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J'étais arrivé en France, convaincu qu'il ne m'y restait plus de parens, et que je pouvais en toute liberté de conscience disposer, par testament, du peu que je possède, en faveur de ma vieille gouvernante et de mon fidèle Zaméo. Le jour de l'an vient de me révéler l'existence de je ne sais combien de cousins et de cousines, de la parenté desquels je n'ai guère d'autre garant que leur parole ou leur carte de visite. Si ces preuves-là ne suffisent pas pour leur assurer mon héritage, du moins exigeaient-elles de ma part un échange de politesses auxquelles je me suis soumis de bonne grâce.

Au nombre des visites de jour de l'an que j'ai reçues et rendues dans le délai voulu par l'étiquette, il en est deux que j'ai plus paticulièrement notées sur mes tablettes, comme véritables types de l'usage considéré dans sa naïveté primitive et dans ses abus progressifs. La visite qui m'avait été le plus agréable est celle que je rendis la première.

Il était huit heures du soir lorsque j'arrivai chez M. Dorier, l'un des négocians les plus riches et les mieux famés de cette ville. Une partie de la famille était réunie au salon autour des grands parens, qui en faisaient les honneurs. Après les salutations et les souhaits d'usage, qui furent reçus avec une bienveillance affectueuse, je m'informai des enfans, à qui j'avais mes petits cadeaux à distribuer, et que j'étais surpris de ne pas voir autour de leur mère, dans un jour de fête qui leur est particulièrement consacré. « Ils sont en prison, me dit en riant madame Dorier, jusqu'au moment de la surprise. » Je demandai (en homme qui a depuis long-tems perdu de vue son pays et son enfance) de quelle surprise il s'agissait. Pour toute réponse, cette dame me fit passer dans une pièce voisine: on y avait dressé une grande table, sur la-quelle étaient établies les étrennes de la petite famille. Chaque lot était composé d'objets analogues au sexe, à l'âge, aux inclinations de l'enfant auquel il était destiné, et dont il portait le nom. C'est ainsi qu'une belle boîte à couleur, un chevalet, des pinceaux et tous les attributs de la peinture marquaient la place de l'aîné des garçons, qui se distingue déjà dans cet art par un goût très-vif et un talent très-précoce. Cette salle des étrennes était éclairée par des arbustes verts, aux rameaux desquels étaient suspendus des verres de couleur.

Toutes les dispositions faites, à un signal donné en musique, la chambre où les enfans étaient enfermés s'ouvrit, et ils se précipitèrent dans le salon. Ils avaient d'abord voulu mettre de l'ordre dans leur empressement; mais, en un moment, toutes les règles furent oubliées, et ce fut à qui se jettérait le premier dans les bras de son père et de sa mère.

Quand on commença de part et d'autre à se reconnaître, chacun à son tour débita son compliment et présenta son petit chef-d'œuvre, à l'aiguille, à la plume, au crayon ou au pinceau.

Il était aisé de voir que les éloges que l'on prodiguait aux jeunes auteurs n'étaient pas ce dont ils étaient le plus avides. Les deux battans de la porte de la salle aux étrennes s'ouvrirent avec fracas : on peut se faire une idée de l'enchantement de la petite famille. Quelle joie ! quelle ivresse ! Chacun a reconnu son lot et sa place. Edmond embouche sa flûte de cristal, Victor fait sonner sa montre à répétition, Virginie s'est drapée de son schall, et Laurette, armée de son porte-crayon d'or, esquisse déjà le portrait de sa sœur dans un superbe album où elle exige que chacun des assistans dépose un souvenir. Ce fut de toute la franchise de mon cœur que je félicitai M. et Mme Dorier, en les quittant, sur le bonheur domes tique qu'ils avaient su se créer, et dont ils me paraissaient si dignes de jouir.

C'était, sans doute, pour m'offrir l'occasion d'apprécier encore mieux ce genre de bonheur que le hasard me conduisit en sortant de chez mon cousin Dorier, chez mon cousin de la Verberie, lequel demeure rue de la Ville-l'Evêque, dans une vieille maison qu'il est bien le maître d'appeler son hôtel, comme il appelle sa ferme son château. Ce ne fut pas sans me disputer avec le portier, et sans me prévaloir de ma qualité de parent, que je fus admis aux honneurs de la visite personnelle.

Mme de la Verberie, à laquelle son mari me présenta de la manière la plus solennelle, me reçut on ne peut plus lestement, et, pour toute réponse au compliment que je lui adressai, elle me dit « qu'elle m'aurait à mon âge seul reconnu pour le parent de son mari. » On ne riait pas assez de cette impertinence; je la relevai de manière à la mettre à la portée de tout le monde. Pour en sentir tout le sel, il faut savoir que cette dame, qui n'a guère plus de quarante ans, a épousé l'année dernière, en secondes noces, M. de la Verberie, qui en a pour le moins cinquante-cinq, et qu'elle se croit obligée de rappeler sans cesse cette disproportion d'âge, que beaucoup de gens ne remarqueraient pas.

Mme de la Verberie a deux prétentions (pour ne pas dire deux ridicules), celle d'une jeunesse de quarante ans, et d'une noblesse dont l'origine remonte à une charge de trésorier de France, que son père avait achetée en 1788. Son mari est un homme que la nature avait créé pour vivre célibataire, et qui s'est marié deux fois par distraction. Il a une femme sans avoir de ménage, et des enfans sans avoir de fa

mille. La manie de M. de la Verberie (une des plus singulières qui puissent affliger un cerveau humain) est de croire à la possibilité de rétablir la chevalerie, et d'en faire revivre les mœurs. C'est la pensée et l'occupation de sa vie entière, et il ne se passe pas de semaine qu'il n'adresse à quelque souverain de l'Europe un extrait du mémoire in-folio qu'il a composé sur ce sujet.

Ce paladin arriéré a deux enfans du premier lit, Gaston et Mathilde: le premier est un petit philosophe de vingt-deux ans, élevé dans une université d'Allemagne, où il a été imbu de la doctrine de Kant, dont il est, à Paris, un des plus zélés prosélytes. Il s'occupe en ce moment d'y former une société des amis de la Vertu, à l'instar de celle de Berlin.

Mademoiselle Mathilde n'a pas encore dix-huit ans, et elle est dévote, mais dévote de cette dévotion qui fait prendre en aversion et regarder avec mépris toutes les choses et toutes les personnes d'ici-bas. On n'aura pas de peine à croire qu'une famille ainsi composée n'ait dû m'offrir un contraste frappant avec celle que je quittais.

La maîtresse de la maison avait exposé sur une table ronde, au milieu du salon, les étrennes qu'elle avait reçues, parmi lesquelles on remarquait une aumônière, où se trouvaient brodées en chenilles les armes accouplées de Monsieur et de Madame. Son mari, en lui présentant ce petit cadeau, n'avait pas oublié de lui dire que la mode de cette espèce de poche était renouvelée du douzième siècle, et qu'elle indiquait dans nos mœurs un changement dont on lui serait en grande partie redevable. Je me récriai sur le travail des armoiries, en homme versé dans l'art héraldique, et je vis sourire plusieurs personnes de la société, lorsque je fis remarquer dans l'écusson de ma cousine une croix de gueule, qui attestait que la noblesse de son origine remontait au tems de la première croisade.

L'examen de toutes ces dispendieuses bagatelles, sorties des magasins du Petit-Dunkerque et du Palais-Royal, tenait lieu de contenance et de conversation à des parens qui se connaissaient à peine, et qui se quittaient bien résolus de ne se revoir. que l'année prochaine à pareil jour. La forme des cartes de visite dont la cheminée était couverte fournit ensuite matière à des réflexions non moins intéressantes. Dans une petite discussion qui s'ouvrit à ce sujet, un homme, qui me parut être l'oracle du salon de madame de la Verberie, décida que les cartes imprimées indiquaient des gens du petit commerce, que les cartes à vignettes ne pouvaient appartenir qu'à des parvenus ou à des étrangers, que les cartes en couleur sentaient la province, que les cartes à la main étaient du vieux style;

enfin, que les cartes de visite, gravées en écriture courante sur un fond blanc tout uni, avec l'adresse en bas en caractères imperceptibles, étaient seules avouées par le bon ton et par le bon goût..

Pendant ce grave entretien, je m'étais successivement ap. proché de Mathilde et de son frère, qui s'étaient retirés dans un coin du salon. Quelques momens d'entretien avec l'un et l'autre suffirent pour m'apprendre qu'ils avaient infiniment peu d'estime et encore moins d'amitié pour leur belle mère dont ils s'amusaient sans cesse à déjouer les prétentions; que celle-ci n'était jamais en reste de mauvais procédés avec eux; que le chef de la maison, étranger à tous les devoirs, à toutes les affections de famille, vivait chez lui sans autorité, sans considération; indifférent à ses enfans qu'il néglige, à charge à sa femme qu'il ennuie, et, pour le moins, inutile à la société, hors de laquelle il est toujours placé par système.

Mme de la Verberie, qui n'était pas obligée de me tenir compte des observations que je faisais chez elle, me fit trèshonnêtement apercevoir de la longueur de ma visite. A mon tour, je trouvai le moyen, sans trop d'impolitesse, de lui faire entendre qu'il était permis, à mon âge, d'être indiscret dans une première visite qu'on n'avait ni l'espoir ni l'envie de renouveler.

No XXIX. 10 janvier 1816.

LE TROUSSEAU DE LA MARIÉE.

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VOULEZ-V

He that has a wife and children has given hostages to fortune, for they are impediments to great enter prises, wether in the way of virtue or wickedness. BACON, Essais.

Celui qui a une femme et des enfans a donné des otages à la fortune; car cette condition de père et d'époux est un obstacle aux grandes entreprises, soit dans la carrière du vice, soit dans celle de la vertu.

OULEZ-VOUS savoir si une action qui vous paraît indifférente est en effet bien ou mal en soi? demandez-vous quel serait, pour la société, le résultat d'une résolution prise à-la

fois par tous ses membres de faire cette même action. Cette méthode facile résout, d'un mot, ces questions que j'ai si souvent entendu agiter: L'état du mariage est-il préférable à celui du célibat? Vaut-il mieux avoir des enfans que de mourir sans postérité? On voit, d'un coup-d'œil, à quel résultat conduirait l'application de la règle que je viens de poser.

» S'il n'est pas permis de mettre en doute l'utilité du mariage considéré dans ses rapports généraux, il n'est pas défendu d'en peser les inconvéniens dans l'intérêt particulier de ceux qui l'embrassent.

» On aura beau répéter que le mariage est une loterie: les lots gagnans y sont assez nombreux pour justifier les mises; et je n'admets, en principe, aucune des raisons que l'on fait communément valoir en faveur du célibat. Une indigence égale entre deux personnes qui se conviennent à tout autre égard ne me semble même pas devoir être un obstacle à leur union; car je ne serais pas embarrassé de prouver qu'en mariage comme en algèbre, deux quantités négatives, multipliées l'une par l'autre, donnent un résultat positif.

» On fait toujours bien de se marier; mais, dans l'état actuel de nos mœurs, cela devient chaque jour plus difficile. Depuis que les femmes de toutes les classes sont devenues des objets de luxe, on est obligé de consulter sa fortune avant d'en faire la dépense. Jadis, il n'en était pas ainsi; les noms vieillis de ménage, de ménagère, indiquent encore le but d'économie que l'on se proposait en se mariant, et l'une des qualités que supposait le titre d'épouse. »

Mon voisin Binome, qui me parlait ainsi, termina par un profond soupir des réflexions qu'il avait jetées comme phrases incidentes dans une conversation où elles n'étaient pas amenées. Je lui en fis la remarque, en le priant de m'expliquer la cause de cette préoccupation d'esprit que je remarquais en lui depuis quelques jours.

«Je me ruine, mon ami, me répondit-il : je marie ma fille à un homme puissamment riche qui la prend sans dot. — Je ne vois pas ce qu'il y a de ruineux dans une pareille affaire.

C'est demain que nous passons le contrat ; vous me ferez le plaisir de venir y signer comme témoin, et vous aurez bientôt deviné l'énigme que je vous propose. »

J'arrivai de bonne heure pour me trouver un moment en famille. Elle était réunie dans le salon, décoré avec une élégance moderne qui contrastait singulièrement avec sa forme et ses dorures anciennes. D'un premier regard, j'embrassai l'ensemble du tableau. La jeune prétendue, dont la figure espiègle, plus agréable que régulière, perdait quelque chose de sa grâce et de sa vivacité sous un air de contrainte qui ne

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