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LE PHILOSOPHE.

C'est qu'en fait d'abus, on craint aussi celui de la correction. L'HERMITE.

Cette crainte peut être fondée jusqu'à un certain point, lorsqu'il est question d'abattre les abus de haute futaie, si j'ose m'exprimer ainsi, dont les profondes racines ont pénétré jusque sous les fondemens de l'édifice social; mais, pour le moment, je ne parle que de cette foule de petits abus semblables à ces ronces vivaces qui embarrassent les avenues d'un jardin, et qu'on peut faire disparaître d'un coup de serpette.

LE PHILOSOPHE.

Il faut encore de l'adresse et du discernement pour cette opération si simple, où il s'agit de distinguer l'abus de l'usage quelquefois utile auquel il s'enlace de cent manières.

L'HERMITE.

L'usage une fois vicié par l'abus vaut rarement la peine d'être conservé. Faire l'aumône est sans doute une chose bien honorable en soi; mais si cette vertu, exercée sans choix et sans mesure, a produit le fléau cruel de la mendicité ; la vénération qu'on doit avoir pour une source divine défend-elle de la purger du limon qui la corrompt dans son cours ? Connaissez-vous un abus plus révoltant que celui qui creuse dans l'Etat un gouffre où viennent s'engloutir des générations entières, et citerez-vous une ville au monde où cette honteuse maladie du corps social soit plus endémique qu'elle ne l'est à Paris, et s'y montre sous des formes plus hideuses?

LE PHILOSOPHE.

De vrais philosophes en ont trouvé le remède, et plus d'une expérience en constate l'efficacité. En 1775, un homme de lettres (que cette seule action justifie de bien des torts), Linguet, dans ses Annales, proposa un prix en faveur du meilleur mémoire sur les moyens de détruire la mendicité; il en fit luimême les fonds. Un seigneur bavarois, quelques années après, consacra une grande partie de sa fortune à délivrer de ce fléau la ville qu'il habitait; et, dans un tems beaucoup plus voisin de nous, M. de Pontécoulant, alors préfet d'une des plus belles provinces de la Belgique, signala son active administration par un bienfait dont ce pays gardera long-tems la mémoire : il en extirpa jusqu'au germe de la mendicité, dont une longue habitude avait fait une véritable profession. Ces cures locales attestent la possibilité d'arrêter les progrès de l'épidémie universelle, et l'on ne doit pas moins espérer, sur ce point, de la protection des lois et de la sollicitude des gouver

nemens européens, que de la simple humanité des despotes orientaux: s'ils ont des esclaves, du moins ils les nourrissent. L'HERMITE.

En attendant que nous soyons aussi heureux et aussi sages que des Turcs, la mendicité nous assiége; et, aux progrès qu'elle fait, il est à craindre qu'à Paris, comme à Rome, la moitié de la population ne demande bientôt l'aumône à l'autre.

LE PHILOSOPHE.

Vous vous trompez : ce mal diminue; mais c'est encore là une de ces plaies qu'il faut prendre garde de fermer sans précaution. La répression de la mendicité appartient à la police; son extinction ne peut jamais être que l'ouvrage des mœurs.

L'HERMITE.

C'est au nom de celles-ci que je vous demanderai maintenant, mon cher philosophe, si vous verriez beaucoup d'inconvéniens à remédier à un désordre d'une autre espèce, dont le scandale public va toujours croissant, dans cette prétendue capitale du monde civilisé : je veux parler, avec toute la réserve qu'exige un pareil sujet, de ces courtisanes en plein vent, dont les essaims nocturnes s'emparent de la ville à la chute du jour.

LE PHILOSOPHE.

Je ne dirai pas, comme certain pauvre diable de votre connaissance, en parlant de ces demoiselles :

J'en fais assez de cas;

Leur art est doux, et leur vie est joyeuse;

car je pense, au contraire, que leur art est odieux et leur vie très à plaindre; mais je mettrai cet abus-là au nombre de ceux qu'il faudrait bien se garder de détruire si l'on en avait les moyens, et cela, pour vingt raisons que vous voudrez bien me permettre d'abandonner à votre sagacité.

L'HERMITE.

Il ne m'est pas encore bien démontré que tous ces accommodemens, toutes ces transactions que l'on fait avec le vice, sous prétexte d'en détourner ou d'en limiter la contagion, ne soient pas de la nature de ces traités que l'on fait avec les corsaires barbaresques, et qui ne servent qu'à perpétuer un système de piraterie dont on se délivrerait en les exterminant. Mais en admettant, sur le fait de cette espèce de courtisanes cette proposition singulière, que le respect des mœurs néces-site le maintien d'un ordre ou d'un désordre de choses qui les outrage, il me semble que l'on pourrait mettre d'utiles conditions à cette condescendance : je voudrais qu'à l'exemple de ee

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qui se passe dans plusieurs autres grandes villes, on leur assi gnât à Paris un quartier spécial dans les limites duquel se trouverait restreint l'exercice de leur privilége. Je voudrais qu'à Paris, comme autrefois à Nantes, à Bordeaux, leurs places fussent marquées au spectacle, et qu'une mère de famille ne fût pas exposée à se montrer avec sa fille dans une loge où la présence d'une de ces femmes appelle les regards d'une jeunesse effrontée.

LE PHILOSOPHE.

Il resterait à examiner si l'on n'augmente pas l'intensité du mal en établissant un foyer de corruption, où si, comme je le pense, on l'affaiblit en le disséminant.

L'HERMITE.

On se trouve fort bien de l'institution des lazareths?

LE PHILOSOPHE.

Je le crois; personne au-dehors n'est intéressé à en violer la consigne, et Von résiste facilement aux charmes de la peste. Néanmoins, je suis entièrement de votre avis sur les bien séances morales, qui semblent faire une loi d'assigner aux théâtres une place particulière à des femmes qui n'en ont aucune dans la société.

L'HERMITE.

Puisque je suis en train de vous signaler les abus qui m'ont choqué plus particulièrement depuis mon retour en France je vous dirai qu'un de ceux auxquels j'ai le plus de peine à m'accoutumer est cet étrange déplacement que je remarque dans les occupations naturelles aux deux sexes. Est-ce bien chez les Français, au pays de la galanterie et de la politesse, que l'on voit des femmes journellement employées aux transports des plus lourds fardeaux; qu'on en rencontre d'autres attelées à des charrettes qu'elles traînent, en haletant, d'un bout de la ville à l'autre, tandis qu'en jetant les yeux dans les boutiques, vous les voyez remplies d'hommes dans la force de l'âge, occupés de travaux à l'aiguille? Des hommes qui brodent des femmes qui labourent! ce contraste affligeant et honteux, j'ai souvent eu occasion de l'observer sans sortir des barrières.

LE PHILOSOPHE.

J'en suis peut-être moins choqué que vous, en songeant qu'il est plus commun ici que partout ailleurs de trouver des gens qui ne sont pas de leur sexe.

L'HERMITE.

On ne justifie pas un abus par un abus plus grand. Ainsi,

vous auriez beau me dire que plus d'un marchand en détail enfreint les réglemens de police en étalant en dehors de sa boutique, je ne me récrierais pas moins contre cette foule de revendeurs qui s'emparent, de tous côtés, de la voie publioù ils établissent, au grand détriment des marchands domiciliés,

que,

Leur comptoir sur roulette, et qu'on porte à dos d'homme. Cet abus, qui, depuis quelques années, va croissant de jour en jour, est la source des plus graves inconvéniens: il tend, de vingt manières, à la ruine du commerce, en arrêtant le débit des marchands en boutique, qui ne peuvent soutenir la concurrence avec des revendeurs qui ne paient ni loyer ni patente; en ouvrant un débouché facile au négociant de mauvaise foi, pressé de vider à tout prix ses magasins, en facilitant la vente des marchandises volées; en offrant mille moyens de tromper impunément l'inexpérience des acheteurs. Un autre inconvénient fâcheux de cet abus est de donner l'apparence d'un métier à une foule de vagabonds, qui s'en prévalent pour exercer impunément leur funeste industrie.

LE PHILOSOPHE.

On doit croire qu'un abus si commun n'a point échappé à l'active vigilance des magistrats; mais toutes les circonstances ne sont pas également propres à faire le bien, ni même à réprimer le mal : il y a des tems où il faut que tout le monde vive, même lorsqu'on n'en voit pas la raison.

L'HERMITE.

Passons à des observations moins graves. Je ne puis voir sans humeur ces affiches de toutes couleurs dont on bariole, dont on défigure à Paris l'extérieur de nos monumens publics. J'ai dans l'idée que les archontes d'Athènes n'auraient pas permis aux Laffecteur de ce tems-là d'afficher leur rob antisyphilitique sur les propylées, ou même sur les murs du Céramique; sans compter que plusieurs de ces placards sont un véritable outrage à la pudeur publique. Où serait l'inconvénient que l'autorité désignât, comme elle le fait pour les places de fiacres, les lieux où il serait permis d'afficher, et qu'elle reléguât dans le quartier de Vénus Meretrix ces pancartes indécentes qui salissent tous les coins des rues? Il y aurait un autre avantage à adopter cette mesure: c'est au pays de la fièvre qu'il importe de faire connaître les propriétés du quinquina.

La propreté est une vertu dont je fais si grand cas, qu'en faveur de cette seule vertu je fais grâce aux Hollandais de beaucoup de qualités sociales qui leur manquent. C'est asse

vous faire entendre à quel point je suis révolté des sales habitudes qu'on a laissé contracter aux dernières classes du peuple, et qu'un bon réglement de police, sévèrement exécuté pendant quelques mois, suffirait pour faire disparaître.

LE PHILOSOPHE.

Je vois que nous nous sommes partagé en idée les fonctions des édiles romains: vous vous êtes occupé des réformes à faire; moi, je rêve aux établissemens utiles que l'on pourrait former.

Je voudrais que, profitant des découvertes faites, et dont un peuple voisin s'est le premier assuré les avantages, on parvînt, en multipliant les pompes à feu, à distribuer à Paris, comme à Londres, l'eau de la rivière dans toutes les maisons; qu'au moyen du phloscope on y perfectionnât l'éclairage; que toutes les places publiques y fussent plantées d'arbres, que les grandes rues en fussent bordées.

et

Je voudrais qu'on établît des bains publics aux frais de l'Etat, où le peuple fût admis sans la moindre rétribution. Je voudrais que les prisonniers condamnés à la simple détention fussent employés, comme à Berne, aux travaux publics, au balayage des rues, au nettoiement des égoûts. Je voudrais.....

Le philosophe André voulait tant de choses, que je trouverai, dans le seul exposé de ses vœux, la matière d'un autre Discours.

N° XL.-28 mars 1816.

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LEJOUR DE LA PREMIÈRE COMMUNION.

AUTANT

De combien de douceur n'est pas privé celui qui manque de religion? Quel sentiment peut le consoler dans ses peines ? quel spectateur auime les bonnes actions qu'il fait en secret? quel prix peutil attendre de sa vertu? comment doit-il envisager la mort?

J. J. ROUSSEAU, Emile.

UTANT je trouve d'inconvenance et d'inconvéniens à faire de la religion le sujet d'une discussion publique, autant je trouve d'utilité et même de charmes dans ces entretiens parti

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