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de mon heureux exil: mes mains lui avaient élevé, au pied d'un rocher, sur les bords du fleuve, un simple monument, où je venais souvent me recueillir; ma fille, le dernier et le plus tendre lien qui m'attachât à la terre; ma fille, encore dans l'enfance, et qui n'en devait sortir que pour entrer au tombeau de sa mère, m'avait un jour accompagné dans cette triste solitude.

Tandis que l'enfant s'amusait sur la rive à ramasser des coquillages dont elle remplissait une calebasse, j'étais assis au pied du rocher, et je suivais des yeux le cours d'un des plus grands fleuves du monde à travers les impénétrables forêts qui bordent les deux rives. Je remontais, par la pensée, ce torrent des âges, où je me sentais emporté comme la feuille légère sur laquelle s'arrêtaient mes regards. Quel étrange concours d'événemens m'avait conduit des bords de la Loire, où j'avais pris naissance, sur ceux de l'Orénoque, où je me trouvais au déclin de ma vie ! « J'avais reçu le jour en France, au milieu du plus brave, du plus aimable des peuples; j'étais appelé à y tenir un rang honorable: je pouvais être utile à mon pays, peut-être illustrer mon nom parmi mes concitoyens; et j'ai vécu, me disais-je, errant, inconnu, sans patrie, sans gloire !.... »

Je m'arrêtai sur ces mots : « La patrie! en est-il pour une nation où l'on fait des Saint-Barthélemi, où l'on révoque des édits de Nantes, où le despotisme est un culte, la religion un préjugé, la liberté un délire? La gloire (ce sentiment national qui tient lieu de tant de vertus en France)! de quel prix fut-elle payée à toutes les époques de notre histoire? Luxembourg est enfermé dans un cachot de six pieds carrés; Villeroi est préféré à Catinat, et Labourdonnaye meurt dans les fers! Qu'importe! l'injustice dont ils ont été victimes accroît aujourd'hui leur renommée. Où serait le mérite de servir son pays, si l'on devait toujours compter sur sa reconnaissance?......... »

Cette dernière réflexion, que je cherchais à combattre pour échapper aux reproches et aux regrets dont elle était pour moi la source, m'avait conduit à relire la dernière lettre que m'avait écrite mon vieil ami l'Hermite de la Chaussée-d'Antin, dans laquelle il faisait un tableau de la terrible révolution qui s'était opérée en France depuis cinq ans, et dont je recevais la première nouvelle au mois de juillet 1795.

Je fus interrompu dans ma lecture par les cris de ma fille, qui m'annonçait qu'une pirogue descendait le fleuve, et s'avançait vers nous de toute la rapidité du courant. Au signal que je fis, la barque approcha du bord, et j'en vis sortir, à ma grande surprise, un homme qu'à ses vêtemens je reconnus

pour un Européen : c'était un des malheureux exilés de Sinamary. Ses aventures, l'événement qui me le fit rencontrer, les entretiens que nous eûmes ensemble, pourront trouver place dans un autre Discours. Pour ne point m'écarter de l'objet que je me suis proposé dans celui-ci, j'essayerai de rendre compte du sentiment que m'a fait éprouver, il y a quelques semaines, l'aspect des lieux où je suis né, et où j'ai retrouvé les doux souvenirs de mon enfance.

C'est un bien singulier mécanisme que la mémoire des vieillards, d'où s'efface l'idée de la veille, et où se conservent les images et les impressions du premier âge. Je ne reconnus point la petite ville de Brassieux, qui n'est qu'à deux lieues du château d'H....., où je me rendais; mais, à peine entré dans le chemin de traverse qui y conduit, je me retrouve, comme par enchantement, en rapport immédiat avec tout ce qui m'environne: non-seulement je reconnais, je nomme les hameaux, les fermes, les closeries* aux environs desquels je passe; mais j'étonne mon guide, presque aussi âgé que moi, en lui indiquant la place où se trouvaient tant d'objets qui ne sont plus. « C'est là, sur cette petite élévation, à l'entrée de ce taillis, que l'on voyait autrefois cette image de la Vierge enchâssée dans les branches d'un vieux chêne, célèbre à dix lieues à la ronde : qu'est-il devenu?-Hélas! mon cher Mousieur, on l'a abattu il y a vingt-cinq ans, le jour où l'on a planté les arbres de la liberté. On vient d'abattre ces derniers, mais on ne peut pas replanter l'autre. Je me rappelle qu'il y avait quelque part dans cette vallée un couvent de capucins dont le gardien était un excellent homme.-Père Sébastien? Il n'y a guère plus de dix ans qu'il est mort de vieillesse dans la commune de Maldives, où il s'était retiré...... Vous voyez les bâtimens de l'Abbaye: c'est M. le comte de Mol...... qui les a achetés pour y établir une filature.... Nous étions obligés de nourrir les religieux; c'est maintenant la fabrique qui nous nourrit.-Et les frères ?-Il y en a encore trois de vivans: deux sont mariés dans le village; et s'il est vrai que le Ciel bénisse les grandes familles, celles-là doivent prospérer. »

Tout en devisant de la sorte, nous arrivions à Her.....; je distinguais déjà les flèches de l'antique manoir qui date du règne de François Ier, ainsi que tous les vieux châteaux qui subsistent encore sur cette rive gauche de la Loire. Depuis vingt ans ce pauvre domaine avait changé cinq ou six fois de

*Habitation du vigneron principal qui afferme ou exploite des vignes dans l'Orléanais.

maître; et ce qu'il y a d'extraordinaire, malgré le tems et la révolution, le gothique castel était encore debout. Le jardi nier-concierge, à qui la garde en était confiée, était l'arrière-, petit-fils de celui que j'y avais laissé je n'eus point de peine à en obtenir la permission de visiter dans les plus petits détails des lieux que j'avais tant de plaisir à revoir.

Rien n'était changé extérieurement; la chapelle et le colombier seuls avaient été détruits. J'entrai dans le château, que des fossés remplis d'une eau verdâtre entouraient encore, en songeant au petit bateau sur lequel j'avais tant de fois navigué, de compagnie avec les canards, les oies et les cygnes qui peuplaient ce vaste bassin.

Au fond du vestibule, où le stuc avait pris la place du plâtre rechampi, je cherchai en vain dans sa niche la statue de pierre grossièrement taillée en Apollon, dont j'avais cassé la flûte et les doigts en jouant à la balle. Le salon, depuis cinquante ans, a été plus d'une fois remeublé à neuf; mais on voit encore au-dessus des portes, et sur l'énorme poutre qui partage le plafond, des sujets, des attributs de chasse peints à fresque sur les dessins de mon grand-père. C'est là que s'arrêtèrent mes regards; je croyais encore voir mon aïeul me montrant, du bout de sa canne, Actéon changé en cerf, et la nymphe Calisto sous la figure d'une ourse, méconnue de Jupiter lui-même.

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J'essayerais vainement de donner une idée des sensations diverses qui m'assaillirent à-la-fois en entrant dans la chambre de ma mère; c'est là, dans cette place même que j'avais vu le jour pour la première fois, que j'avais éprouvé pendant dix ans tout ce que le cœur de la plus tendre mère renferme de tendresse, que j'avais payé par tant de caresses ses soins ineffables ; c'est là, dans l'âge où l'on commence à sentir le prix de cet amour qu'aucun autre ne remplace, que je vis mourir, avant trente ans, celle de qui je tenais la vie, et dont la perte me fit connaître le premier sentiment douloureux, le seul que le tems n'ait pu détruire....

La seule pièce du château qui n'eût souffert aucun changement était la salle de billard, blasonnée du haut en bas. On avait eu le soin, pendant les dix premières années de la révolution, d'en cacher les nobles murailles par une boiserie derrière laquelle se sont conservés ces précieux lambris, que le nouveau propriétaire remet au jour plus sottement, mais avec autant d'orgueil que ceux qui les ont fait peindre.

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JE

E ne suis pas de l'avis des Athéniens ; je ne veux pas qu'on emploie les fonds destinés à la guerre, aux dépenses du théâtre, et je ne proposerais pas, comme eux, la peine de mort contre ceux qui, dans un cas urgent, hasarderaient la proposition contraire. A cela près, j'attache, je dois en convenir un très-haut degré d'importance à notre situation dramatique, et j'entre dans une sainte colère contre ces Welches qui cherchent à dégrader chez nous les deux muses de la scène, en les couvrant de tout cet oripeau de fabrique étrangère, que le bon goût doit prohiber.

Depuis deux siècles, le Théâtre Français n'a plus de rival; et, quoi qu'en disent les romantiques d'outre-Rhin et d'outremer, il faut bien qu'ils finissent par convenir que la scène sur laquelle on représente les chefs-d'œuvre des Corneille, des Molière, des Racine, des Voltaire, est préférable à celles où se jouent les monstruosités de Shakespeare, d'Otway, de Lillo, les romans dialogués de Schiller et les rapsodies de Kotzebuë. Notre supériorité à cet égard est incontestable; cette partie de notre gloire nationale n'a reçu aucun échec : nous avons par cela même, d'autant plus d'intérêt à la conserver. C'est dans cette vue, et dans ses différens rapports avec l'état actuel de la société, que j'examine aujourd'hui l'institution théâtrale, où je vois trois objets bien distincts: le théâtre (pris dans son acception la plus étendue), les acteurs et les spec

lateurs.

Le théâtre n'est point une école de moeurs : il est tems d'en

convenir; et tous les sophismes de d'Alembert, toute l'éloquence de Diderot, ne prévaudront pas, à cet égard, contre quelques-unes des raisons du citoyen de Genéve. Je conçois qu'avec la meilleure volonté du monde on ait peine à saisir la morale de Georges Dandin; du Légataire universel, du Mariage de Figaro ; et je ne vois pas pourquoi M. le chevalier de Mouhi n'aurait pas fait un roman moins ennuyeux sur le Danger des spectacles. En effet, il y a du danger là comme il y en a partout où l'on se rassemble, partout où l'on s'instruit, partout où l'on s'amuse; c'est-à-dire que les dispositions perverses y peuvent trouver des prétextes ou des occasions, comme les penchans honnêtes y peuvent trouver des modèles.

Le théâtre ne doit pas être une école de morale; je dirai plus cette prétention, lorsqu'elle se fait remarquer, est un premier indice de la décadence de l'art. C'est un délassement qu'on vient chercher au spectacle; amuser, intéresser, séduire, tel est l'objet de toute représentation théâtrale. Si quelques génies supérieurs ont atteint plus haut, c'est toujours sans y viser et sans y prétendre.

Je ne pense pas non plus, encore que j'aie entendu soutenir ce paradoxe avec beaucoup d'esprit et de talent, que le théâtre puisse être regardé comme une galerie de tableaux où sont retracées fidèlement les mœurs des nations, aux diffé rentes époques de leur histoire. Je ne vois que l'exemple des Grecs que l'on puisse appeler à l'appui d'un pareil système. Les représentations dramatiques étaient bien véritablement chez eux la peinture de leurs moeurs civiles, politiques et religieuses. Les Romains, qui se sont bornés à des traductions, ou tout au plus à de froides imitations de la scène grecque, n'ont laissé, dans ce qui nous reste de leur théâtre, aucun monument de leur histoire.

On peut ne dire autant des théâtres modernes, sans même en excepter celui des Français, où le costume et le caractère particuliers de l'époque sont presque toujours ce qu'on y rencontre le moins. Si l'on en excepte la comédie des Femmes Savantes, où la satire est tout-à-fait locale et personnelle, dans ses autres ouvrages Molière s'est attaché à saisir les grands traits de la nature humaine ; il a peint les vices, les préjugés, les ridicules de tous les tems; aussi a-t-il écrit pour tous les siècles; je ne pense pas qu'il y eût, de son tems, plus de Misantropes, de Tartufes, d'Avares et de Georges Dandin qu'il n'y en a du nôtre. En examinant cette opinion, qu'un de nos plus spirituels écrivains a défendue avec tous les avantages du talent, je remarque, par antilogie, que les mœurs du théâtre sont quelquefois en opposition directe avec celles de la société. Je n'irai point en chercher la preuve en Angleterre, où cha

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