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Otomacas faisaient de fréquentes incursions chez leurs voisins, dont ils cherchaient sur-tout à enlever les femmes, distinguées entre toutes celles des nations caraïbes par leur beauté, leur taille et leur adresse. L'espèce de terreur que cette horde de sauvages avait inspirée, la difficulté de les poursuivre et de les atteindre dans des marais dont eux seuls connaissaient les passages, accroissaient chaque jour leur audace, et je→ taient les Zangaïs dans un découragement dont leurs ennemis profitaient pour multiplier leurs rapines.

Une circonstance dont j'étais loin d'attendre un pareil résultat, changea tout-à-coup la disposition des esprits on se préparait à célébrer la fête annuelle du Grand Fleuve, et j'avais choisi cette solennité pour donner à mes compagnons sauvages une idée de nós jeux scéniques.

J'avais fait élever, en face de la cabane de l'ancien de la tribu, une espèce de théâtre où j'étais parvenu à figurer, en profitant des accidens du terrain, l'image du carbet des Otomacas. La pièce qu'on devait y représenter, sous le titre des Bons et des Méchans, n'était rien autre chose que la querelle qui divisait les deux peuplades.

Les méchans, sous la conduite de leur chef Amucak, sortaient de leur repaire pendant la nuit, en fondant à l'improviste sur les bons, dévastaient leurs plantations et enlevaient plusieurs jeunes filles, au nombre desquelles se trouvait la belle Amioïa *. Dans le second acte, le vénérable de la tribu des bons assemblait ceux-ci, leur représentait les maux que leur faiblesse attirait sur eux, et finissait par leur ordonner on de livrer toutes leurs femmes aux méchans, s'ils n'avaient pas le courage de les défendre, ou de tirer vengeance de l'insulte qu'ils avaient reçue, en jurant de n'éteindre le calumet de la guerre qu'après avoir exterminé leurs ennemis.

Le discours du vénérable enflammait le courage des bons; le calumet de la guerre était allumé: on nommait un chef; les guerriers se mettaient en marche; une jeune fille, qui s'était échappée des mains d'Amucak, leur indiquait les passages. Les méchans, surpris à leur tour, étaient vaincus, dispersés; la flamme dévorait leurs habitations, et la belle Amioïa, délivrée, ainsi que ses compagnes, était ramenée dans la tribu au milieu des cris de joie et de triomphe.

Il est impossible de décrire l'effet que produisit ce drame sur des hommes qui se trouvaient en même tems spectateurs, acteurs et personnages. Les sentimens dont ils avaient été animés pendant la représentation s'exaltèrent au point que, ne distinguant plus la vérité de la fiction, ils coururent aux ar

*

Voyez Une Journée aux bords de l'Orénoque, page 33.

mes, me nommèrent leur chef, et me forcèrent à aller jouer avec eux le second acte de ma pièce sur la terre des Otomacas, qui furent en effet attaqués, battus et dispersés comme l'indiquait mon dénouement. Je dois convenir que je ne m'étais pas promis un pareil succès.

Cette anecdote, dont il m'est plus facile d'attester la vérité que de démontrer la vraisemblance, prouve deux choses: la première, que le goût du théâtre, plus naturel qu'on ne le croit, n'est pas le fruit de la civilisation, mais qu'il en est un des moyens les plus puissans; la seconde, qu'on ne saurait donner trop d'importance à la culture d'un art dont on peut obtenir d'aussi grands résultats.

Il est à remarquer, me disait à ce sujet un monsieur Walker (que j'ai déjà fait connaître dans mes discours sur les Lingères et sur les Revendeuses à là toilette), que les peuples qui ont joué, sinon le plus grand, du moins le plus beau rôle sur la terre, ont été, à toutes les époques de l'histoire, ceux chez qui l'art dramatique a été cultivé avec le plus de succès. Les Grecs ont fondé aux jeux olympiques la plus belle partie de leur renommée ; et si les Romains, avec infiniment plus de puissance, n'ont pas acquis une gloire aussi solide, peut-être une des causes s'en trouverait-elle dans le préjugé barbare qui les portait à dégrader les arts, et particulièrement celui du théâtre, dans la personne de ceux qui l'exerçaient.

» Les Grecs, plus conséquens, honoraient une profession où , pour exceller, il faut réunir toutes les qualités du corps, de l'esprit et du cœur ; et tel était, ajoute l'abbé Dubos, leur estime pour les talens qui mettent de l'agrément dans la société, que leurs rois ne dédaignaient pas de choisir des ministres parmi les comédiens. On sait que Philippe de Macédoine avait pour favori le plus célèbre acteur de son tems.

les

» Les Français, qui ont surpassé les Grecs eux-mêmes par le degré de perfection où ils ont porté l'art dramatique, ne se sont pas montrés moins inconséquens, moins injustes que Romains envers ceux de leurs compatriotes qui se vouaient à la profession du théâtre. Dans le tems où les personnes les plus augustes par leur naissance ne dédaignaient pas de monter sur la scène, et de s'y rendre les interprètes de Corneille et de Racine, on déclarait infâmes ceux qui tiraient un salaire de l'exercice d'un talent que l'élite de la nation cultivait pour son plaisir.

» Pour concilier cette étrange contradiction de l'amour de l'art et du mépris pour les artistes, on s'est rejeté sur l'irrégularité de leurs mœurs et sur les inconvéniens attachés à leur profession. On a voulu voir une espèce de déshonneur dans l'obligation imposée aux comédiens de venir, chaque

jour, s'exposer en public, et de vendre à chacun, pour une modique somme, le droit de conspuer sa figure, de faire de chacun de ses gestes, de chacune de ses inflexions, le sujet d'une critique souvent exprimée de la manière la plus hu-miliante. Mais à cela ne peut-on pas répondre que les affronts, réservés dans tous les états à la médiocrité, ne peuvent atteindre ceux qui exercent honorablement un art libéral ?

>> Quant aux mœurs des comédiens, j'ai sur ce point une opinion que je suis plus embarrassé d'énoncer tout entière que de prouver jusqu'à l'évidence. Si l'on ne limite pas la si-gnification de ce mot mœurs aux habitudes extérieures de la vie, si l'on y joint l'idée des vertus domestiques, des qualités sociales, je ne craindrai pas d'avancer que s'il n'existe aucune classe de la société où les mœurs soient plus relâchées, à cer tains égards, que dans celle des comédiens, il n'en existe aucune où les liens de famille soient plus forts et plus respectés.

» Il n'est que trop commun partout ailleurs de voir des enfans dans l'opulence laisser languir leurs parens dans la misère. Ce crime, le plus odieux peut-être de tous ceux qui déshonorent l'humanité, est presque sans exemple parmi les comédiens, chez lesquels il serait peut-être excusable. J'offrirais de parier qu'il ne se trouve pas dans Paris un citoyen de cette classe (bien entendu que j'en excepte tout ce qui ne doit pas y être compris ) qui ne s'impose volontairement et qui ne remplisse, sans ostentation, quelques-uns de ces devoirs de famille trop souvent négligés par ces gens à morale austère, que le nom de comédien fait rougir, et qui ne rougissent pas d'occu~ per un hôtel dans la même ville où leur mère habite un grenier.

» Les comédiens sont, en général, bons parens, bons amis, bons camarades (l'intérêt de leur amour-propre à part).

» Les mœurs des comédiennes ont un côté excessivement faible, que je ne veux ni excuser ni défendre, pas même en examinant si les désordres que l'on reproche à la plupart d'entre elles ne sont pas, avec un peu plus de scandale, les mêmes dont on se plaint dans les premières classes de la société. Mais, en les jugeant sur leur conduite, la justice exige que l'on fasse une part à l'indulgence: elle sera d'autant plus grande, qu'on doit y tenir compte des séductions de toute espèce qui les en-vironnent, de l'âge où elles s'y exposent, des avantages physiques qui en multiplient pour elles l'occasion et le danger; enfin du préjugé qui leur apprend à mépriser cette partie de l'estime publique à laquelle on ne leur permet pas d'atteindre. » Je résume mon opinion sur les comédiens, en vous citant les propres paroles du sévère Duclos :

«Si l'on considère, dit-il, le but de nos spectacles et les

>> talens nécessaires dans celui qui se distingue dans cette pro»fession, l'état de comédien prendra nécessairement dans » tout bon esprit le degré de considération qui lui est dû. »

» Il s'agit maintenant, sur notre Théâtre-Français particulièrement, d'exiciter la vertu, d'inspirer l'horreur du vice, d'exposer les ridicules, d'intéresser à-la-fois les yeux, l'esprit et le cœur. Ceux qui brillent sur la scène sont les organes des premiers génies du monde; leurs fonctions exigent de la figure, de la dignité, de la voix, de la mémoire, de l'intelligence et de la sensibilité; la plupart ne sont pas moins recommandables par leurs vertus privées que par leur talent. Rien n'est donc plus injuste que ce reste de préjugés dont le souvenir poursuit encore des hommes qui exercent un art pénible, utile, dont la nation tout entière fait ses délices.

Tout en vous accordant le principe, répondis-je à mon interlocuteur, je serais bien tenté de vous nier quelquesunes des conséquences que vous en tirez d'une manière trop générale et trop absolue. Pour tempérer l'éloge que vous faites des comédiens, je pourrais, à mon tour, signaler bon nombre de défauts et même de vices inhérens à leur profession: je pourrais vous demander s'il existe une classe d'hommes ou de femmes au monde où la jalousie, la vanité, l'impertinence se portent à de pareils excès, où l'ingratitude ( envers les auteurs qui les font penser, parler et vivre) soit plus commune et plus coupable; où l'amour-propre soit porté à ce degré de violence qu'il fasse taire jusqu'à l'intérêt personnel; où la haine d'un rival, et sur-tout d'une rivale, suggère de plus odieuses pensées, emploie à nuire de plus lâches moyens. Je pourrais vous demander où vous avez connu des hommes plus égoïstes et des femmes plus coquettes, pour ne rien dire de plus...-Faitesmoi toutes ces questions, et je n'y répondrai pas, à moins que vous preniez sur vous la périlleuse responsabilité des haines et des clameurs que ma réponse attirerait sur vous. attendant, soyez bien convaincu que tant qu'il existera des courtisans au monde, ce ne sera pas parmi les comédiens qu'il faudra chercher les exemples les plus marquans et les plus nombreux d'ingratitude, d'intrigue, d'impertinence et de va

nité. »

En

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J'AL

Veniunt à dote sagittæ.

JUVENAL, sat. 6.

Les écus de la dot sont les traits de l'Amour.

Al reçu hier matin le billet suivant :

« Vous avez ébranlé ma résolution, mon cher Hermite. Je commence à croire que je me déciderais à me marier, si je trouvais un mari : vous conviendrez que cela n'est pas facile dans ma position. Je pourrais avoir recours à M. Willaume, comme vous me l'avez proposé, mais j'aime mieux commencer par les Petites-Affiches, et je vous envoie une note à y faire insérer, si vous croyez que cela puisse être, utile. Dans tous les cas, vous dînez avec moi jeudi; nous reprendrons l'entretien où nous l'avons laissé dimanche au Champ-de-Mars. A ce billet était jointe la note suivante :

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» Une jeune personne, âgée de dix-huit ans, d'une figure agréable, d'une santé délicate, d'un caractère doux et facile, aimant et cultivant les arts, jouissant de tous les » avantages d'une éducation distinguée, en possession d'une >> fortune actuelle de 625 mille francs de rentes claires et net» tes, désirerait unir son sort à un homme qui ne fît aucune » attention à ce dernier article, et qui pût convaincre cette >> demoiselle qu'il l'épouse uniquement pour elle-même, sans aucun égard à l'accessoire de la dot.

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» Cette demoiselle prévient que, sur ce point, elle n'est » pas facile à persuader. »

Ce billet, auquel je répondis en acceptant l'invitation qui m'était faite, me rappela les circonstances auquelles j'en étais redevable.

Dimanche dernier, j'étais allé au Champ-de-Mars avec Mme de Lorys, pour y voir l'ascension et la descente en parachute de Mlle Garnerin. Nous étions assis dans l'enceinte, et nous examinions les préparatifs de cette périlleuse expérience. Une dame d'un certain âge et une jeune personne vinrent prendre place auprès de nous; celle-ci reconnut Mme

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