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saient Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Buffon, d'Alembert; où brillaient, dans un ordre inférieur, Diderot, Crébillon, Duclos, Thomas, Delille, Marmontel, La Harpe, Ducis ; et, en troisième rang, Gilbert, Collardeau, Florian, et une foule d'autres écrivains recommandables au même degré; je ne désespère pas, dis-je, qu'un siècle illustré par tant de grands hommes ne rivalise un jour de gloire et de splendeur avec celui qu'ont immortalisé à si juste titre les noms des Molière, des Bossuet, des Racine, des Pascal, des Fénélon et des Boileau; mais ce n'est point ici la place d'une pareille discussion, et, tout en conservant, jusqu'à nouvel ordre, au dix-septième siècle la qualification de siècle des lettres, j'appellerai le dix-huitième le siècle des gens de lettres.

Tout ce qu'avait pu faire le génie des grands hommes contemporains de Louis XIV avait été d'appeler sur eux un degré de considération personnelle qui les mettait presque de niveau avec un trésorier de l'épargne ou un receveur de gabelles; mais l'estime qu'on leur accordait individuellement ne s'étendait pas encore à leur profession. Au siècle des La Rochefau、 cault, des Sévigné, il était encore du bon ton pour un gentilhomme de ne savoir pas l'orthographe; et Cavoie mettait une sorte de courage à se montrer avec Racine à la cour. Le savoir doit des ménagemens à l'ignorance: elle est son aînée ; aussi les gens de lettres ne réclamèrent-ils pas contre un dédain impertinent qui devait cesser avec la cause qui l'avait produit. Le premier effet d'une éducation plus libérale parmi les grands fut de leur inspirer l'amour des lettres, et de les rapprocher de ceux qui les cultivent par état.

Dans aucun tems cette alliance, dont Voltaire avait posé les bases, ne fut en France plus étroite, plus générale que dans le siècle dernier; la grandeur, l'esprit et le talent se prêtaient alors un appui mutuel et se confondaient quelquefois dans les mêmes personnes. On peut se figurer quel devait être le charme des assemblées de Mes Du Deffant, d'Epinay, Geoffrin, d'Houdetot, où se trouvaient réunis tous les genres d'illustration, où Montesquieu consultait la duchesse d'Aiguillon sur les Lettres persanes, où d'Alembert disputait à l'auteur de la Tactique le cœur de Mlle Lespinasse, où Rousseau déclamait contre la noblesse en présence de la maréchale de Luxembourg. La protection que les d'Argenson, les Turgot, les Malesherbes accordaient aux lettres et aux arts n'était point, comme on l'avait vu avant, comme on l'a vu depuis, le salaire de ces éloges que prodiguent aux hommes en place des écrivains faméliques que l'on peut comparer à ces mendians qui demandent l'aumône aux voyageurs sur la grande route en jetant des fleurs dans leur voiture; une honorable indépendance

était le partage exclusif des écrivains de cette époque, qui se piquaient également de bien dire et de bien faire, et dont la plupart n'étaient pas moins célèbres par leur caractère que par leur talent. Les noms de Thomas, d'Helvétius, de Duclos, de Saint-Lambert, sont également chers aux amis de la vertu et aux amis des lettres ; et ces nobles marques distinguent encore parmi nous ceux de leurs contemporains qui leur survivent.

De tout tems les hommes qui ont travaillé avec le plus de zèle à l'instruction, et conséquemment à l'amélioration de la race humaine, sont ceux qui ont eu le plus à souffrir de l'injustice de leurs compatriotes; presque tous ont pu dire comme le chancelier Bacon, dans son testament prophétique: « Je lègue mon nom et ma mémoire aux nations étrangères et aux siècles à venir *

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Aucune classe de la société n'a eu plus à souffrir que les gens de lettres, de cette révolution que la plus insigne mauvaise foi les a si souvent accusés d'avoir faite : quels hommes ont plus à craindre, ont plus à perdre, dans un bouleversement général, que ceux qui cultivent le domaine des arts et des sciences, et dont les travaux ne peuvent être récompensés qu'au sein d'un Etat où règnent la paix, l'ordre et l'abondance? Les hommes de lettres, que l'on appelait dès-lors les philosophes, avaient sans doute contribué de leurs écrits à des réformes que tous les bons esprits appelaient d'un bout de la France à l'autre, et que les progrès de la raison et des lumières avaient rendues indispensables. Presque tous réunis comme ils le sont encore, dans le vœu d'une monarchie cons-titutionnelle, ils firent tête à l'orage, et opposèrent, de distance en distance, une faible digue au torrent révolutionnaire, où Bailly, Roucher, Lavoisier, Chamfort, Condorcet, et plusieurs autres, se virent successivement entraînés. Dans ces tems de crime et de malheur, un seul écrivain sauva sa vie aux dépens de son honneur, en faisant en mauvais vers l'apologie de ces odieuses saturnales; et l'expiation publique qu'il en a faite n'est point de nature à en absoudre sa mémoire. La terreur qui pesait sur la France, et qui menaçait, súr- tout alors, les hommes éclairés, comprimait en vain l'opinion pu blique : quelques écrivains courageux, au mépris de la hache suspendue sur leur tête, osèrent la faire entendre. L'Ami des Lois** ne craignit pas d'accuser, en plein théâtre, le chef de la plus odieuse et de la plus dégoûtante tyrannie: « Des lois,

*I leave my name and memory to foreign nations and to the next ages.

**Titre d'une comédie de M. Laya, représentée sous le règne de la terreur, et que l'auteur avait dû regarder comme son arrêt de mort,

et non du sang!» criait un auteur sur la scène, en présence même d'un comité de tigres qui voulaient du sang, et non des lois.

C'est encore à une époque postérieure, parmi les gens de lettres, qu'il faut chercher les exemples d'un courage peut-être plus rare, de celui qui résiste aux séductions de la puissance, aux prestiges de la gloire, aux promesses de l'ambition, à la contagion de l'exemple. Je ne nommerai que Ducis: on peut impunément rendre justice aux morts.

La fortune est bien rarement la compagne des enfans d'Apollon. Les sots trouvent mille chemins pour arriver à son temple; les gens de lettres y marchent par des sentiers étroits, s'égarent ou s'amusent en route, et n'arrivent presque jamais; à défaut des richesses qu'ils n'ambitionnaient pas, jadis du moins, ils pouvaient aspirer à la gloire ; et le Tasse, réduit à ce degré d'indigence qu'il invitait son chat à lui prêter dans la nuit la lumière de ses yeux,

Non avendo candele per iscrivere i suoi versi !

se consolait de la misère présente en songeant au triomphe qui l'attendait.

L'amour des lettres est, sinon entièrement éteint en France, du moins extrêmement affaibli. Les deux seules branches, ou plutôt les deux seules feuilles de l'arbre de la littérature sur lesquelles puissent encore vivre les abeilles (d'autres diront les insectes du Parnasse ) sont les journaux et les mélodrames: tout autre moyen d'existence leur manque, à une époque où l'on ne lit plus même des romans, où l'on parle avec le même dédain des beaux vers de M. R***, et des bouts - rimés de M. N***.

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La sottise a pour maxime héréditaire que les gens de lettres ne sont propres à aucun emploi, et qu'un homme, connu par des ouvrages qui supposent des études, des connaissances, un esprit supérieur, est par cela même incapable d'occuper une place de commis. Cest en vain qu'on répond à cette vieille impertinence que les hommes de lettres dignes de ce nom sont au contraire propres à tout; qu'il n'y a point eu d'homme en place un peu célèbre qui ne leur ait dû en grande partie sa réputation; qu'on ne citerait peut-être pas un rapport, un mémoire, un préambule d'ordonnance dont la publication ait. produit quelque sensation, qui ne soit leur ouvrage; » ce raisonnement ne saurait convaincre personne : tout le monde est intéressé à en nier l'évidence, même ceux qui pourraient en donner la preuve, et dont la délicatesse répugne à la fournir. Peut-être trouverait-on aujourd'hui, en cherchant bien deux hommes qui sont parvenus à triompher d'un préjugé si

favorable à l'ignorance; mais je ne sais s'il faut en faire honneur à leur talent ou à leur caractère.

Pour continuer, comme je l'ai fait jusqu'ici, à me rendre compte des objets qui m'occupent, en me les figurant sous des images matérielles que j'offre comme des types, et non comme des modèles, je terminerai ce Discours par l'esquisse de trois portraits de fantaisie dont chacun me semble caractériser une des trois classes dans lesquelles on peut, je crois, ranger d'une manière très-inégale quant au nombre) tous les gens de lettres actuels.

Chrysante s'est convaincu, de bonne heure, de l'extrême difficulté qu'éprouvait le mérite à percer l'obscurité où il se trouve, et (comme dit si bien La Bruyère) à se mettre au niveau d'un fat en crédit. Après s'être bien assuré qu'il avait tout juste assez de talent pour faire croire qu'il en avait davantage, il a mis tout son esprit à se faire jour dans la foule dorée des sots, dont il est devenu l'oracle. Placé sur un terrain glissant où le moindre faux pas est une lourde chute, il s'est servi de la littérature comme on se sert d'un balancier pour marcher sur la corde, et il a fini par prendre assez d'aplomb pour se passer d'un pareil secours.

Chrysante a des idées positives; il estime la gloire ce qu'elle rapporte; et l'or ce qu'il vaut : tout ce qu'il perd en renommée, il le gagne en considération : après tout, il nè vole que la postérité, et peut-être le tort qu'il lui fait est-il moins grand qu'on ne pense.

Timon a pris au sens positif l'expression figurée de républi– que des lettres: fier d'une indépendance qu'on songe d'autant moins à lui contester qu'il en jouit avec plus de réserve, il ne reconnaît pas, même en fait de goût et de morale, l'autorité de cette opinion publique qu'on nomme la reine du monde, et qui n'est le plus souvent que la folle du logis; il se croit libre, parce qu'il est sans besoins, sans passions, sans préjugés, et par conséquent sans maître. Il y a pour maxime:

Fais le bien, suis les lois, et ne crains que Dieu seul.

Timon a les défauts de ses qualités : il ne compose pas d'assez bonne grâce avec les préjugés de son siècle et les devoirs de sa position; il ne convient pas que l'or pur de la vérité ait besoin d'un peu d'alliage pour être mis en œuvre. Il aime les hommes et ne les estime pas. Ce sentiment est tout juste l'inverse de celui qu'on lui porte.

Rien ne ressemble moins à Timon que Ménophile la seule prérogative de l'homme de lettres à laquelle il tienne, est celle qui lui donne accès dans le palais des grands; tout

le mérite d'un ouvrage est pour lui dans la dédicace ; sans avoir rien écrit, il s'est fait la réputation d'un écrivain ; une sorte de délicatesse dans l'esprit, de recherche dans l'expression, de sévérité dans le goût, lui tient lieu de talent et de savoir. Habile à couvrir son élégante nullité des apparences de la méditation, on va jusqu'à lui tenir compte du dédain silencieux où il se renferme le plus souvent par prudence. Ménophile s'est fait un grand nombre de partisans ; car les hommes de lettres les plus intimement liés entr'eux ne sont pas ceux qui ont les mêmes amis, mais ceux qui ont les mêmes rivaux. Pour cesser d'être sa dupe, il suffit d'en approcher : il en est de Ménophile comme de ces figures d'optique qui font illusion quand on les regarde à certaine distance, et qui n'ont plus de forme quand on les voit de trop près.

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...

Hominum genus incessum frustráque laborat Semper, et in curis consumit inanibus œvum : Nimirum quia non cognovit quis sit habendi Finis, et omnino quod crescat vera voluptas.

LUCRÈCE, livre v.

L'homme s'agit eincessamment, sans objet et sans but; toute sa vie se passe en vaines inquiétudes, parce qu'il ne sait point mettre de bornes à ses dé sirs, et qu'il ne s'arrête pas aux véritables jouis

sances.

Il y a dans la langue une locution devenue proverbiale à force d'avoir été employée, qui ne m'en paraît pas moins avoir le double inconvénient d'exprimer une idée fausse par une image ridicule. Je n'entends parler que de tuer le tems ; c'est un meurtre que beaucoup de gens méditent, mais que personne n'exécute, et dans ce complot d'une espèce toute particulière, la victime finit toujours par être l'assassin. Le tems est une hydre dont les têtes innombrables renaissent sous la massue d'Hercule; ou, pour me servir d'une comparaison plus juste, que je ne suis pas sûr d'avoir trouvée le

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