit secret de la vanité maternelle : ne voyez-vous pas, ajoutai-je, que si nous étions en bas de la première enceinte au moment de la nomination Jules n'aurait qu'un pas à faire de sa place au bureau où vont se distribuer les couronnes, et que son triomphe serait à peine aperçu? Réfléchissez, au contraire, aux avantages qui doivent résulter du choix de notre position. On proclame à haute voix le nom de Jules-Emmanuel-Victor BINOME : un jeune homme se lève à l'extrémité supérieure de la salle; tous les yeux se portent sur lui; il descend. On s'empresse de se déranger pour lui ouvrir un passage; mais on a le tems de s'interroger: « Quel est-il ? Quel âge a-t-il ?.... Quel air » modeste! Quelle figure aimable !... Que sa mère doit être » heureuse !.....-La voilà. Où donc ?-Là...., cette dame » qui s'essuie les yeux...., » et mille autres propos que le jeune homme recueille en allant recevoir la couronne, et en revenant en faire un tendre hommage à sa mère, au milieu des applaudissemens qui éclatent et se prolongent sur son passage. Ah! je conçois maintenant, reprit notre encyclopédiste avec sa gravité ordinaire. C'est bien heureux! répondit sa femme. J'abonde d'autant plus volontiers, poursuivis je, dans le sens, ou plutôt dans le sentiment de Madame, qu'il vient à l'appui de mes vieux souvenirs, et qu'il m'explique la préférence que je donne (dans l'intérêt de la solennité qui nous rassemble) à l'antique enceinte de la Sor

bonne sur cette salle beaucoup plus brillante, mais beaucoup moins spacieuse.-Vous ne dites pas, interrompit notre géomètre, que, de votre tems, un plus grand nombre de con currens exigeait un emplacement plus vaste. Nous n'avons aujourd'hui que quatre colléges en exercice; on en comptait dix autrefois le Plessi, Louis-le-Grand, Harcourt, Mazarin, Lizieux, les Grassins, Montaigu, le Cardinal Lemoine, Lamarche et Navarre.....

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Pendant ce petit colloque, la salle s'était remplie et la commission de l'Université avait pris place. La séance s'ouvrit; M. Naudet, professeur distingué, prononça un discours latin remarquable par l'excellence des principes, l'élévation des idées la force et la convenance du style.

La distribution des prix commença. Je crois devoir consi gner ici quelques réflexions, que j'abandonne à l'examen de mes lecteurs. Pourquoi le prix d'honneur appartient-il invariablement à la composition latine ? Parce que, de tout tems, la chose s'est faite ainsi.... Dans cette circonstance, comme en toute autre, c'est peut-être une excuse, mais ce n'est pas une raison. Il me semble que l'on pourrait alterner en couronnant tour-à-tour l'AMPLIFICATION française et l'AMPLIFICATION latine (désignation d'autant moins convenable, pour le dire en passant, qu'elle indique ce genre de composition sous un titre qui rappelle un de ses défauts les plus ordinaires).

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Les proclamations se faisaient jadis en latin. On a pu laisser tomber en désuétude cet usage un peu pédantesque; mais je trouvais très-bon, très-juste que l'éloge des fondateurs des prix de l'Université précédât le nom des élèves qui recueillent cette noble partie de leur héritage. Les bienfaiteurs de cette espèce sont-ils devenus si communs qu'on doive craindre d'en multiplier le nombre par l'appât de la reconnaissance publique ?

En continuant à comparer mes souvenirs aux objets que j'a vais sous les yeux, ce qui m'a le plus étonné, c'est d'entendre, à plusieurs nominations, le bruit des sifflets se mêler aux acclamations et aux fanfares les anciennes distributions n'offrent pas d'exemple de cette inconcevable indécence. J'ai interrogé notre collégien sur la cause de ce désordre introduit depuis quelques années; elle tient à la persuasion où sont les élèves que les compositions sont mal examinées et mal jugées. Il serait donc utile d'établir un mode d'examen qu'ils connussent, et qui leur répondît de l'attention et de l'impartialité de leurs juges. Pourquoi quelques élèves des classes supérieures n'y assisteraient-ils pas?

A cette réflexion, que je communiquai à M. Binome, celuiei m'objecta « qu'il ne pouvait y avoir d'infidélité pour la cor

rection et le classement des copies, puisqu'elles ne sont remises aux examinateurs qu'après en avoir enlevé la tête, où se trouve le nom de l'élève et de son collége: sur cette tête et sur la copie on inscrit une devise qui sert à les rapprocher. Ces têtes de copies sont déposées, jusqu'au moment où l'on dresse les listes, dans une boîte scellée. A toutes ces précautions communes à l'époque actuelle et à l'ancienne, on ajoute aujourd'hui celle de nommer pour l'examen des compositions de rhétorique des personnes étrangères à l'enseignement, c'est-àdire non professeurs à l'Université !

Autrefois le secret de l'Université n'était pas celui de la comédie, il était religieusement gardé, et l'écolier qui devait avoir un prix venait à la distribution sans connaître son sort. Les professeurs eux-mêmes l'ignoraient. La surprise ajoutait à la joie de l'élève et de ses parens, et prévenait les petites intrigues des écoliers déçus dans leurs espérances. Aujourd'hui la liste se fait en plein conseil de l'Université, les inspecteurs présens. Peut-être a-t-on cru que cet appareil de publicité serait un garant de l'équité des juges : mais s'il était possible de supposer que les examinateurs fussent des hommes corruptibles l'injustice serait faite avant que l'on dressât les listes. Le mode actuel ne sert donc qu'à désespérer et à irriter les vaincus, en faisant d'avance connaître les vainqueurs.

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Je me souviens (moi qui me souviens de loin) que le docteur Fourneau, qui proclamait le prix à l'ancienne Université, se tenait debout et parlait haut. Je demande pourquoi l'officier del'Université actuelle, qui remplit aujourd'huiles mêmes fonctions, parle bas et reste assis ? Le PRECO des jeux olympiques dominait toutes les têtes, et sa voix remplissait un immense amphithéâtre.

J'ai fait une observation dont je voudrais bien qu'on ne tirât aucune induction maligne: autrefois les noms proclamés appartenaient en général à des familles honnêtes, sans doute, mais ignorées, mais obscures; aujourd'hui, les noms des élèves couronnés rappellent, pour la plupart, des hommes connus dans les premiers rangs de la société, de l'administration, des lettres, et même de l'Université, et ces noms sont trop souvent accueillis avec des applaudissemens du genre de ceux que l'on entend aux pièces nouvelles sous les lustres de nos salles de spectacles..... Binome m'a promis sur ce fait une expli cation satisfaisante; je l'attendrai pour avoir un avis.

Le maréchal de Villars prétendait, même après la bataille de Denain, que le plus beau jour de sa vie était celui où il avait eu un prix au collége: je crois pouvoir assurer que cette journée du bonheur ne laissera pas, dans le cœur de Jules, un souvenir moins exclusif. On pourrait peindre cependant les

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