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politiques: celles-ci ont formé des hommes à systêmes au lieu de créer des hommes d'états : les autres n'ont produit que des enfans mal élevés. L'ancien systême d'éducation tendait à étouffer le germe pour le mûrir; on en presse aujourd'hui le développement par tous les moyens possibles; on veut avoir des hommes à quinze ans, au risque de n'avoir que des enfans à quarante.

Je suis déjà un personnage fameux dans la forêt de Senart; les enfans courent après moi avec une expression de joie qui ne ressemble pas mal à des huées. Je pourrais tirer quelque vanité de cette ressemblance avec le philosophe de Genève, si je pouvais me dissimuler que Zaméo partage avec moi cette espèce d'hommage, dont je me passerais volontiers. Je suis plus flatté des visites de Paris que m'amène de tems à autre Mme de Lorys : c'est une manière commode de me faire passer en revue des gens dont je mets à profit la curiosité, et que j'observe tandis qu'ils me regardent.

Dimanche dernier, Mme de Lorys vint me prendre dans mon hermitage pour m'emmener dîner à une lieue de là, chez une Mme de Moronval, connue par l'excès, ou plutôt ( comme je ne tardai pas à m'en apercevoir) par l'ostentation de sa tendresse maternelle. Il n'était que cinq heures; la compagnie était dispersée dans le parc lorsque nous arrivâmes; Mme de Lorys passa dans l'appartement de Mme de Moronval, qui achevait sa toilette, et me laissa seul avec un petit garçon de huit ou neuf ans qu'elle avait embrassé en l'appelant Eugène : c'était le fils de la maîtresse du logis; il courut à moi en faisant claquer un grand fouet qu'il levait à deux mains, et m'adressant brusquement la parole : « Comment vous appelez-vous ? me dit-il.-Mon petit ami, lui répondis-je en lui présentant l'adresse d'une lettre, je n'ai pas l'habitude de décliner mon nom: voyons si vous saurez l'épeler.-J'aime mieux que vous me le disiez vous-même, » continua-t-il en me tirant par basque de mon habit. Je fus obligé d'en passer par là; et, pour me remercier de ma condescendance, le petit homme ajouta: « Vous êtes bien vieux et bien laid. » Je tâchai de lui faire comprendre qu'il n'avait pas dépendu de moi d'éviter ce double inconvénient, et qu'il n'était pas honnête de m'en faire le reproche. Mais, au lieu de m'écouter, il m'arracha si brusquement le chapeau unicorne que j'ai substitué a mon bonnet arménien, qu'il enleva en même tems la petite perruque dont j'ai cru devoir, par supplément, couvrir mon front chauve, depuis que j'habite un pays où la politesse est d'aller nu-tête. Cette espiéglerie ne m'amusa pas du tout. Je me levai pour courir après le sot enfant, qui se sauva chez sa mère en emportant ma dépouille. Elle parut un moment après avec lui, se

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confondit en excuses sur ce qu'elle appelait un enfantillage, et, tout en grondant son fils d'un ton à lui donner l'envie de recommencer, elle avait toutes les peines du monde à s'empê~ cher de rire de la figure que je faisais, et de celle que la nature m'a faite.

Je rajustai ma coiffure en balbutiant à cette bonne mère un compliment ironique sur la gentillesse de M. son fils; elle y répondit en me présentant Mlle Emilie, sa fille, petite personne bien droite, bien réservée, bien raisonnable; en tout l'opposé de son frère, sans en être mieux pour cela.

La cloche du dîner se fit entendre; tous les convives, parmi lesquels se trouvaient plusieurs enfans de différens âges, rentrèrent successivement, et l'on se mit à table: je vis avec plaisir que les enfans, confiés aux soins d'une gouvernante, allaient dîner dans une autre pièce. M. Eugène, en nous quittant, eut le soin de nous prévenir qu'il viendrait au dessert.

Le dîner fut triste; on parla beaucoup de politique, et comme chacun avait la sienne, on ne s'entendit bientôt plus : c'était à qui confondrait mieux les préjugés et les principes, les devoirs et les affections; à qui défendrait avec plus de chaleur les intérêts particuliers, sous le nom d'intérêt public; à qui montrerait plus d'entêtement dans ses opinions, plus de dédain pour celles des autres; les femmes intervinrent dans la discussion, et mettant, comme à l'ordinaire, leurs passions à la place de leurs pensées, l'exagération ne connut plus de bornes: toutes les formules d'une malveillance contenue, d'une animosité polie, avaient été épuisées; il ne restait plus que des injures à se dire: fort heureusement la remarque d'une de mes voisines sur une figure tatouée que je porte à la main gauche, vint faire une petite diversion : Mme de Lorys, qui m'appelle son homme des bois, attira l'attention sur moi, en parlant du pays d'où je venais, du long séjour que j'avais fait parmi les sauvages: on me fit à-la-fois vingt questions, auxquelles on s'empressait de répondre pour moi. Quand il me fut permis de me faire entendre, je déclarai, comme le Huron de Voltaire, que j'arrivais d'un pays où chacun parlait à son tour, et répondait lui-même à la question qui lui était faite : je satisfis à toutes celles qui m'avaient été adressées de manière à intéresser la curiosité de mon auditoire, et la conversation commençait à reprendre ce caractère de gaîté, d'urbanité française que la politique lui avait fait perdre, lorsqu'un cri aigu, échappé à l'une de ces dames, interrompit tout-à-coup l'entretien on sut bientôt qu'il s'agissait d'une nouvelle espieglerie d'Eugène. L'insupportable enfant, qui s'était glissé sous la table, sans qu'on l'eût aperçu, s'amusait à piquer la jambe d'une jeune dame dont

l'air décent et la figure aimable n'avaient point échappé à mes observations.

On eut beaucoup de peine à faire sortir le petit vaurien du fort où il s'était retranché; on ne parvint à l'en tirer que par la menace de le priver du dessert que l'on avait servi. Tous les enfans, au nombre de neuf, étaient accourus, et dès ce moment on ne fut plus occupé que d'eux seuls.

Les mères se complimentaient mutuellement sur leur jolie famille. Quel âge avait celui-ci? Dans quelle pension était élevé celui-là? Combien de tems cette petite fille était-elle restée en nourrice? et autres questions de cette importance, auxquelles ceux qui s'en embarrassaient le moins avaient l'air de s'intéresser davantage.

La persécution ne faisait que commencer. A peine rentrés dans le salon pour y prendre le café, le père d'un de ces marmots, la tasse à la main, voulut nous donner une idée des connaissances historiques de son fils, et, d'une voix qui commandait l'attention, lui demanda quel roi de France avait succédé à Charles VIII. L'enfant répondit sans hésiter que c'était Charles IX. Les trois quarts de l'assemblée, en admirant la promptitude, la précision de la réponse, ne firent que peu d'attention au petit défaut d'exactitude qu'on pouvait y reprendre, et parurent, ainsi que l'historien en jaquette, oublier le bon Louis XII, le brave François Ier, le galant Henri II, et son fils François II, premier époux de l'infortunée Marie Stuart.

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Madame de Moronval, qui n'attendait que l'occasion de faire briller sa fille, la fit avancer au milieu du cercle, avec le ton de la confiance la plus maternelle ; « Emilie, lui dit-elle, dites-nous ce que c'est que les Hamadryades.— Maman, répondit la petite, tu aurais dû m'interroger d'abord sur les Dryades, dont les premières ne sont qu'un dérivé. » A ce mot de dérivé, Mme de Moronval jeta sur les assistans un coup-d'œil circulaire, auquel chacun répondit par un mouvement d'admiration. Ce fut bien mieux ou bien pis, lorsque Mlle Emilie, à la demande générale de la compagnie, qui n'y songeait pas, se mit à danser hors de mesure un pas de ballet où elle déploya toute la disgrâce de sa petite personne. On l'applaudit beaucoup, et sa modeste mère ne parut pas satisfaite. « Mon cœur, lui dit-elle, il est aisé de voir que vous n'avez pas fait vos battemens ce matin. » On me rit au nez parce que je demandai à cette dame si elle destinait sa fille au théâtre. Un grand homme sec, qui lisait un journal dans un coin, sourit à ma question, de manière à me faire croire que du moins quelqu'un l'avait entendue.

Une autre petite fille, piquée du peu d'attention que l'on

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faisait à elle, voulut aussi jouer son rôle, et, s'avançant au milieu du cercle: « Maman, dit-elle, veux-tu que je te dise ce que c'est que la sensible ou la dominante dans la gamme diatonique majeure? » La mère de cette enfant, que j'avais déjà quelques raisons de croire elle-même très-sensible et passablement dominante (au ton qu'elle avait avec son mari), voulut bien ajourner la proposition, ce qui n'empêcha pas quelques hommes de s'échapper à la dérobée. J'aurais bien voulu les suivre; mais j'étais aux ordres de Mme de Lorys.

Pour arrêter l'émigration, on demanda des tables de jeux; avant qu'elles fussent disposées, il nous fallut entendre estropier sur le piano une sonate de Mozart par cette inévitable petite Emilie, à qui sa mère faisait inhumainement recommencer tous les passages qu'elle manquait, ce qui pouvait éterniser notre supplice. Il finit enfin, et l'on se mit à jouer.

Le jeu d'échecs est le seul que je n'aie pas oublié. Le grand homme sec, dont je parlais tout-à-l'heure, me proposa une partie je l'acceptai comme un moyen d'échapper à l'importunité des enfans. Nous étions à-peu-près de même force mon adversaire et moi : j'avais perdu la première partie; j'étais en train de gagner la seconde; il était probable qu'en trèspeu de coups mon homme serait échec et mat: je jouissais d'avance de mon triomphe et de la surprise de mon adversaire à la vue d'un échec à la découverte que je lui préparais; un maudit enfant, auquel je ne puis penser de sang-froid, en courant dans le salon où il jouait, vint se jeter en travers sur l'échiquier, avec lequel il roula sur le parquet. Dans la colère qui me possédait, et que ces dames augmentaient encore par des éclats de rire très-incivils, je maudissais tous les enfans du monde. « Avez-vous bien le courage, me dit. d'un ton moqueur la mère de notre étourdi, d'en vouloir à ces pauvres petits innocens?-Parbleu! madame, lui répondis-je avec une brusquerie un peu sauvage, des innocens comme ceux-là me réconcilieraient avec Hérode. » Les cris redoublèrent, et Mme de Moronval, pour me consoler, me cita l'exemple de Saint-Preux, à qui pareil malheur était arrivé. Je n'aurais pas conseillé au petit drôle d'imiter Julie et de me présenter sa joue.

On vint très-à-propos prévenir Mme de Lorys que sa voiture était avancée; je pris congé le plus honnêtement qu'il me fut possible de la maîtresse de cette maison, où je me promis bien de ne pas revenir pendant les vacances. Je fus près d'une heure avant de retrouver mon chapeau et ma canne, que cette troupe de marmots avaient cachés dans le jardin, et qu'ils s'amusaient à me faire chercher. Un laquais me les rapporta; nous partîmes.

Pendant la route, je fis convenir Mme de Lorys que des enfans élevés de cette manière ne pouvaient manquer d'être un jour des hommes fort insupportables et des femmes trèsridicules, et que si l'ancienne éducation mettait trop de distance entre les enfans et les parens, la nouvelle établissait entre eux des rapports trop familiers. Peut-être reste-t-il à trouver un terme moyen entre ces deux écueils.

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De quoi l'amour du gain ne rend-il pas capable?

Si je recommençais ma vie, et si j'étais libre de me choisir un état, ce serait encore à la marine que je donnerais la préférence. Je ne connais rien de plus honorable pour la nature humaine que la conquête de ce terrible élément, d'où la nature semblait nous avoir bannis, Rien ne m'a rendu plus fier de ma qualité d'homme que la vue d'un vaisseau voguant à pleines voiles sur les mers, bravant les écueils et les tempêtes, et réunissant des peuples que sépare l'immensité de l'Océan. Quand je pense que c'est au génie du commerce que l'art de la navigation doit sa naissance et ses progrès, l'admiration que produit en moi l'effet remonte nécessairement à la cause.

Je ne suis pas bien sûr, quoi qu'en ait dit Gessner, que ce soit un amant qui, le premier, ait eu l'idée de creuser un tronc d'arbre pour traverser le fleuve qui le séparait de sa maîtresse ; mais ce dont je répondrais, c'est que le premier qui entreprit de se frayer sur mer un chemin sans trace au milieu des tempêtes et des abîmes (soit qu'il appartînt à la nation des Eginettes, comme le dit Moïse, ou à celle des Phe niciens, comme le prétend Strabon), dut être un homme éminemment hardi et industrieux, qui se proposât pour but de s'enrichir par un commerce d'échange avec les peuples des contrées lointaines. Le superflu, pour les nations civilisées,

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