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Avec des talens, de l'esprit et des vertus, on se rend insupportable dans la société par des défauts légers, mais qui se font sentir à tout moment.

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VOLTAIRE.

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COMME j'entrais hier, vers deux heures, chez Mme de Lorys, elle disait à son portier, qu'elle avait fait monter: « Ne vous avais-je pas dit, Martinet, de mettre sur la liste des personnes que je ne reçois pas le matin, M. de Volsange? - Pardonnezmoi, Madame. Il est monté cependant ? Ce n'est pas ma faute. Je lui ai dit, comme de raison, que Madame n'était pas au logis. Propos de suisse, m'a-t-il répondu sans s'arrêter on y est toujours pour moi - Allez, Martinet; une autre fois il vous croira. Quel est, dis-je à Mue de Lorys, ce Monsieur de Volsange que vous consignez si inhumainement? — C'est un homme de qualité, plein d'esprit, de talent, et, qui plus est, de vertus. - C'est donc pour ne pas humilier les autres que vous éloignez celui-ci ? · Non; c'est qu'il a un défaut qui détruit toutes ses bonnes qualités : il est insupportaAvec des vertus, des talens et de l'esprit ? Dans toute autre bouche que la vôtre, Madame, un pareil reproche ne ferait pas la satire de celui à qui il s'adresse. Dans l'espèce de solitude où vous avez vécu, mon cher Hermite, vous vous êtes occupé à peser les hommes un à un ; vous ne cherchez en eux qu'une valeur intrinsèque, et vous faites peut-être trop peu de cas de ce qu'on peut appeler leur vertu relative. Tout sauvage que vous avez été, ou peut-être parce que vous l'avez été, vous convenez de bonne foi que l'homme, né avec le germe des qualités sociales, ne peut trouver que dans l'état de société tout le bonheur dont sa condition est susceptible. La nature n'y conserve de ses droits que ceux qui peuvent se mettre en commun et s'accorder avec les devoirs que la société impose. Voulez-vous être heureux, je veux l'être aussi, nous le voulons tous, et cette volonté commune nous rend insupportable celui que nous trouvons toujours armé, fut-ce même de ses vertus, contre notre amour-propre et nos plaisirs.

Voilà, Madame, une définition de l'homme insupportable qui figurerait à merveille dans un chapitre de Condillac, mais d'après laquelle, en juge impartial, j'hésiterais encore s'il fallait prononcer entre lui et ses accusateurs, toujours en supposant que vous ne fussiez pas du nombre. Un portrait fidèle vous ramènera plus sûrement à notre avis qu'une discussion métaphysique où vous auriez sur moi trop d'avantage.

» M. de Volsange, que la nature semble avoir mis tout exprès au monde pour y être incommode, trouve dans ses avantages même un moyen de remplir sa destination. Sa taille, démesurément grande, rapetisse tout ce qui l'entoure ; et il serait plus facile à une femme de se pendre à son bras que de s'y appuyer. Ses traits ne manquent ni de régularité, ni de noblesse; mais chacun est si invariablement attaché à la place qu'il occupe dans sa figure, que la joie ou les chagrins des autres n'y produisent jamais la plus légère altération. Il vous suit des yeux, et jamais de la pensée; c'est un portrait qui vous regarde sans vous voir. Loin qu'on puisse lui reprocher d'être fier du beau nom qu'il porte, il a pour maxime habituelle <«< que tout homme est fils de ses œuvres ; » il répète à qui veut l'entendre qu'il est plus glorieux du moindre talent qu'il s'est donné que de la naissance qu'il a reçue. Ce texte éminemment philosophique, qu'il brode à tout propos, et principalement en présence de ceux qui sont plus personnellement intéressés à défendre la seule prérogative qu'ils possèdent, n'est certainement pas fait pour lui concilier leur bienveillance; aussi disent-ils, avec quelque raison, qu'il a au plus haut degré l'orgueil de n'être pas orgueilleux.

"A cet égard sa modestie est telle, qu'il n'a pas dédaigné, après la mort de sa première femme, de rendre hommage aux attraits et aux vertus de sa femme-de-chambre; et comme celle-ci a eu la sagesse ou la prudence de ne point écouter les offres un peu moins honorables qu'il avait d'abord hasardées, il a cru devoir épouser cette Paméla, pour que sa vertu ne restât point sans récompense.

» L'ostentation avec laquelle il a bravé un de ces préjugés utiles, dont l'oubli total aurait pour la société de si funestes conséquences, l'a mis dans une position tout-à-fait fausse dans le grand monde, où il tient à vivre : il a fait de vains ef-forts pour y présenter sa femme, et j'ai tout lieu de croire que ce dédain, dont il aurait dû la venger, a fini par influer sur leur bonheur domestique.

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» Il y a deux manières de se rendre insupportable: par défauts qui tiennent au caractère; par des inconvéniens qui résultent des habitudes. Volsange les réunit : par suite de ce même orgueil, ou de cette même modestie dont je parlais

tout-à-l'heure, il veut toujours traiter d'égal à égal avec ses supérieurs comme avec ses inférieurs ; ce qui lui donne, auprès des uns et des autres, une attitude à-la-fois gênante et gênée, dont on cherche, en l'évitant, à lui épargner la fatigue.

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La sincérité est sans doute une aimable vertu ; Volsange a trouvé le moyen d'en faire quelque chose de pis qu'un vice. Sans méchanceté, sans impolitesse, il est aux petits soins pour dire à chacun ce qui peut lui déplaire davantage. Se trouve-t-il avec une femme assez belle encore pour faire illu sion sur son âge, il emploiera tout ce qu'il a d'esprit à la consoler sur l'apparition d'un cheveu blanc qu'il a découvert sur sa tête, à lui rappeler une époque éloignée qui équivaut à un extrait de baptême. La dernière fois que nous nous trouvâmes ensemble chez ma nièce, où il dînait avec un académicien élu de la veille, et très-heureux de l'être, il n'eut point de cesse qu'il ne lui eût prouvé, le plus honnêtement du monde, que les honneurs académiques sont presque toujours le partage de ceux qui les méritent le moins. Il croirait flatter les vices, ou adopter les erreurs de ceux à qui il parle, s'il ne leur en faisait, au moins indirectement, le reproche. Incapable de perdre l'occasion de dire ce qu'il croit la vérité, il ne sera jamais arrêté par la crainte de blesser un ami ou de se faire un ennemi mortel. Sans mesure dans l'éloge comme dans la critique, et toujours d'aussi bonne foi, il louera un homme en face de manière à le faire rougir, et le déclarera sans rival en présence de tous ses rivaux.

» S'il arrive que l'on qualifie d'insociabilité cette franchise désobligeante, il ne manque pas de répondre qu'il la préfère au commerce de faussetés que s'imposent les uns, et au silence stupide dans lequel se renferment les autres. Ce serait en vain qu'on essaierait de lui prouver qu'il y a, entre ces différens excès, un terme moyen; que l'indulgence réciproque fait partie des devoirs relatifs des hommes en société ; qu'il faut y savoir capituler avec l'ignorance, la sottise et l'amour-propre, comme avec un ennemi supérieur en nombre; il se tairait alors, et son silence ne serait pas moins désobligeant que ses paroles.

» Un des travers les plus insupportables de Volsange, c'est de croire qu'il n'y a de jolies femmes que celles à qui il a fait la cour, et d'événemens importans que ceux dans lesquels il a figuré. Sa liaison avec Mme de *** et ses motions à l'assemblée constitutionnelle, dont il était membre, sont les sujets intarissables de sa conversation. Il y revient sans cesse, et, à quelque distance que vous le rejetiez, au moyen d'une douzaine de transitions qu'il s'est faites, il se replace bientôt sur

son terrain. On lui pardonnerait peut-être ce monopole de la conversation, qu'il n'exerce pas sans talent, s'il y employait des formes plus variées et moins tranchantes; mais il pérore d'un ton si magistral! Au lieu de vous dire une chose toute simple, il vous la déclare si solennellement, qu'il vous donne toujours l'envie d'être d'un autre avis que le sien, lors même que cet avis est le vôtre. Consent-il à vous faire une question, vous croyez pouvoir répondre; mais il vous arrête à chaque mot pour en avoir l'explication, et triomphe de l'impatience qu'il vous cause. Si quelqu'un, à table, profitant de l'extinction de voix à laquelle il est heureusement sujet, parvient à. fixer, par quelque récit intéressant, l'attention de la compagnie, il trouvera vingt moyens de la détourner, en parlant bas à ses voisins, et offrant à tous les convives, l'un après l'autre, un mets qu'il a devant lui et dont personne ne veut; il incidentera sur des noms propres, sur des dates, ou déjouera le narrateur, en émoussant le trait de son discours, ou en annonçant d'avance le dénouement de l'aventure qu'il

raconte.

» Les défauts essentiels du caractère de M. de Volsange ne contribuent cependant pas autant à le rendre insupportable qu'une foule de petits inconvéniens qu'il apporte dans le commerce de la vie habituelle, et dont chacun a sa part. Demandez à Cécile pourquoi elle ne peut le souffrir; elle vous dira qu'il vient toujours la prier à danser, et qu'il brouille toutes les contredanses, dont il ne sait pas une figure. Vrai fléau de concert, il ne manque jamais de saisir le moment où l'oreille est le plus agréablement captivée pour ouvrir une porte, ou pour se promener dans le salon, en faisant crier le parquet sous ses pas. Vous avez consenti à lui donner une place dans votre loge, au théâtre; attendez-vous à ne pouvoir rien écouter. Une scène vous intéresse; il vous prouve qu'elle n'a pas le sens commun. Talma vous fait frissonner, Mlle Mars vous enchante, Mme Branchu vous ravit; il vous cite Lekain, Mlle Contat, Mme Saint-Huberti. L'émotion de la jeune personne près de laquelle il est assis va jusqu'aux larmes; il s'occupe à détruire cette douce illusion, et la fait rougir de son attendrissement, en se moquant de l'objet qui l'excite. Pendant tout le tems du spectacle il vous bourdonne à l'oreille les vers que l'on va dire, ou fredonne dans un autre ton l'air que

l'on chante.

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Volsange est, à tous égards, un homme de bonne compagnie; néanmoins il a contracté des habitudes que l'on y réprouve avec raison. Il affecte de parler une langue étrangère devant des femmes qui ne l'entendent point. A table, it pérore en gesticulant, la cuiller ou la fourchette à la main, et

il est rare qu'il ne laisse pas quelques traces de son discours sur les habits des personnes près desquelles il se trouve. Je connais quelques femmes qui l'ont pris dans une véritable aversion, parce qu'il prend du tabac en mangeant, et qu'il nettoie ses dents avec la pointe de son couteau.

» En faisant beaucoup de bien, M. de Volsange a trouvé le secret d'être insupportable à tous ceux qu'il oblige, et, plus d'une fois, de ranger les bons cœurs du côté de l'ingratitude. La publicité qu'il donne à vos besoins est toujours la condition du service qu'il vous rend, et dont rien ne peut vous acquitter; il n'admet ni compensation, ni prescription pour la reconnaissnace qu'il vous impose : à tout prendre, il vaut beaucoup mieux être son débiteur que son obligé.

>> -Voila, en effet, Madame, le portrait d'un homme bien incommode, et je conçois l'éloignement qu'il vous inspire. Mais je viens rarement chez vous sans y trouver un M. de Nevilette, généralement connu pour un homme d'un commerce très-peu sûr, d'un esprit dangereux, d'un cœur profondément corrompu, à qui l'on reproche, entre autres peccadilles, d'avoir tué son meilleur ami en duel, d'avoir rendu très-malheureuse une femme charmante, d'avoir trahi lâchement son bienfaiteur; sa gaîté, que l'on vante, n'est au fond qu'un persifflage continuel, et le bon ton qu'il professe ne peut vous faire illusion sur ses vices. Cependant Nevilette est reçu, et Volsange est éconduit!-C'est que l'un n'est que méchant, et que l'autre est insupportable. »

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Les trois quarts des hommes ne pensent pas, et les deux tiers du reste pensent par procuration, et règlent leurs opinions sur le préjugé de l'époque, ou sur le caprice du jour :

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