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pour conserver des impressions durables, et parmi lesquels il n'y avait de choix à faire qu'entre la vieille ou la jeune, la laide ou la jolie, la brune ou la blonde.

Dans l'espace de plus de vingt ans qui s'écoula depuis l'abandon de Nanine jusqu'à mon arrivée dans les forêts de la Guiane, l'amour n'approcha plus de mon cœur ; car je n'appellerai point de ce nom cet échange de fantaisie, ces liaisons de caprice, ces surprises des sens, qui ne laissent aucune trace, pas même dans l'esprit ; qui ne laissent aucun souvenir, pas même dans la mémoire. J'étais arrivé à cette époque de la vie où la maturité de l'âge nous éclaire à regret sur les illusions de la jeunesse. Désabusé de l'amitié, qui m'avait trahi; de la gloire, qui n'est trop souvent que le hasard; de la fortune, dont ses favoris m'avaient dégoûté, je me croyais sur-tout détrompé de l'amour, qui ne s'offrait à ma pensée que sous l'escorte des maux dont il avait été pour moi la source.

J'habitais, depuis quelques jours, le pays des Zangaïs, où m'avait conduit la plus étrange destinée qu'un homme ait peut-être jamais subie, lorsque l'ancien de la tribu vint me présenter lui-même la jeune Amioïa, qu'il me destinait épouse *. Il y a des objets qu'il faut peindre pour rendre croyable le récit des événemens où ils figurent.

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Amioïa touchait à sa treizième année; elle était née d'un père zangaïs et d'une mère métisse. Ses traits, sans être de cette régularité parfaite qui constitue la beauté chez les peuples européens, avaient un caractère particulier de grâce et de douceur féminines, dont le charme s'imagine plus facilement qu'il ne peut se rendre. Dans un climat où les femmes n'ont presque pas d'enfance, l'âge de cette belle Zangaïde. touchait à celui que la nature a marqué pour le développement des formes charmantes dont elle était pourvue; sa taille avait de la mollesse et de l'élégance; ses grands yeux noirs s'embellissaient d'une expression pleine d'innocence et de volupté : son regard était déjà une caresse, et le son de sa voix un plaisir.

Le hasard qui voulut, en nous réunissant, justifier toutes les invraisemblances, m'apprit, à plus de quarante ans, secret de mon propre cœur : une enfant sauvage me fit connaître l'amour, et je rougis du sentiment auquel j'avais jusqu'ici donné ce nom. Cet hymen, contracté au sein des forêts, entre deux êtres si peu faits pour se rencontrer, devint la source d'un bonheur pur, égal, sans trouble, sans mélange, dont la durée appartient sans doute à un autre ordre de choses.

* Voyez l'Hermite de la Guiane, page 35.

Je ne dirai pas, faute de le concevoir moi-même, par quelle gradation nouvelle de sentimens et de sensations je passai d'un intérêt doux et tendre qui avait quelque chose de paternel, à cet amour passionné dont je n'avais encore connu que les tourmens, pour arriver à cette félicité des anges dont la réalité n'exclut pas l'espérance, où le repos même est un délire.

Quand je cherche à me rendre compte du bonheur dont j'ai joui, je trouve qu'il se formait d'élémens tout-à-fait opposés à ceux dont l'homme de la société cherche à composer le sien. La constance, la tranquillité d'esprit, l'uniformité de la vie, la nature et la liberté, telle était la source d'un bien-être qu'il n'a peut-être été donné qu'à moi seul de connaître et d'apprécier dans toute son étendue.

La plus douce des expériences m'a convaincu que les femmes passent bien plus facilement que les hommes de l'état sauvage aux habitudes de la civilisation; ma jeune compagne, dont l'éducation était le plus agréable de mes délassemens, devinait tout ce que je voulais lui enseigner : quand elle apprenait, elle avait l'air de se ressouvenir; et, jusque dans sa modeste nudité, on retrouvait je ne sais quel charme de pudeur, quelle grâce de parure, dont la société seule semblerait devoir donner l'idée.

« Dans ces climats brûlans, comme dit Montesquieu, on aime l'amour pour lui-même; il est la cause du bonheur, il est la vie. » Ce serait bien vainement, je crois, que je chercherais à faire entendre à un habitant de Paris ou de Londres tout ce qu'il y avait de délices dans la situation que je vais décrire.

Aux premiers rayons du jour, je prenais mon arc et mes flèches, et je sortais pour aller à la chasse; le plus souvent Amioïa m'accompagnait et me servait de guide. Arrivé dans le canton que je voulais parcourir, je la laissais sur le bord de quelque cataracte, au sommet de quelque colline, où elle attendait mon retour en tressant avec un art merveilleux les plumes de mille oiseaux divers, dont elle fabriquait nos légers vêtemens.

Une heure suffisait pour m'assurer les provisions du jour. Je me hâtais de rejoindre ma douce compagne, et, tranquilles sur nos besoins, nous ne songions plus qu'à nos plaisirs.

Errant alors sans but et sans objet dans ces contrées où la nature surabondante a prodigué tant de merveilles, avec quel enivrement nous admirions ses beautés, auxquelles notre amour prêtait de nouveaux charmes! Avec quelle ardeur je suivais mon agile compagne s'élançant au sommet d'une colline où la nature semblait avoir rassemblé à plaisir tout ce

qui peut enchanter le cœur et les yeux! De quel regard d'amour je suivais tous les mouvemens de ce beau corps,

Paré de grâce et vêtu d'innocence!

Assis à ses côtés, je m'écriais avec transport, comme le père des hommes, dont je partageais alors la félicité : « La source de nos biens réside en nous-mêmes; nos besoins mêmes sont nos plaisirs; ils sont attachés à nos sens, et chaque partie de moi a les siens pour t'aimer *. » La fille des forêts n'avait point lu Milton, mais la nature et l'amour n'ont qu'un langage. « J'ai admiré, me disait-elle en soupirant, l'éclat » du soleil et la sérénité du jour, les fleurs des champs » leurs vives couleurs; j'ai respiré le parfum de l'oranger » et de la rose ; mais ta présence est pour moi mille fois plus agréable encore, et ce sentiment que j'éprouve renferme » en lui seul tous les autres. » Ces tendres paroles s'exhalaient de sa bouche, où je les recueillais avec son haleine, plus douce que le souffle du printems. La constance n'était pas le prix d'un attachement si pur,

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elle en était l'aliment :

Parmi tous les êtres du monde,

Nous nous choisissions tous les jours;

et nous trouvions dans ce besoin de fidélité tous les attraits de la préférence.

Amioïa devint mère. Ce moment m'apprit tout ce que le cœur d'une femme peut renfermer de tendresse, et toute la distance que la nature a laissée, sur ce point, entre les affections des deux sexes. Amioïa près du berceau de son fils! Jamais tableau plus délicieux n'a frappé mes regards : quels soins! quelle entière abnégation de soi-même ! quelle touchante idolâtrie! Elle perdit au bout de quelques mois ce premier fruit de l'amour, et sa tendre superstition la sauva de l'ivresse de,sa douleur : elle était persuadée qu'un enfant pouvait revivre dans une fleur arrosée avec le lait de sa mère; et je me gardais bien d'affaiblir par le moindre doute une croyance religieuse où son ame puisait la force dont elle avait besoin pour vivre. J'avais élevé de mes mains, sur le bord du fleuve, un petit monument recouvert d'arbrisseaux, au milieu desquels Amioïa, sur la place même où reposait son fils, avait planté un jeune corossol. Chaque soir, au cri de la perrique aux ailes d'or * *, elle revenait visiter le berceau

* Paradis perdu, livre IV.

**Espèce de perroquet de la Guiane, dont le cri se fait entendre au coucher du soleil.

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funéraire, et, penchée sur l'arbuste, elle arrosait de son lait et de ses larmes la fleur solitaire du corossol, dont la couleur d'un jaune pâle est un emblême de la nature mourante.

Quatre ans s'étaient écoulés dans les délices de cette douce union. Un jour que je revenais de la pêche, où j'avais été seul avec Zaméo, je laissai à celui-ci le soin de remonter la barque en suivant le rivage, et, pour arriver plus tôt à la case, ой m'attendait Amioïa, je pris mon chemin à travers une longue savane desséchée, dont le chemin praticable ne m'était pas bien connu. Je marchais depuis quelque tems, et je m'étais arrêté sur une hauteur, d'où je cherchais à m'orienter sur le cours du soleil, qui descendait vers l'horizon; pressé par la soif, je cueillis, sans beaucoup d'attention, sur un arbre qui se trouvait à ma portée, un fruit vert, d'un goût légèrement acide; j'en avais à peine mangé quelques grains que je fus saisi de douleurs violentes, suivies d'un engourdissement auquel je succombai, sans perdre entièrement connaissance. J'étais depuis une heure dans cet état, lorsque j'aperçus Amioïa et Zaméo, qui me cherchaient dans la savane où ils supposaient que je pouvais m'être égaré. Dans l'impossibilité de me lever, je parvins à me faire entendre; Amioïa reconnaît ma voix, elle accourt la première, me voit, frémit, et m'interroge avec inquiétude je n'ai que la force de lui montrer l'arbre fatal ; elle pousse un cri d'épouvante, s'élance, et arrache une grappe entière du fruit empoisonné, qu'elle dévore. Cette action terrible, à laquelle je ne pus opposer que de vains efforts, est aperçue de Zaméo; il entend mon geste, se rend maître d'Amioïa, et, d'une main hardie, va saisir jusque sous ses dents les débris vénéneux dont le suc a déjà passé dans ses veines. Zaméo, qui connaissait la propriété de cet arbre funeste savait aussi qu'il porte avec lui son antidote. Il en détacha quelque portion d'écorce, qu'il broya entre deux pierres ; il la délaya ensuite dans la liqueur du cocotier dont il avait rempli sa gourde, et qu'il nous fit boire. L'efficacité de ce remède fut telle qu'au bout de quelques heures de repos nous pûmes retourner à la case.

Je guéris en peu de jours; mais Amioïa lutta plusieurs mois contre l'activité d'un poison qu'elle avait pris à plus forte dose. Je ne dirai pas que cet acte de dévouement augmenta mon attachement pour elle: il ne pouvait croître ; dès long-tems il remplissait tout mon cœur. La faiblesse de sa santé, altérée par cette longue maladie, retarda de plusieurs années un événement qui promettait de mettre le comble à notre bonheur, et dont il fut le terme : Amioïa perdit le jour en le donnant à une fille que nous avions nommée Amazilie. J'ai pu dire, comme le poète Young:

My child thy cradle, was purchas'dwith thy mothers'bier*. Je ne puis, après vingt ans, arrêter ma pensée sur ce moment funeste où je commençai moi-même à mourir. La tendre compagne de mon exil expira en embrassent son époux et sa fille, et sourit en tombant dans les bras de la mort.

J'avais promis de vivre pour Amazilie; ses traits charmans me rappelaient sa mère, et son enfance avait enchanté les premières années de ma vieillesse. Je ne retracerai point ici un dernier malheur contre lequel il n'est qu'un seul recours et que je n'ai supporté que parce que j'étais arrivé à un âge où ce n'est plus la peine de se donner la mort.

* Mon enfant, ton berceau fut le prix du cercueil de ta mère.

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Il y a, de compte fait, trois espèces de sots : les sots qui ne savent point, les sots qui savent mal, les sots qui savent tout, excepté ce qu'ils devraient savoir. Cette dernière classe est aujourd'hui la plus commune; nous ne sommes cependant pas encore menacés de perdre les deux autres.

J'ai besoin d'un avocat : on m'adresse à Mérippe ; une heure de conversation que nous avons ensemble me prouve qu'il a fait de grandes recherches sur la langue celtique, et que personne n'est plus propre que lui à enseigner le bas-breton; à la manière dont il disserte sur les antiquités des Gaules, on croirait qu'il a étudié au collége des druïdes. Tout en lui faisant com

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