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arrivons par une longue allée plantée d'arbres à la maison de M. de Mérange, remarquable à l'extérieur par la plus élégante simplicité.

«Il n'est encore que dix heures, me dit Mme de Lorys; je sais où nous trouverons le maître du logis. » Nous tournons autour de la maison, et au bout d'un jardin très-vaste nous entrons, par une galerie vitrée qui sert d'orangerie, dans la serre chaude, où M. de Mérange était occupé à donner une leçon de botanique à son fils, tandis que sa fille dessinait des fleurs.

Mme de Lorys fut reçue avec les témoignages de la plus respectueuse affection, et M. de Mérange, que j'avais déjà vu plusieurs fois chez elle, m'accueillit avec une extrême bienveillance. La leçon, dont le maître et les élèves se faisaient un plaisir, continua en notre présence, et j'eus l'occasion de reconnaître la vérité de ce précepte de l'auteur d'Emile : « Les enfans ne peuvent jamais avoir de meilleur précepteur que leur père.»

M. de Mérange est un homme de cinquante ans environ, d'une taille et d'une figure distinguées. La politesse de ses manières, qui n'est pas exempte d'une sorte de brusquerie, est une suite de sa bonté naturelle : il aime les hommes, sans avoir pour eux un grand fonds d'estime, et au bien qu'il en dit on peut deviner le mal qu'il en pense.

A peine sortis de l'enfance, Charles et Caroline ont toute la grâce, toute l'espiéglerie de leur âge, sans aucun de ses inconvéniens ils sont curieux sans être indiscrets, et familiers sans être importuns; à dix ou onze ans, ils savent plus et mieux qu'on en sait communément à quinze. En témoignant ma surprise à M. de Mérange sur une éducation si précoce, je m informai de la méthode qu'il avait suivie. « La plus simple et la plus naturelle, me répondit-il: je ne les force point d'apprendre, mais je leur en donne l'envie, et j'en fais naître le besoin. Je me suis aperçu qu'en général on donnait trop d'importance à ce qu'on appelle l'inclination des enfans, où je ne vois la plupart du tems qu'un indice frivole. Je ne puis changer la nature de la plante; mais je suis maître de sa direction, et je la plie à mon gré tandis qu'elle est encore flexible. Je sais déjà ce que mes enfans seront un jour, ou du moins ce que je veux qu'ils soient; je les élève pour être bien partout et pour être mieux quelque part: tout mon système d'éducation est renfermé dans cette maxime de Bacon: Optimum elige, suave et facile illud faciet consuetudo*. »

* Choisissez ce qu'il y a de mieux, l'habitude le rendra facile et agréable.

On sonna le déjeûner, et Mme de Mérange, qui avait appris l'arrivée de sa cousine, vint au-devant de nous. Je ne connaissais point cette dame, qui s'est fait de sa maison un Elysée dont elle ne sort presque jamais, et j'avoue qu'avant de l'avoir vue je n'avais pas une idée complète de tout ce que la grâce, la bonté, la douceur peuvent ajouter de charmes à la beauté même.

Nous trouvâmes dans la salle à manger le père de Mme de Mérange (le vieillard goutteux le plus aimable et le plus gai que j'aie rencontré de ma vie); un jeune homme et sa sœur, dont le père, en quittant la France, n'a trouvé d'autre asile pour ses enfans que la maison de son ami de collége; et un M. André, philosophe d'une espèce très-rare, lequel, de son vivant, a forcé Mme de Mérange à accepter un héritage de plus de 30,000 livres de rente qu'il avait fait, à condition de le loger dans une mansarde de sa maison, de le nourrir avec des légumes, et de lui mettre tous les lundis 12 francs en gros sous sur sa che

minée.

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Mme de Mérange me présenta à son père. Soyez le bienvenu, Monsieur l'Hermite, me dit-il; j'avais grande envie de vous connaître; mais parbleu! je n'aurais pas été vous chercher, et je ne vous rendrai pas votre visite, je vous en préviens : la goutte a cela de bon qu'elle dispense d'être poli. -C'est Monsieur qui a vécu si long-tems parmi les sauvages de l'autre monde? reprit le philosophe André.-Moi-même. -Vous y retournerez, j'en suis sûr.-Je n'aurai pas le tems. » Pendant le déjeûner, où l'on ne servit que du café, du beurre et des œufs, nous nous amusâmes beaucoup du babil aimable des enfans, que le grand-papa provoquait de son mieux. « Prenez garde, mon père, dit en souriant Mme de Mérange, ne fournissez pas à l'Hermite le sujet d'un second chapitre sur les Enfans d'aujourd'hui *.-Ma foi, s'il ne trouve pas ceux-là charmans, répondit le vieillard, je ne sais pas ce qu'il lui faut.-Soyez tranquille, répliquai-je, tout ce qu'on voit ici fait exception à la règle.-Ce repas est le leur, continua Mme de Mérange; ils s'y dédommagent du silence qu'ils gardent à dîner; mais s'ils nous ont ennuyés, nous allons le leur rendre : voici les journaux! >> Cette annonce était un signal: Charles et Caroline se levèrent de table et s'enfuirent au jardin.

«En venant passer la journée dans notre couvent, me dit M. de Mérange, vous vous êtes exposé à en subir la règle : nous ne vous ferons grâce de rien, pas même de la lecture des journaux, que nous avons coutume de faire en commun après

Voyez l'Hermite de la Guiane, page 17.

déjeûner; nous donnons tous les matins une heure à la politique pour n'y plus revenir du reste du jour.-Ce n'est pas la moins bien employée, du moins pour moi, répondit le grand-papa: depuis que je ne puis plus m'occuper de mes propres affaires, où je n'ai jamais entendu grand chose, j'aime beaucoup à régler celles de l'Etat, où je n'entends rien du tout. C'est une manie qui ne tire pas à conséquence à mon âge, et qui ne fait de mal à personne. »

Le jeune homme commença la lecture; elle fut souvent interrompue par des remarques qui donnèrent lieu à des discussions et jamais à des disputes; car dans cette heureuse famille, où le bonheur public est la pensée commune, l'esprit de parti n'égare pas l'opinion; l'intérêt personnel ne corrompt pas le jugement, et le mot de patrie n'a qu'une acception. Comme on sait ce que l'on veut et qu'on ne craint pas que les autres le sachent, on dit franchement ce que l'on pense; et de même qu'en fait de religion on ne reconnaît d'autorité que les livres saints, en fait de politique on ne reconnaît d'autorité que la Charte constitutionnelle : c'est de là que l'on part pour juger les hommes et les choses, pour prononcer entre le ministère et les chambres, .pour motiver ses répugnances ou ses affections politiques.

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La séance du dejeûner est toujours levée à midi; jusqu'à quatre heures, Mme de Mérange se retire dans son appartement avec sa fille et la jeune orpheline qu'elle a adoptée pour se livrer avec elles aux soins domestiques et présider à leurs leçons. Pendant ce tems, son mari, son pupille, et son fils, sorti depuis quelques mois des mains des femmes, vont se livrer à des études plus sérieuses, que M. de Mérange dirige sur un plan dont le philosophe André est l'inventeur. Je ne puis le faire connaître ici qu'en indiquant la base sur laquelle il repose. M. André établit en principe « que les hommes pensent d'après leurs inclinations, parlent d'après leur instruction, et agissent conformément à leurs habitudes. » En conséquence, l'éducation, dans son système, a trois objets distincts: diriger les penchans, faciliter l'instruction, former les habitudes. A en juger par quelques-uns des résultats dont j'ai été témoin, cette doctrine renferme tous les élémens d'une éducation parfaite.

M. de Mérange, dont la conduite et les sentimens sont également libéraux, a formé, dans un corps-de-logis séparé de son habitation, une espèce d'école dont il paye les maîtres, et dans laquelle il admet les enfans de quelques-uns de ses voisins. Je ne connais pas d'établissement plus honorable et plus digne d'un véritable citoyen.

A quatre heures, le travail est fini dans cette maison, ou

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UNE MAISON DE L'ILE SAINT-LOUIS.

du moins tout ce qui s'y fait dans le reste de la journée est mis au nombre des plaisirs. Mme de Mérange sort avec sa fille et va visiter ce qu'elle appelle ses ménages; elle donne ce nom à de pauvres familles du quartier qu'elle habite, et dont elle est la bienfaitrice.

Mme de Mérange ne se borne pas à de vains secours du moment en soulageant les besoins présens, elle prévoit ceux de l'avenir, et ne se montre pas moins active dans les services qu'elle rend, que généreuse dans les bienfaits qu'elle prodigue.

Mme de Lorys avait eu seule la permission de la suivre dans une promenade où elle n'a jamais que sa fille pour compagne; j'étais resté avec M. de Mérange, avec qui je visitai en détail une habitation dont le terrain est assez vaste pour qu'il ait trouvé le moyen d'y établir une espèce de petite ferme où ses enfans s'instruisent, en s'amusant, des détails de l'économie rurale, et dans laquelle il fait lui-même l'essai des procédés nouveaux, qu'il n'emploie en grand dans ses terres qu'après s'être assuré du succès des premières expériences. Charles s'essaie à manier la bêche et le rateau. Sa sœur a soin d'une petite basse-cour; elle élève aussi des vers à soie, et cette branche d'industrie, qu'elle cultive avec soin, n'a déjà plus de secret pour elle.

Nous dinâmes, à cinq heures précises, avec quelques amis qui ont leur couvert mis dans cette maison, et qui m'ont tous paru dignes d'y être admis. On tint table assez long-tems, par égard pour le grand-papa, que ses infirmités empêchent depuis quelque tems d'assister au repas du soir. La conversation fut instructive sans être pédante. Le philosophe André, en mangeant ses carottes, soutint avec esprit, entre autres paradoxes, « que le dix-huitième siècle était, à tous égards, le plus remarquable de tous ceux dont s'honorait l'histoire des hommes, et que la raison humaine avait fait plus de progrès dans la première moitié de ce siècle de lumière que dans les quatre ou cinq mille ans qui l'ont précédé. »

Quand on vint à parler de théâtre, il ne se montra pas moins hétérodoxe: il déclama contre la règle qu'il appelle le préjugé des trois unités. «Corneille, Racine et Voltaire, ditil, ont illustré la scène par des chefs-d'œuvre au-delà desquels il n'y a plus rien de possible dans le système dramatique qu'ils ont adopté, j'en conviens; mais plus le sentier qu'ils ont suivi est étroit, plus la trace qu'ils y ont laissée est profonde, moins il faut les y suivre: la route est maintenant toute ornière, frayez-vous-en donc une autre dans la plaine; prenez vos prédécesseurs pour modèles et non pas pour guides. La tragédie et la comédie régulière sont faites, parfaites; reste à

faire autre chose. » Aussitôt on cria au mélodrame, et bien en prit au philosophe de se trouver loin du grand-papa, qui l'aurait, je crois, battu, pour venger l'honneur de Racine et de Molière, qu'il croyait compromis dans une pareille dis

cussion.

Après le dîner, on passa dans le salon. et dès ce moment le maître de la maison parut abdiquer son autorité entre les mains de sa femme : les enfans furent remis aux soins d'une gouvernante, et la meilleure mère de famille ne laissa voir que la plus aimable des femmes. Marmontel a dit que l'art de concilier les prédilections avec les bienséances était le secret des ames délicates : ce secret est celui de Mme de Mérange; je ne me lassai pas d'admirer le parti qu'elle en tirait au milieu de la société brillante et nombreuse qui se rassembla le soir chez elle, et dont elle était à-la-fois le noeud, le charme et l'ornement.

J'ai parlé dans le discours précédent du souper qui termina si gaîment cette utile et agréable journée.

No XXXIII.-7 février 1816.

LES DEUX AMOURS.

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ΑΙ

Amorem hæc cuncta vitia sectari solent.
Cura, ægritudo, nimiaque elegantia.
Inhæret etiam aviditas, desidia, injuria.
PLAUTE.

L'inquiétude, le chagrin, une recherche extrême dans la parure, l'avidité, la paresse et l'injustice, tels sont les désordres qui accompagnent l'amour.

L'accord de l'amour et de l'innocence semble être le Paradis sur la terre c'est le bonheur le plus doux et l'état le plus délicieux de la vie.

J. J. ROUSSEAU.

J'ai aimé deux fois dans ma vie; et, dans cette double épreuve j'ai reconnu que ce sentiment est le plus grand des maux quand il n'est pas le plus grand des biens. Je retrouverais peut être dans la profondeur de mes souvenirs l'image confuse des maux

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