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Un plaisir est moins vif lorsqu'il n'est accompagné d'aucune inquiétude.

La raison vient peut-être un peu tard chez les femmes, mais elle y arrive (quand elle y arrive) escortée d'un jugement si prompt et si juste, d'une volonté si persévérante, d'une éloquence si persuasive, qu'elle exerce un empire d'autant plus absolu qu'on ne songe plus à s'y soustraire. De son aveu, Mme de Lorys a été très-sensible dans sa jeunesse, et passablement capricieuse dans son âge mûr: la vieillesse où elle est parvenue, sans aucune des infirmités physiques et morales auxquelles cette époque de la vie est ordinairement sujette, en a fait le modèle accompli de ces vertus modestes, de cette raison supérieure qui donnent toujours une bonne action pour preuve d'un bon raisonnement. Les grands et terribles événemens dont nous avons été témoins, dans ces deux dernières années, ont encore une fois bouleversé toutes les têtes de ce pays : les vrais principes, les droits, les devoirs qui constituent l'ordre social, ont encore une fois été remis en question; les préjugés de la veille, les passions du jour, les espérances du lendemain, se sont armés de nouveau, pour l'intérêt particulier, sous les couleurs du bien général : Mme de Lorys, au milieu d'une famille et d'une société nombreuse, où l'esprit de parti exerça comme ailleurs sa fatale influence, ne s'est point écartée un moment de la ligne politique que sa raison lui avait tracée : « Griez, tempêtez, battez-vous même si le cœur vous en dit encore(répétait-elle avec sang-froid aux uns et aux autres) vous en reviendrez à la Charte, vous vous y rallierez, vous vous y attacherez de toutes vos forces, ou la France est perdue. Peu de jours se passaient sans qu'elle ne fît d'un côté ou de l'autre un prosélyte à la doctrine constitutionnelle ; et cette défection successive avait fini, depuis quelque tems, par opérer dans cette famille une réunion générale que les habitans

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et les habitués du château de ... s'étaient promis de célébrer chaque dimanche, pendant le reste de la saison, par une partie de plaisir nouvelle.

Chacun était admis, à son tour, à présenter le programme des amusemens de la journée. Les bals champêtres, les sérénades sur l'eau, les promenades dans les environs, en calèche,

cheval, à âne; les dîners dans la forêt, la comédie dans le parc avec illumination, rien n'avait été oublié. Quand vint le tour du colonel de Sesanne, neveu dé Mme de Lorys, il proposa une partie aux Montagnes Russes. La renommée de cet établissement n'était point encore parvenue jusque dans la forêt de Senart; avant d'adopter la proposition du colonel, on exigea qu'il fit connaître avec détail l'espèce de plaisir où il nous conviait. Il s'en acquitta d'autant mieux, qu'il a passé dix-huit mois à Pétersbourg, attaché à l'ambassade française, dont le chef était son parent: sans compter la campagne de Moscow qu'il a faite, et pendant laquelle on peut croire qu'il a été occupé de toute autre chose que d'étudier les mœurs de la Russie.

« Les Russes, nous dit-il (le peuple de l'Europe, après les Français, le plus avide de plaisirs), ont une véritable passion pour les Montagnes de glace: les habitans des campagnes disposent à cet effet le penchant des collines, qu'ils arrosent afin d'en rendre la surface plus glissante et plus unie. Dans les villes et dans les châteaux, ces montagnes se forment par des dalles de glaces rapportées et disposées sur un échafaudage de soixante ou quatre-vingts pieds d'élévation, qui descend par une pente rapide jusqu'à la rivière.

"Tous les ans, aux fêtes de Pâques, l'empereur fait construire à ses frais sur la Néwa, en face du palais impérial, une montagne de glace destinée à l'amusement gratuit du peuple de Pétersbourg; les négocians étrangers se réunissent en club pour se procurer le même plaisir sur le quai Anglais.

«Le lieu disposé, le jeu consiste à s'élancer du haut de la montagne sur de légers traîneaux, dont l'œil a de la peine à suivre la course rapide, et que le conducteur dirige en appuyant légèrement ses mains sur la surface glacée qu'il parcourt. Il est d'usage de descendre avec une dame qui s'assied sur les genoux de l'homme qui la conduit; mais pour obtenir cette faveur, il faut avoir fait preuve d'adresse et d'expérience à un exercice qui n'est point sans danger, et dans lequel la moindre mésaventure connue inspire une méfiance dont on a beaucoup de peine à triompher.

»Pour conserver l'été le simulacre d'un plaisir d'hiver dont ils sont idolâtres, les Russes ont imaginé d'élever pour la belle saison des montagnes en bois dont la construction dis

pendieuse se fait pour l'ordinaire aux frais d'une entreprise particulière qui en retire les produits. L'établissement de ce genre le plus en vogue et le plus remarquable est celui de Christophsky, dans une île près de Caminiostrow, appartenant au prince Wolkonsky; ces montagnes où il est du bon ton, à Pétersbourg, de se rendre en drotskys* le dimanche, ont dû servir de modèle à celles que l'on vient d'établir à Paris, et que je vous propose de visiter.

Pour faire parade à vos yeux de toute mon érudition sur les Montagnes russes, je vous dirai que Catherine-la-Grande, passionnée pour ce genre d'amusement, avait fait construire à Oranienbaum ( château favori de Pierre III) des montagnes en bois de la plus grande magnificence, autour desquelles régnait une double galerie de pierre, soutenue par des colonnes d'ordre ionique, qui subsistent encore. Ces montagnes se déployaient sur un espace de plus de deux werstes **. On se lançait sur la première du haut d'un pavillon attenant au palais: cet élan, qu'augmentait encore la rapidité de la pente, vous portait au sommet de la seconde montagne, dont la brusque déclivité imprimait au chariot une nouvelle force d'impulsion pour fournir une autre carrière.

» On voit encore à Oranienbaum le traîneau, en forme de cygne, illustré par l'heureux accident du comte Alexis Orlow. Ce jeune et bel officier des gardes descendait derrière l'impé-ratrice : un traîneau qui précédait celui de S. M. fit sauter une des planches de la carrière: l'abîme était ouvert; le traîneau s'y précipitait de toute la rapidité de sa course; le jeune Orlow met pied à terre, saisit le char, et par un prodige de force et de courage il l'arrête, d'abord, d'un bras qu'il se casse, et continue à le retenir de l'autre : on sait jusqu'où l'impératrice porta la reconnaissance. >>

Sur le récit et sur la foi de M. de Sesanne, toute la compagnie du château, au nombre de douze personnes, se mit en route pour les Montagnes Russes. Mlle Cécile et une de ses compagnes montèrent à cheval avec les jeunes gens, sous la conduite spéciale du colonel; MM. Binome, Walker et deux jeunes dames occupaient la calèche; Mme de Lorys me fit les honneurs de son landaw, qu'un général de ses parens, qui s'était blessé la veille en tombant de cheval, conduisait en cocher.

Il était deux heures lorsque nous arrivâmes aux thermes, près de la porte Maillot, où ces montagnes sont situées : une

* Petite voiture à quatre roues et à deux chevaux, d'une forme parti

sulière.

** Environ trois quarts de lieue.

longue file de voitures et de chevaux de mains, arrêtés dans l'avenue, annonçait une réunion brillante et nombreuse. Le premier coup-d'œil réalisa tout-a-fait l'idée que nous nous étions faite de cet établissement d'après la description du colonel. Après avoir pris des billets d'entrée au premier bureau nous arrivâmes au second, où se délivrent, au prix de cinq sous la course, des cartes de traîneaux, dont nous fîmes une ample provision. Un escalier d'une soixantaine de degrés conduit au haut d'un premier pavillon d'où l'on s'élance sur la première montagne. Les traîneaux, indépendamment des quatre roues sur lesquelles ils sont montés, sont munis de roulettes horizontales qui s'engrainent dans les rainures pratiquées aux deux côtés de la voie étroite où le traîneau s'engage et dont il ne peut sortir. Mme de Lorys ne permit aux jeunes personnes qu'elle conduisait de se hasarder à descendre qu'après avoir entendu mon rapport, dont le résultat fut qu'il n'y avait aucune espèce de risque à courir.

La permission accordée, Cécile et sa compagne s'emparèrent de deux traîneaux; je m'établis dans celui du milieu pour faire contraste, et pour me ménager le plaisir de voir un moment deux jeunes filles courir après moi. Le sort en est jeté:on nous lance; je profite de tout l'avantage de ma gravité spécifique, je vole, ou plutôt je tombe le premier au but. Nous attendîmes au pied de la première montagne les autres personnes de notre compagnie, nous les vîmes successivement descendre, et nous admirâmes particulièrement le colonel, qui parcourut cette rapide carrière debout sur son traîneau. Chacun se rendit compte de la sensation qu'il avait éprouvée; notre général, dont on ne prononce guère le nom sans le faire précéder de l'épithète de brave, nous avoua qu'il avait eu peur; cela s'explique le courage consiste à braver un danger contre lequel on peut se défendre : Henri IV avait peur de verser en voiture.

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Après avoir grimpé au sommet de la seconde montagne et l'avoir descendue avec la même intrépidité, je jugeai à propos d'abandonner la carrière à la jeunesse, et j'allai m'établir en observation dans une petite salle de verdure, d'où je pouvais examiner les acteurs, les spectateurs et le théâtre.

A considérer ces jeux sous le rapport de la gymnastique, je pense qu'ils doivent être utiles à la santé, et que l'hygiène peut en tirer de véritables secours; mais leur succès me paraît sur-tout garanti par des avantages plus aisément et plus généralement appréciés. Quel rendez-vous plus favorable aux tendres intrigues, aux douces confidences, que ces Montagnes Russes ? où peut-on mieux s'assurer, en dépit de la plus active vigilance, un moment d'entretien quelquefois si précieux? On descend avec la rapidité de l'éclair; mais on est seul, on

est ensemble, et je vous aime est sitôt dit! Je doute cependant que nos dames poussent jamais l'imitation des mœurs russes jusqu'à s'asseoir sur les genoux d'un compagnon de voyage, bien que l'exemple en ait été donné par une actrice, avec des précautions qui devaient la tranquilliser sur la crainte de perdre l'équilibre.

On voit bien, quand on a l'habitude d'observer; j'en fais juge les personnes qui se reconnaîtront aux remarques suivantes. Un gros Monsieur, dont l'excessif embonpoint formait au-dessous de son estomac une énorme saillie, donnait le bras à une dame dont il était aisé de voir qu'il était le mari; auprès d'eux marchait leur fille, d'une figure charmante, et dont l'oeil investigateur eut bientôt découvert au milieu de la foule un jeune homme en redingote polonaise, dont le regard fit monter un pied de rouge sur les joues de la demoiselle : j'observai que, sans se perdre un moment de vue, ils évitaient de s'aborder; il ne tenait qu'à moi d'en tirer une première conséquence, mais je ne hasarde pas mes jugemens; au bout d'un quart d'heure, le père, la mère et la fille descendirent ensemble, et le jeune homme vint se placer au bas de la montagne ; peut-être s'aperçut-il, comme moi, que la petite personne pendant sa course avait porté la main à son fichu, et l'avait ensuite placée derrière elle. Quoi qu'il en soit, j'avais fait une attention particulière au traîneau, et je ne fus pas étonné, un moment après, de voir le jeune homme descendre la montagne opposée sur ce même traîneau; donner à sa main la même direction qu'avait prise celle de la demoiselle, la porter ensuite à la poche de son gilet, et secouer ensuite son mouchoir en l'air. Pour m'assurer que je ne me trompais pas sur les inductions que je tirais de ce petit manége, je suivis celui-ci au sortir du traîneau ; j'entrai après lui dans le café qu'on a établi sous la première montagne, et je le trouvai lisant un petit billet qu'il finit par presser sur ses lèvres.

Je n'eus pas le tems de pousser plus loin mes observations; Walker, qui me cherchait, vint m'avertir que ces dames étaient remontées en voiture, et qu'on n'attendait plus que moi pour partir.

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