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Lequel est le plus utile à l'Etat, d'un homme bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roi se lève ou se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d'esclave dans l'antichambre d'un ministre; ou d'un négociant qui enrichit son pays, qui occupe les pauvres, qui donne de son cabinet des ordres à Surate, au Crand-Caire, et contribue au bonheur du monde ?

VOLTAIRE.

DANS une de nos petites réunions de l'île Saint-Louis, il nous arriva dernièrement d'examiner une question politique et morale à laquelle nous fûmes amenés par cet aphorisme de M. André le philosophe : le caractère d'un homme est toujours modifié par l'esprit de sa profession; il s'agissait de décider

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quelle est la profession dont l'Etat, la société et l'individu retirent le plus d'avantages, et qui contribue le plus efficacement au maintien des mœurs. » Comme il arrive presque toujours, nous commençâmes par être tous d'un avis différent. Chacun, obéissant à son insu au préjugé de son éducation, à la partialité de son goût, à l'influence d'un intérêt plus ou moins personnel, se constitua l'avocat d'une profession favorite, et l'accusateur de toutes les autres : Binome lui-même en dépit de toutes ses méthodes analytiques, ne pouvait arriver à une solution raisonnable d'un problême où l'on ne s'entendait (pour parler son langage) ni sur la valeur, ni même sur la nature des quantités que l'on employait. « Allons aux voix en y procédant au scrutin secret, dit Walker, et vous allez voir qu'avec des avis si différens nous sommes, au fonds, tous du même. Je demande seulement que chacun de nous inscrive sur son bulletin deux professions: d'abord celle qui lui paraît remplir les conditions du problême, et secondement celle qui, selon lui, s'en approche d'avantage. » Nous en passâmes volontiers par une épreuve aussi simple; Walker

procéda au dépouillement de ce petit scrutin, qui se trouva composé des quatre billets suivans:

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« Je n'ai pas besoin de vous prouver, continua-t-il, qu'en nous accordant tous pour donner en cette circonstance la seconde place au commerce, nous lui assignons bien véritablement la première; car notre premier vote n'exprime qu'une prédilection, tandis que l'autre motive une préférence. »

On trouva qu'il y avait dans cette décision plus de subtilité que de justesse, et l'on se remit à discuter de plus belle.

L'HERMITE.

Si, pour les États, comme pour les individus, le premier besoin est l'existence, et le premier devoir la conservation; s'il est également vrai que cette existence soit sans cesse menacée, et ne puisse être efficacement protégée que par le courage et la force, il est évident, pour tout homme qui sent battre son cœur au nom de la patrie, que la plus utile comme la plus noble profession est celle des armes.

M. BINOME.

Vous me permettrez de croire qu'il y a un peu plus d'utilité à conduire le soc qu'à manier le sabre, et qu'à tout prendre il est plus aisé de se passer de soldats que de laboureurs. Peutêtre même conviendrez-vous que la vie des rustiques enfans de Cérès est un peu plus favorable aux bonnes mœurs que celle des belliqueux enfans de Mars.

M. ANDRÉ.

C'est une très-bonne chose de nourrir son pays; c'en est une très-belle de le défendre; mais encore faut-il en avoir un : or, comme il n'y a de pays, moralement et politiquement parlant, que là où il y a des lois; que des lois supposent des magistrats qui les font observer, des juges qui en sont les organes, des avocats qui en assurent la protection à la veuve et à l'orphelin, je déclare que la magistrature, considérée sous le rapport des mœurs et de l'utilité publique, occupe de fait et de droit le premier rang dans l'ordre social.

M. WALKER.

Je crois, Messieurs, pouvoir appuyer mon avis d'aussi bonnes raisons que les vôtres; mais je n'oublie pas que nous sommes attendus à la barrière de Fontarabie, et j'ai dans

l'idée que vous m'écouterez plus favorablement à notre re

tour.

En nous séparant, la semaine dernière, nous étions en effet convenus d'aller visiter le mercredi suivant les établissemens de M. Divès, auquel notre industrie manufacturière est en partie redevable des immenses progrès qu'elle a faits depuis vingt ans.

En remontant la rue de Charonne, nous passâmes devant une des écoles principales fondées pour l'instruction élémentaire, d'après la méthode dite à la Lancaster; M. André, qui partage avec M. le comte de Laborde et M. l'abbé Gaultier l'honneur d'avoir naturalisé en France cette bienfaisante institution, prit avec nous l'engagement de nous mettre à même d'en apprécier tous les avantages. M. Walker ne manqua pas cette occasion de nous apprendre qu'un négociant (M. Delessert) avait fondé et doté de la manière la plus libérale deux établissemens de cette espèce, destinés à l'instruction des enfans de la religion réformée.

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«Je pourrais, continua-t-il, vous citer une foule d'actions également honorables pour le commerce de France, je me borne à la plus récente. M. J. C., négociant de Baltimore, était venu en France pour y composer une cargaison des produits de nos manufactures. Il devait recevoir d'un intéressé, auquel il avait laissé des fonds considérables avant son départ des Etats-Unis, une cargaison de coton et une remise de 400,000 fr. sur Londres, laquelle avait été effectuée, mais que, par un mal-entendu (qu'il faudrait peut-être appeler autre nom), la maison de Londres avait portée au compte de l'intéressé. M. J. C., après huit mois de courses dans nos villes manufacturières, avait réuni au Hâvre toutes les marchandises dont il avait fait l'acquisition pour une somme de 800,000 fr., qui avait été payée par la maison Perregaux et Lafitte au moment de son départ, M. J. C. reçoit la nouvelle que le bâtiment qu'il avait expédié, depuis huit mois, à la Nouvelle-Orléans, pour apporter les cotons en France, avait été détourné de sa destination par l'intéressé. Attéré par ce coup de foudre, l'infortuné négociant tomba dans une mélancolie profonde dont les suites menaçaient sa vie; s'adressant alors à M. Lafitte, il lui confia la situation où le réduisait l'horrible procédé de l'intéressé américain et de la maison de banque anglaise : « Je suis hors d'état de vous rembourser lui dit-il; faites vendre mes marchandises, je vous tiendrai compte de la perte. - Partez, lui dit en lui serrant la main l'honorable M. Lafitte, partez avec vos marchandises, et reprenez courage, vous me les paierez lorsque vous les aurez vendues. Dès ce moment votre compte est arrêté et porte un intérêt de cinq pour cent. »

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Tout en causant, nous étions parvenus au haut de la rue de Charonne. Nous nous arrêtâmes à l'ancien couvent des Béné~ dictines, où M. Divès a établi une manufacture d'étoffes de coton qui rivalisent avec tout ce que l'Angleterre produit de plus parfait en ce genre; et, plus récemment, une filature de laine, qui ouvre à l'industrie nationale une source de prospé rité dont on ne peut ni assigner la limite, ni calculer les avantages.

On était à table quand nous arrivâmes, et nous fûmes reçus avec cette cordialité franche, avec cette politesse aisée dont la bienveillance exclut le cérémonial. C'était déjà un ta bleau plein d'intérêt que celui de M. Divès, au milieu d'une belle et nombreuse famille où il exerçait l'autorité d'un chef avec toute la confiance d'un protecteur et l'affection d'un père. Pendant le déjeûner la conversation roula sur les progrès de l'industrie en France, sur les causes qui les avaient produits, sur les moyens de les étendre encore ; M. Divès, contre l'avis du philosophe de l'île Saint-Louis, nous prouva que l'emploi et le perfectionnement des machines n'avait et ne pouvait avoir d'inconvéniens dans un pays dont la richesse du sol pouvait s'accroître avec la population, et où l'économie des bras dans les arts industriels tournait toujours au profit de l'agriculture.

M. Binome, après avoir démontré par une foule d'exemples qu'en fait de découvertes les Français ont presque toujours la gloire de la première idée, parut s'étonner qu'à l'application ils n'arrivassent, pour l'ordinaire, qu'à la suite des autres. M. Divès en trouva la cause dans la timide avidité des capitalistes, qui ne viennent au secours d'aucune entreprise, qui croient leurs fonds perdus quand ils n'en touchent pas régulièrement l'intérêt; dans ce travers de la mode, né du défaut d'esprit public, qui salarie en quelque sorte la contrebande, en recherchant de préférence les produits de l'industrie étrangère.

Après le déjeûner, nous visitámes dans le plus grand détail les immenses établissemens dont se compose la manufacture de M. Divès.

Nous suivîmes pour ainsi dire pas à pas la marche progressive de la fabrication, en passant de l'atelier où l'on découpe les toisons brutes dans la buanderie où l'on lave les laines 9 dans les fours où on les blanchit à la vapeur du soufre, dans les salles où on les peigne, dans celles où on les carde: nous n'insistâmes point pour être introduits dans les ateliers de filature de laine, où M. Datès, employant des procédés mécani-ques qui ne sont point connus, doit craindre d'en exposer le mécanisme à des regards infidèles.

Nous reprîmes la suite des opérations dans les salles où les

laines, filées et distribuées par numéro, sont livrées aux tisserands; nous parcourûmes les divers ateliers où se fabriquent les différens genres de tissus, où se parent les étoffes en roulang sur des cylindres de fer rouge, et finalement où elles reçoivent les derniers apprêts. Nous nous arrêtâmes ensuite à considérer, dans de vastes magasins, cette même laine, que nous avions vue sous la forme d'une toison sale et grossière, transformée en un tissu rival de celui de Cachemire et nuancé des plus belles couleurs.

Accoutumé comme je le suis à considérer avant tout les ob jets dans leurs rapports avec les mœurs, j'avoue que je fus moins frappé des prodiges d'industrie que je voyais en quelque sorte s'opérer sous mes yeux, que des bienfaits dont cette industrie est la source. Comment se défendre d'un mouvement de vénération pour un homme auquel deux ou trois mille autres doivent leur subsistance journalière, qui s'enrichit du bien qu'il fait, et dont la fortune, comme un fleuve nourri cier, embellit et fertilise ses rivages!

Je ne pouvais me lasser, en m'arrêtant au milieu de cette multitude d'ouvriers que M. Divès salarie, de regarder ces enfans dont l'adresse laborieuse et précoce est déjà une ressource pour leur famille. Je ne pouvais sortir de cette salle, où tant de braves qu'ont épargnés les combats trouvent, dans l'exercice d'une facile industrie, un surcroît de secours contre une honorable indigence dont la sollicitude du gouvernement est sans cesse occupée à les défendre. Qu'il ma paru respectable, la navette à la main, ce fier chef d'escadron, sillonné par le fer ennemi, qui n'a pas craint de déroger à sa gloire par un travail utile!.... Que de réflexions cette circonstance fait naître !.... Je n'ai ni le tems ni l'espace nécessaires pour les consigner ici, et je terminerai ce Discours par cette considération de Duclos, de la justesse de laquelle nous avons fini par tomber tous les quatre d'accord:

« Il n'y a pas de membres plus utiles à la société que les » commercans: ils unissent les hommes par un trafic mutuel; >>ils distribuent les dons de la nature; ils occupent et nourris » sent les pauvres, satisfont aux désirs des riches, et suppléent » à la magnificence des grands. »

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