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midi; c'est un crépuscule entre deux nuits, dont l'horloge seule marque encore les intervalles.

La vie humaine se compose de pensées et de mouvement: cette dernière faculté n'est plus, dans la vieillesse, qu'une oscillation mesurée d'un besoin à l'autre.

Prenons un exemple où la vie soit tout entière :

« Je ne sais ce que devient le tems à Paris (me disait ce matin en entrant chez moi le jeune comte de Glaneuil, petitneveu de Mme de Lorys). Voilà quinze jours que je me propose de vous faire ma visite; nous habitons la même maison; je n'ai qu'une terrasse à traverser : eh bien! d'honneur, j'ai cru que je mourrais sans trouver le moment de vous voir.-J'étais plus pressé que vous, M. le comte. On court risque de me faire perdre le plaisir qu'on me fait attendre. Mais, tout intérêt personnel à part, souffrez que je vous demande comment il se fait qu'indépendant comme vous l'êtes de toute espèce de devoirs, sans autres occupations que celles que vous jugez à propos de vous créer, libre de vos actions et maître absolu de votre tems, vous ne trouviez pas le moyen d'en régler l'emploi à votre gré?-Pardonnez-moi, je le règle le plus sagement du monde; mais il se trouve toujours le soir que je n'ai rien fait de ce que j'avais projeté le matin.

» Par exemple, voulez-vous connaître quelles étaient mes dispositions pour la journée d'hier? Voici mes tablettes, lisez :

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» A dix heures, chez M. l'Hermite... (vous voyez! c'est écrit). A onze heures précises, chez Mme de Berville, qui n'a que deux jours à passer à Paris, et que je ne veux pas manquer de voir.-A une heure, au Collége de France, aux cours de MM. Andrieux et Villemain.-A trois heures, chez mon notaire, pour un arrangement de famille de la plus grande importance.-A quatre heures, chez moi; maître de langues orientales..... (c'est une étude que je veux suivre.) -A six heures, dîner au Marais, chez Mme Reimzey, avec quelques-uns des savans et des hommes de lettres les plus distingués de Paris.-Le soir, aux Français, où l'on joue Phèdre. Après le spectacle, chez Mme de Lorys: j'y verrai...... Je suis décidé à ne plus jouer; je sortirai quand les parties commenceront.-Je serai rentré chez moi avant minuit, je lirai et je travaillerai jusqu'à trois heures du matin. » « Tel était le projet; maintenant voulez-vous connaître l'exécution?

» Je m'étais couché très-tard la veille; il était dix heures et demie quand mon valet-de-chambre entra chez moi : il fallut encore renoncer à vous voir ce jour-là. A cela près, j'étais décidé à ne point m'écarter de mon plan. Je devais être

à onze heures précises au faubourg Saint-Germain; il était près de midi quand j'arrivai chez Mme de Berville; cette dame compte l'exactitude au nombre des qualités qui la distinguent. Au lieu d'une bonne heure que j'aurais pu passer avec elle, en arrivant au moment précis de son déjeûner, je ne pùs jouir que pendant quelques minutes du plaisir de voir et d'entendre une femme charmante, chez qui paraissent s'être réfugiés l'esprit qui manque à tant de sottes, et la raison qui manque à tant de folles auxquelles la société est depuis quelque tems en proie.

» Pour m'imposer la punition de mon inexactitude, le hasard voulut qu'en sortant de chez la femme la plus spirituelle, la plus douce, la plus aimable de France, je rencontrasse le plus extravagant des hommes. M. d'Aubignac (qui s'est fait militaire depuis que la paix est faite; qui se croit grand historien et grand politique parce qu'il sait par cœur les Capitulaires de Charlemagne et le Traite des Fiefs) me prit par le bras et ne me quitta pas qu'il ne m'eût emmené déjeûner avec lui.......

» Pour qui peut s'amuser long-tems du spectacle et des propos de la sottise en fureur et de la vanité en démence, une place au déjeûner de M. et de Mme d'Aubignac est véritablement à payer! Je suis accoutumé, depuis long-tems, à entendre déraisonner sur les affaires publiques; j'ai pris mon parti sur cet esprit de vertige qui s'est emparé de tant de cerveaux à l'envers, et je me croyais au courant de toutes les folies, de toutes les exagérations, de toutes les impertinences qui peuvent s'y loger et en sortir. M. et Mme d'Âubignac m'ont appris que la déraison n'a point de bornes, et cette dernière s'est chargée de me convaincre qu'il n'y a point de sentiment hu main que ne puisse détruire l'esprit de parti dans le cœur d'une femme qui n'est plus accessible à d'autres passions. J'aurais pu écouter, jusqu'au bout, les absurdités politiques dont le mari fatiguait ma patience : je ne fus pas le maître d'écouter de sang-froid les petites maximes atroces que sa femme débitait d'une voix aigre-douce, et qu'elle terminait par cette espèce de refrain: J'en suis fáchée, mais cela doit finir par là...... Cela finit du moins par me rendre impoli. Je me le¬ vai brusquement, et je sortis de cette loge d'insensés, en me promettant bien de n'y point revenir.

» J'étais en chemin pour me rendre au Collége de France, où j'espérais que les leçons de deux célèbres professeurs dissiperaient les pensées sinistres dont le couple énergumène avait rempli mon ame. J'arrivai à tems pour voir s'écouler la foule des auditeurs qui avaient assisté à leurs savantes leçons. Pour échapper à l'humeur dont j'étais possédé, j'entrai dans

un jeu de paume; je fus réduit à y faire la partie d'un garçon, en présence de deux ou trois vieilles têtes à perruque de l'Estrapade. Je me souvins que j'avais rendez-vous chez mon notaire. L'assemblée de famille que j'y trouvai réunie, et dont chacun des membres avait amené avec lui son procureur, trouva le germe de cinq ou six procès interminables, dans une affaire qu'avec un peu de droiture et de bon sens on pouvait arranger en un quart d'heure.

Les contrariétés de toute espèce que j'avais essuyées dans la matinée m'avaient agité le sang ; j'oubliai le maître de langues orientales. J'allai me mettre au bain ; je demandai un livre: on m'apporta les Lettres de mylady Montaigu, où je trouvai une description des bains orientaux qui me fit sentir toute la mesquinerie des nôtres.

>> Je rentrai chez moi pour y faire une toilette du soir. Ma mère voulait me retenir à dîner; mais j'avais promis à Mme de Reimzey, et pour rien au monde je n'aurais manqué à une invitation qui devait me procurer le plaisir de me trouver avec plusieurs hommes de lettres, et plusieurs savans étrangers et français, que j'avais le plus grand désir de connaître.

>> Malheureusement je passai devant le café Riche, sur la porte duquel quelques jeunes gens de mes amis étaient arrêtés, et regardaient un cheval qu'un palefrenier faisait courir sur le boulevart.

» L'un d'eux me reconnut, me fit signe de la main, et me pria de descendre un moment de mon bocquey, pour donner mon avis sur le cheval dont il était sur le point de faire l'acquisition, et dont on lui demandait un prix considérable. J'étais pressé; mais, entre amis, il est des services qu'on aurait mauvaise grâce à se refuser, sur-tout quand celui que l'on exige de vous est une sorte d'hommage qu'on vous rend.

» J'ai la réputation d'être grand connaisseur en fait de che-. vaux ; je la soutins en cette circonstance, en découvrant à l'un des pieds du cheval en vente une seime qui se continuait jusqu'à la pince, et que l'on avait habilement déguisée à l'aide d'un corps gras et onctueux dont on l'avait enduite.

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Le

» Les débats auxquels cette découverte donna lieu entre le maquignon et moi prirent beaucoup de tems, et la certitude d'arriver au second service dans la maison où j'étais attendu me détermina à dîner avec mes amis chez le restaurateur. repas fut bruyant et ennuyeux. On traita sérieusement les plus insignifiantes bagatelles; et, voulant éviter de se quereller en parlant politique, on trouva moyen de se disputer à propos de candidats à l'Académie, du cheval le Régent, des bateaux à vapeur et de Mme Strina-Sacchi. Je m'esquivai entre deux bouteilles de vin de Champagne.

» Les deux premiers actes de Phèdre étaient joués quand j'arrivai aux Français, et j'avais perdu l'admirable scène de la déclaration que Mile Duchesnois joue avec une supériorité de talent à laquelle j'ai de la peine à croire que Miles Clairon et Dumesnil aient atteint dans le même rôle. La salle était pleine ; j'étais mal placé au balcon, et je n'avais pas la moindre envie d'entendre le marivaudage qu'on nous promettait pour seconde pièce. Je sortis, et j'entrai à l'Opéra : on y donnait un vaudeville. J'allai au Vaudeville, on y jouait une farce des Variétés. Je courus aux Variétés, on y achevait une mauvaise parade, indigne des derniers tréteaux d'une foire de province.

» Je me rends à dix heures et demie chez Me de Lorys; j'espère m'y dédommager de tout l'ennui, de toutes les tribulations d'une journée insipide et fatigante. Un mot de Me de Sesanne m'avait appris la veille qu'elle devait passer la soirée chez sa tante. Je ne connais pas de plus grand bonheur au monde que de me trouver avec Mme de Sesanne.....; mais elle ne manque jamais une représentation des Bouffes, et je me croyais sûr d'arriver avant elle... Nouveau désappointement plus cruel que tous les autres: Mme de Sesanne, qui n'avait vu qu'un acte du Mariage secret, m'avait précédé d'une heure chez Mme de Lorys; et, piquée de mon peu d'empressement, elle s'était placée à une table de reversi, de manière à ce qu'il me fût impossible d'approcher d'elle. Ce caprice, où la vanité me paraissait avoir plus de part que le sentiment, me donna l'idée d'une petite vengeance dont je fus complètement dupe : j'allai m'asseoir, à l'autre extrémité du salon, auprès d'une jeune dame à qui je m'efforçais de dire avec mystère les choses les plus galantes, « Vous avez beau faire ( me dit-elle avec un sourire malin, en jetant les yeux sur Mme de Sesanne), nous ne vous croyons ni l'une ni l'autre. » Je fus si décontenancé par cette repartie, que je ne jugeai pas à propos de soutenir la gageure.... Je sortis en quêtant un regard qu'il me fut impossible d'obtenir.....

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»Le chevalier de Glayeuse descendait l'escalier en même tems que moi. « Vous partez de bien bonne heure? me dit-il.Oui, j'ai quelques lettres à écrire avant de me coucher. A d'autre, mon cher comte ! vous boudez comme un enfant, et demain on se moquera de vous. Voulez-vous m'en croire? venez avec moi au cercle : je vous mets de moitié dans mon jeu; nous gagnerons cinquante louis chacun, et ces dames apprendront que nous ne sommes pas à la merci d'un caprice. » Moitié vanité, moitié entraînement, j'eus encore la faiblesse de céder à ce conseil. J'entrai au cercle: je jouai; je perdis trois cents louis comme un sot, et je rentrai chez moi à trois

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heures du matin sans avoir soupé, mécontent de moi-même, mécontent des autres et réfléchissant avec amertume que ma vie se composait en grande partie de journées semblables à celle dont je viens de vous rendre compte. »

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Y a-t-il rien de plus respectable que d'anciens abus?
Oui, oui la raison est encore plus ancienne.

MONTESQ., Esp. des Lois.

DIALOGUE ENTRE LE PHILOSOPHE ANDRÉ ET L'HERMITE

L'HERMITE."

De quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois que des

abus.

LE PHILOSOPHE.

Je ne connais rien de plus facile que de les indiquer, et rien de plus difficile que de les détruire: ce sont des taches que ́ l'on remarque sur une étoffe, et qu'on n'enlève le plus sou→ vent qu'en emportant la pièce.

L'HERMITE.

J'aime mieux un habit troué qu'un habit sale.

LE PHILOSOPHE.

Cela prouve que vous êtes plus propre que frileux, ou, pour quitter la métaphore, que vous vous arrangez mieux de l'absence d'une vertu que de la présence d'un défaut.

L'HERMITE.

Je désire quelquefois ce qui n'est pas ; mais je suis toujours choqué de ce qui est mal, et, quand tout le monde en convient, je suis étonné que l'on ne se corrige pas.

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