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Si l'on n'est pas encore parvenu à me faire honte de l'extrême simplicité de mon ameublement, on m'a déjà persuadé qu'il était nuisible à ma santé ( comme si l'on avait une santé à mon âge) de conserver, sous un ciel froid et humide, l'habitude contractée dans un climat brûlant, de coucher par terre, sur des nattes et des peaux d'ours. Le médecin de Mme de Lorys y voit le principe des douleurs rhumatismales dont je suis tourmenté depuis quelque tems. Je sais bien qu'il ne tiendrait qu'à moi de trouver à mes souffrances une cause plus naturelle; mais il y a des aveux qu'on ne se fait que le plus tard possible, de peur d'être obligé d'en tirer immédiatement la conséquence.

Je me suis donc laissé convaincre que j'avais besoin de meubler convenablement ma cellule pour y vivre bien portant, et qu'un lit, un canapé, des fauteuils, un secrétaire, une com-mode, en un mot toutes les superfluités dont je me suis passé si long-tems, m'étaient devenues tout-à-coup indispensables.

La nécessité une fois admise, j'ai voulu du moins que les choses destinées à mon nouvel usage ne contrariassent pas trop mes anciennes habitudes, et, sans égard à la mode, avec laquelle je n'ai plus rien à démêler, j'ai réglé la matière, les formes et les dimensions de mes meubles, que je suis allé commander moi-même. Cette circonstance m'a fait connaître et m'a mis à même d'observer une famille d'artisans ; j'ai pensé que le tableau n'en serait pas sans quelque intérêt.

J'avais entendu parler d'un garçon ébéniste très-intelligent et chargé de famille ; cette double recommandation décida mon choix.

Ce ne fut pas sans beaucoup de peine que je parvins, aidé de la vieille expérience du cocher de fiacre qui me conduisait, à découvrir la demeure de cet homme dans une maison ou plutôt dans une masure au fond de la ruelle du Mûrier, où il occupait, sur le derrière, un rez-de-chaussée de quatre ou cinq pieds plus bas que la cour.

Joseph Brassart (c'est le nom de cet artisan) n'était pas chez lui lorsque j'arrivai, et comme je pouvais craindre de n'être pas assez heureux une seconde fois pour retrouver son logis, je me décidai à l'y attendre,

Cette résolution me coûta d'autant moins, qu'au premier coup-d'œil j'avais vu le parti que je pouvais tirer de ma situation. Une jeune femme était venue me recevoir dans l'atelier ou travaillait en chantant un petit garçon qui avait à peine la force de pousser le rabot qu'il tenait à la main. Après m'avoir assuré que son mari ne tarderait pas à rentrer, elle m'avait invité, avec une simplicité très-gracieuse, à passer dans la chambre, où j'attendrais plus commodément.

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Cette chambre faisait partie d'une espèce de hangar, sous lequel une main industrieuse avait trouvé le secret de fabriquer, de distribuer un logement pour une nombreuse famille. Je doute que la construction des plus beaux palais modernes suppose la moitié autant de talent, de goût, d'imagination qu'on en avait déployé pour établir une habitation saine, commode, j'ai presque dit agréable, dans un pareil emplacement, out il avait fallu tout créer, jusqu'à la lumière : c'était partout le triomphe de l'adresse et de la patience la plus ingénieuse. Je témoignai hautement ma surprise. « Nous n'avons trouvé ici que quatre murailles ( me dit la jeune femme en satisfaisant ma curiosité, à laquelle aucun détail n'échappait); mon mari a construit cette maisonnette dans toutes ses parties; aucun autre ouvrier n'y a mis la main. Il a tout fait dans les heures de repos. - Mais c'est un homme de génie dans son genre que votre époux ! et je ne suis étonné que d'une chose, c'est qu'il n'ait pas formé un établissement plus considérable, dans un autre quartier. Brassart n'est qu'un simple ouvrier; faute d'ouvrage à domicile, il travaille la plus grande partie du tems chez le bourgeois. Combien gagne-t-il par jour ? - Environ six ou sept francs, quand il est à ses pièces. Mais, comme les bourgeois savent qu'il n'est pas moins laborieux qu'habile, depuis quelque tems ils semblent s'être donné le mot pour ne le prendre qu'à la journée, et il ne gagne alors que cinquante sous. Vous avez des enfans: comment une somme aussi modique peut-elle vous suffire? - Le soin du ménage ne prend pas tout mon tems; je brode, je blanchis les schalls, et je puis, de mon côté, gagner encore mes vingt sous par jour. Avec cela, nous vivons; nos enfans s'élèvent ; et comme nous nous aimons beaucoup, nous serions heureux si nous étions sûrs de toujours nous bien porter. (Je ne puis dire à quel point je me plaisais à la conversation de cette femme, dont la figure naturellement douce et agréable prenait, en parlant de ses enfans et de son mari, une expression charmante.)

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Combien avez-vous d'enfans ( lui demandai-je en lui faisant compliment sur sa jolie petite fille, qu'elle nourrissait et qui dormait sur ses genoux)?- Monsieur, j'en ai quatre, deux garçons et deux filles; l'aînée, qui a onze ans, est allée porter le déjeuner de son père; elle travaille déjà presqu'aussi bien moi. Vous avez vu le plus jeune des garçons dans l'aque telier; mon mari conduit l'autre tous les matins dans cette nouvelle école primaire, dont je bénis tous les jours l'institution. Il n'y a pas plus de six mois que Charles la fréquente; et déjà il sait lire, écrire, et même un peu compter.

Vous avez raison: c'est un très-grand bienfait qu'un pareil établissement; je vous conseille d'en profiter bien vîte :

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les idées utiles naissent dans ce pays; mais, d'ordinaire, on les cultive ailleurs. Combien je regrette que de pareilles écoles n'aient pas été établies quand mon pauvre Joseph était encore enfant ! il eût appris à lire et à écrire, et cet avantage le seul qui lui manque, aurait fait connaître tous ceux qu'il possède; il se fût fait un nom dans son état ; il serait aujour-d'hui le rival des Jacob des Thomire: il est vrai qu'il ne m'eût pas connue, qu'il ne m'eût pas épousée ; cette réflexion adoucit un peu mes regrets. »

La petite fille s'éveilla en souriant à sa mère, qui né lui fit pas attendre la récompense du plaisir que lui procurait son réveil.

Un moment après, Joseph entra suivi de ses trois enfans ; il embrassa sa femme et sa fille avant de me saluer, et je lui sus bon gré de cette impolitesse. Je lui parlai de l'objet qui m'amenait chez lui, et, comme les vieillards sont sujets à reprendre les choses d'un peu loin, je lui fis à-peu-près l'histoire de ma vie. Toute la famille, rangée autour de moi, m'é. coutait avec une extrême attention, et le désir que chacun témoignait de se voir un jour dans la position où je m'étais trouvé chez les sauvages me fit souvenir que j'avais souvent entretenu des Caraïbes du bonheur d'un peuple civilisé, sans avoir pu faire naître chez aucun d'eux l'envie de partager un pareil bonheur. Les enfans me pressaient de questions; le père ne se montrait guère moins curieux; mais la mère, prévenant leur importunité avec ce tact naturel aux femmes de toutes les classes, les emmena, et me laissa seul avec son mari.

Je m'expliquai sur l'espèce et la quantité des meubles dont j'avais besoin; et comme j'insistai sur des formes qui pouvaient lui paraître bizarres : « Je vois ce qu'il faut à Monsieur,» me dit-il; et, prenant un morceau de charbon, il me dessina en quatre traits, sur la muraille, le modèle de ces différens objets, bien mieux entendus que je n'avais pu les exprimer. Cette facilité de conception, où je remarquais la preuve d'une intelligence qui se restreignait pour ne pas aller au-delà du but qui lui était indiqué; les discours de cet homme, où la pensée bouillonnait, si j'ose m'exprimer ainsi; plusieurs machines de son invention, exécutées en petit, qu'il me fit voir : tout me montrait en lui un de ces génies bruts pris au piége de la société, et dont la vigueur n'a pu briser les entraves. Il me donnait l'idée d'un aigle élevé dans une cage étroite, et dont les efforts s'épuisent contre les barreaux de sa prison. Cette idée que je me faisais de sa position, Joseph me paraissait en avoir le sentiment : j'en concluais qu'il ne pouvait être heureux, et quelques réflexions lui révélèrent ma pensée.

« Il est bien vrai, Monsieur (me dit-il presque dans les

mêmes termes dont je me sers), que j'ai eu quelque peine à prendre mon parti. Je me suis souvent demandé avec amertume, en voyant prospérer tant de gens qui valaient moins que moi, pourquoi la fortune me traitait avec tant d'injustice. Dans mon dépit, j'aurais, je crois, fini par faire quelque coup de ma tête; mais je me suis marié, c'est-à-dire que j'ai épousé le bonheur en personne. Ah! Monsieur, si vous connaissiez Rosalie ! C'est bien la meilleure créature du monde. Aussi, je l'aime !.... et mes enfans!...... Tant il y a, qu'anjourd'hui je ne changerais pas ma condition contre celle du plus grand seigneur.-Avec tant d'imagination, M. Joseph, je suis bien aise de vous trouver tant de raison.-L'imagination est à moi; la raison est à ma femme; nous les avons mis en commun. Rosalie, qui sait lire, apprend à sa fille les fables de La Fontaine, et je fais mon profit de l'avis qu'il me donne :

Travaillez, prenez de la peine,

C'est le fonds qui manque le moins.

Je ne suis pourtant pas sans inquiétude : je songe quelquefois que le pain de ma famille est au bout de mes doigts, et qu'une maladie de quelques jours peut nous réduire à la misère; mais je m'étourdis, à coups de maillet, sur ces tristes réflexions; le travail du corps délivre des peines de l'esprit. Voilà le bonheur du pauvre.-Ne craignez rien, mon cher Joseph, la santé manque rarement à l'homme sage et laborieux; un philosophe envers qui la fortune a été plus juste qu'envers vous, et qu'elle a pris dans la classe des artisans pour l'offrir en spectacle et en modèle à la terre, le bon homme Richard, a dit et prouvé, par son exemple, que l'oisiveté ressemble à la rouille ; qu'elle use plus que le travail. Cette habitude d'exercer ses facultés physiques éloigne les douleurs du corps ou conduit à les vaincre, et la récompense de cette victoire est presque toujours le mépris de la mort.

« La misère n'est point à craindre pour vous; mais vous avez le droit et les moyens d'atteindre à l'aisance; votre qualité d'époux et de père vous fait un devoir d'y prétendre. Dans tout état, il y a une ambition louable qui consiste à étendre sa sphère sans en sortir. Travaillez pour votre compte.-Il faut pour cela de l'ouvrage et des avances : pour avoir de l'ouvrage, il faut être connu, pour avoir des avances il faut dépenser moins qu'on ne gagne; et je n'en suis pas là, -Il n'y a, dit-on, que le premier pas qui coûte; je puis vous aider à le faire. J'ai vu mettre en vogue tant de sots et de charlatans en tout genre! peut-être avec un peu plus de peine pourrait-on parvenir à faire connaître un homme utile. Je veux l'essayer; les avances dont vous auriez besoin

à combien pourraient-elles se monter ?-Avec une centaine de louis je serais sûr de commencer et de soutenir un bon établissement de menuisier-ébéniste.-Je connais le propriétaire d'un château que les alliés ont occupé pendant quelques mois il a besoin d'être meublé à neuf; je me charge de vous en faire avoir la fourniture, qui vous en sera payée d'avance. Venez me voir demain matin. »

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Arrêtons-nous ici; ce n'est point de la fiction, c'est de la réalité même qu'il s'agit.

APRÈS avoir achevé ma vie d'homme chez les sauvages, j'en recommence une nouvelle dans la société, où je suis le plus vieux des enfans. J'en ai les défauts, j'ose même dire les qualités; pour en avoir les plaisirs, il me reste un peu trop de mémoire; mais j'ai trouvé le moyen de la mettre en défaut : je commence par jouir des objets à l'insu de mes souvenirs, et je n'invoque mon expérience qu'après avoir satisfait ma curiosité.

Je suis lié avec trois hommes de caractères très-différens : le philosophe André, espèce de gymnosophiste, qui vit dans le monde idéal qu'il s'est créé, et dont il a d'excellentes raisons pour ne pas sortir; l'encyclopédiste Binome, l'homme, au contraire, le plus positif qui soit sur le globe : soumettant tout au calcul, et préférant le bien au mal, par la seule raison que la ligne droite est la plus courte pour arriver d'un point à un autre; enfin, M. Walker, qui se promène dans la vie (pour parler le langage à la mode), et qui paraît y avoir pris pour devise: Glissons, n'appuyons pas. Je vois ces trois messieurs alternativement; je raisonne avec le premier, je m'instruis avec le second, et je m'amuse avec le troisième. Celui-ci me fait faire un cours de spectacle. Il m'avait conduit

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