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porte fréquemment la main sur une liasse de papier jaunâtre enfermée sous sa veste, et dont l'extrémité de quelques feuilles se confond avec son jabot de même couleur : c'est d'un procès qu'il s'agit. Il repousse avec dureté les pauvres qui lui demandent l'aumône, et je remarque que les enfans de cette classe excitent plus particulièrement son impatience et son humeur cet homme doit être un célibataire qui plaide contre des mineurs qu'il a l'espoir légal de dépouiller, au moyen des vieilles paperasses qu'il porte à son procureur.

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Ce jeune homme qui vient du même côté, et dont l'air abattu laisse percer je ne sais quelle satisfaction, dont la toilette du soir est un peu fanée ce matin, ne serait-il pas le maître de ce cabriolet arrêté depuis une heure à l'extrémité du Pont-Royal? A chaque pas, il tourne la tête, et ses yeux se dirigent vers une croisée entr'ouverte où je ne distingue, avec mes lunettes, qu'un bout de schall, que le vent n'agiterait pas si vîte. Le schall a disparu, le jeune homme marche moins lentement et ne se retourne plus; il passe près de moi; je soupire, en jetant un regard vers la fenêtre, et je vois le moment où il va me demander de quel droit je soupire, et pourquoi je regarde de ce côté : mon âge répond pour moi. Il continue son chemin en souriant, et monte dans son cabriolet moins lestement qu'il n'en était probablement descendu. Je sais qui il est, d'où il vient;... mais, ne craignez rien, je ne le dirai pas.

De l'autre côté du quai, rasant les boutiques, j'observe une jeune femme enveloppée dans une pelisse de forme polonaise. Une chaînette d'or, passée à son bras, soutient une aumônière en cuir de Russie, qui paraît bien pesante. Déjà je m'intéresse à cette dame : je veux la voir de plus près; je traverse le quai. Sa démarche est vive, son œil fixe est animé d'une expression singulière où dominent le courage et l'espoir. Deux hommes à cheval ont passé près d'elle; la vue de leur uniforme l'a fait pâlir; elle ouvre une petite montre. qu'elle porte à son cou et précipite sa marche..... Où va-telle? c'est encore une de ces découvertes dont ne je ferai point part à mes lecteurs.

Je reviens à mon poste près du parapet. Quel peut être cet homme long et mince qui marche avec un parapluie ouvert, deux heures après qu'il a cessé de pleuvoir ? Sa cravate de couleur est nouée avec bien de la négligence, sa veste est boutonnée de travers; il agite orgueilleusement sa tête sous le dôme de son vaste parapluie, sans s'apercevoir qu'il accroche tous ceux qui passent, et qui le donnent au diable de grand cœur. Tantôt il mord sa lèvre inférieure, en élevant les yeux par un mouvement oblique; tantôt il sourit à sa

pensée; puis tout-à-coup il s'arrête, tire ses tablettes de sa poche, écrit quelques mots, et se remet en marche dans une direction contraire à celle qu'il suivait. Tout le monde va croire que c'est un fou, peut-être même un poète ; j'ai observé les mouvemens de ses doigts; je ne m'y m'éprends pas : c'est un mathématicien.

En faisant son évolution, le géomètre a fait tomber le chapeau d'un homme un peu violent de son naturel, à en juger par la promptitude avec laquelle il arrache le parapluie de la main de l'Archimède, et le fait voler par-dessus le parapet. Celui-ci le regarde avec plus d'étonnement que de courroux, et, sans dire un mot, gagne l'escalier qui conduit au bord de la rivière, où son parapluie s'était arrêté ; l'autre reprend son chapeau des mains d'un petit savoyard qui le lui rapporte, et auquel il donne une pièce de vingt sous pour sa peine. J'avais eu le tems de l'examiner: il était vêtu d'une redingote bleue, croisée sur la poitrine de droite à gauche; la barbe de sa lèvre supérieure paraissait rasée de plus près que le reste, et cependant, par une espèce de mouvement involontaire, il y portait fréquemment le pouce et l'index, comme s'il eût voulu tortiller quelque chose. Cet homme, d'une belle taille, d'une figure sévère, et même un peu farouche, avait dans le maintien je ne sais quelle confiance qui me parut tenir à l'habitude du commandement. Je ne dirai pas précisément quel est son grade, mais je suis sûr de ne pas me tromper sur son état.

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En le suivant des yeux avec un intérêt dont il n'est que l'occasion, mes regards tombent sur une jeune personne qui ne se fie probablement pas à la profondeur d'une capote de velours pour cacher ses traits, car elle tient sur sa bouche un mouchoir de batiste brodé, qui achève de voiler sa figure. Sa démarche légère a quelque chose d'incertain : elle précipite, elle ralentit ses pas; quelquefois elle paraît vouloir s'arrêter elle lève les yeux et aperçoit de fort loin (autant que j'en ai pu juger ensuite) une personne qu'elle n'avait probablement pas l'intention de rencontrer; car elle saute plutôt qu'elle ne descend du trottoir, et va se placer, de l'autre côté, dans un groupe de gens assemblés devant l'étalage d'un marchand d'estampes. Je l'aperçois encore; elle suit d'un regard furtif l'objet qui l'effraie, et qui me paraît, à moi, l'homme du monde, sinon le plus agréable, du moinsle plus joufflu, le plus frais et le mieux poudré. J'ai vu le tems où j'aurais entendu finesse à cette cachotterie; mais il faudrait aller si loin chercher mes souvenirs, que je crains de mettre ma mémoire à cette pénible épreuve.

Je voyais, depuis un quart d'heure, un homme assez mal

vêtu rôder le long du parapet, s'approcher des gens qui . causaient ensemble, en portant les yeux du côté opposé à celui où il avait l'oreille, passer alternativement d'un bord 'du quai à l'autre, relire un petit papier qu'il avait à la main, chaque fois qu'il regardait un homme au visage. Je ne fus pas étonné de le perdre de vue au moment où il tournait le coin de la rue des Saints-Pères.

Ce grand garçon, en habit bleu-barbeau, dont la brosse a usé le tissu, qui marche du train d'un homme qui craint d'arriver, qui va quêtant, à droite et à gauche, des sujets de distraction, qui tire, par intervalle, sa montre d'argent, pour s'assurer combien il a encore de minutes à perdre, est un commis subalterne de quelque administration sur l'autre rive de la Seine. Pour peu que l'on me pressât, je nommeraís l'administration, et même le bureau où il travaille.

Celui-ci est plus pressé; il a pris le milieu du pavé pour n'être pas retardé par la foule qui se presse sur le trottoir. Un de ses amis le rencontre, veut l'arrêter; il lui prend la main, et s'échappe en répétant ces mots : A ce soir. Avant d'entrer dans une grande maison, vers laquelle il se dirige à pas précipités, je le vois ouvrir un portefeuille dont il tire plusieurs morceaux de papier taillés sur le même modèle. Ce jeune homme est un agent-de-change qui court, depuis sept heures du matin, chez des banquiers, pour prendre ou offrir du papier sur Londres ou sur Hambourg.

Deux hommes marchant ensemble, en se tenant par le bras; leur figure me déplaît. L'un s'agite beaucoup en parlant trèsbas à l'oreille de son compagnon, qui l'écoute attentivement, et ne lui répond que par des secousses de tête, qu'il accélère à mesure que l'autre s'échauffe davantage. Il m'est démontré que ces deux hommes, liés d'intérêt sans être amis, avisent au moyen d'en tromper un troisième. Il s'agit d'une place lucrative que celui-ci possède, que veut avoir celui qui gesticule, et dont il partagerait les bénéfices avec son silencieux interlocuteur, à condition que ce dernier ferait les frais du cautionnement. A certain jeu de physionomie, à certain sourire d'une expression diabolique dont leur figure s'est enlaidie je ne suis pas éloigné de croire qu'ils ont en poche une bonne dénonciation contre le titulaire, et qu'ils la portent en ce moment à son adresse.

Ce gros corps, dont les mains appuyées sur la base de l'estomac font rouler ses deux pouces l'un autour de l'autre ; cette tête en boule qui s'appuie sur une épaule; ce regard incertain où l'impudence se cache sous une feinte modestie; cet air que l'on voudrait rendre méditatif et qui n'est que sournois; ce maintien, dont l'apparente quiétude laisse percer une agita

tion secrète, à qui tout cela peut-il appartenir?... Je con

sulterai mon Lavater.

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Je me trouve dans la même incertitude, à la vue d'un homme à figure maigre et blafarde, vêtu d'un habit dont l'étoffe nouvelle est coupée dans la forme antique. Sa tête, coiffée d'un chapeau à trois cornes, est beaucoup trop petite pour son corps, et son corps infiniment trop gros pour les jambes fluettes qui lui servent de base. Ce personnage dégingandé tenait en main un écrit qu'il avait l'air d'apprendre par cœur, en même tems qu'il en déchirait un autre. J'ai recueilli quelques petits fragmens de ce dernier; mais, faute de liaisons, je n'ai pu y rien comprendre. Cet homme, qui suait la sottise et la vanité par tous les pores, ne rendait le salut à personne; mais, en revanche, je le voyais se courber jusqu'à terre devant un carrosse vide, derrière lequel il y avait trois laquais. Pour cette feis, ma pénétration est tout-à-fait en défaut. Après y avoir bien réfléchi, je ne vois pas à quoi l'on pourrait reconnaître un homme qui ne paraît être ni de son siècle, ni de son pays.

Je terminerai par une observation générale, où l'on pourrait trouver la source d'un fort long commentaire.

En marchant, les gens qui pensent au passé regardent à terre; les gens qui pensent à l'avenir regardent au ciel; les gens qui pensent au présent regardent devant eux; les gens qui regardent de côté et d'autre ne pensent à rien.

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Parlons des maux sans fin qu'un sens pris de travers,
Source de toute erreur, sème dans l'univers.
BOIL., sat. 12.

Le meilleur ouvrage que l'on pût faire sur la morale et sur la politique serait un Dictionnaire où l'on assignerait irrévocablement la valeur des mots que chacune de ces deux sciences emploie. Tous les vices, toutes les erreurs, tous les crimes, toutes les sottises dont la morale et la politique ont à gémir, ne sont, à bien prendre, que de fausses applications de termes mal définis. Supposons, par exemple, que depuis la pre

mière guerre punique jusqu'à nos jours les mots d'alliance, de traité, de serment, de convention, de balance politique, de limites naturelles, n'eussent jamais eu qu'une seule et même signification; que cette signification, claire, précise, invariable, n'eût été susceptible d'aucune interprétation équivoque, d'aucune acception étrangère à sa définition primitive: que de guerres évitées ! que de trahisons prévenues! que de con quêtes, de spoliations, de honte et de sang épargnés! Le royaume des Lombards n'eût pas été détruit, et Carthage subsisterait peut-être encore*.

On conçoit, jusqu'à un certain point, cette obscurité du langage politique: les cabinets, toujours prêts à se tromper entr'eux, n'ont pas besoin de s'entendre, et ils ont encore moins besoin d'être entendus des peuples; mais la morale est à l'usage de tout le monde ; elle est également nécessaire aux individus, aux nations, et à ceux qui les gouvernent; il semble donc que tous les mots de cette science devraient avoir pour ainsi dire une valeur numérique, et que les substantifs amitié, conscience, vice, vertu, devraient porter à l'esprit des idées aussi claires que les chiffres 1, 2, 3 et 4, sur l'expression desquels on ne varie jamais : il n'en est cependant pas ainsi ; d'une année, d'une maison, d'une personne à l'autre, ces termes changent d'acception, et quelquefois expriment des idées tout-à-fait contraires. C'est principalement dans cette partie de la société que l'on appelle ou plutôt qui s'appelle elle-même le grand monde, que ces aberrations du langage sont les plus fréquentes et les plus étranges. Elles ont dû me frapper plus vivement qu'un autre, moi qu'un long séjour au milieu des peuples sauvages a privé de ce tact délicat, de ce sentiment des convenances qui modifient l'expression dans le langage, comme les signes à la clé modifient, en musique, l'accent et l'accord de la note. Je me suis bientôt aperçu que je ne savais pas la langue du monde où je vivais ; et comme je suis dans l'âge où l'on ne peut plus avoir de maître que soi-même, j'ai pris le parti, pour refaire mon éducation, de composer un Dictionnaire à mon usage, auquel je puisse avoir recours au besoin. J'en vais citer quelques fragmens.

«AME. - Principe de la vie. On l'a crue long-tems immortelle; on commence à en douter depuis que Cabanis a décou-vert l'immortalité des corps. Il y a de bonnes ames qui font tout le mal possible; de grandes ames qui ne s'élèvent pas tout-à-fait à la hauteur de l'oubli d'une injure; des ames

* On sait que les Romains, abusant de la double signification des mots urbs et civitas, détruisirent Carthage de fond en comble, sous prétexte qu'ils avaient promis de conserver la cité, mais non pas la ville.

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