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ment sur une planche de la largeur de son corps, élevée à trois pieds de terre; un tombair, d'une taille gigantesque et d'une figure qu'il avait cherché à rendre effroyable, s'avance, armé d'un large cimeterre, place une feuille de betel sur la poitrine découverte de la jeune fille, et, d'un coup de sabre appuyé en apparence de toute la force de son bras, coupe en deux la feuille, sans effleurer la peau.

» Le chef de cette troupe termina ses exercices en se plongeant dans le gosier une lame de sabre d'un pouce de large et de deux pieds et demi de longueur. Ce tour ou plutôt cette expérience, que j'ai déjà vu exécuter cent fois avec une surprise et un effroi toujours nouveau, est une preuve plus de la puissance d'une longue habitude.

de

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» Les chottis, auxquels les tombairs cédèrent la place sont des boxeurs de la plus terrible espèce : ceux-ci étaient armés d'un disque de fer dentelé comme une scie, dont les coups, lorsqu'ils ne parvenaient pas à les parer, faisaient ruisseler le sang de leurs corps, nus jusqu'à la ceinture. Ce ne fut qu'en leur jetant force roupies que l'on parvint à faire cesser un jeu où l'on craignait à chaque coup de voir expirer un des deux adversaires.

*

La danse des serpens termina les jeux de cette journée. Les pambatis s'avancèrent avec leurs corbeilles. Avant de les ouvrir, ils préludèrent sur le mangoudi ( espèce de cornemuse); le couvercle des corbeilles enlevé, on en vit sortir une douzaine de serpens à lunettes, ** appelés dans le pays couleuvres capelles. Le col enflé, l'œil enflammé, la gueule béante, ces reptiles paraissaient prêts à s'élancer sur les pambatis ; ceuxci les excitaient en leur présentant le poing et en suivant la mesure indiquée par les maugondis aussitôt les serpens, debout sur leur queue, immobile à son extrémité, agitèrent leur corps et leur tête en cadence, et formèrent une espèce de danse qui excita des éclats de rire universels. »

Il y a trois mois qu'à dîner chez Mme de Lorys, en parlant de l'habileté des jongleurs de l'Inde, je citais les mêmes faits dont j'avais été témoin : lorque j'en vins au sabre de vingtsix pouces de long qu'ils se plongent dans le gosier, le médecin de cette dame entama une longue dissertation pour me prouver que j'avais été dupe d'un prestige, et que le fait était physiologiquement impossible. Entre un voyageur qui affirme et un médecin qui nie, la question devrait au moins rester douteuse; elle fut décidée en faveur du docteur négatif. Je n'étais pas homme à perdre l'occasion qui vient de se présenter

* Pièce de monnaie de la valeur de 55 sous.

** Coluber Naja, l'un des serpens dont la piqûre est mortelle.

de donner un démenti de fait à la médecine: j'ai conduit Mme de Lorys et le docteur au spectacle des jongleurs indiens, récemment ouvert dans la rue de Castiglione

Ces jongleurs, de la classe des tombairs, sont au nombre de trois: le plus jeune est exclusivement chargé de la partie de la musique, laquelle consiste en un chant vif et monotone, accompagné d'une espèce de triangle en harmonie.

La première partie de la représentation consiste en tours de gobelets exécutés avec plus d'adresse, mais beaucoup moins piquans et moins variés que ceux de nos bateleurs.

Le jeu des balles de cuivre, que je ne me souviens pas d'avoir vu dans les Indes, est un miracle d'adresse. Le tombair, tantôt accroupi, tantôt couché, jette en l'air dans toutes les directions, et reçoit tour-à-tour, quatre balles de cuivre doré de la grosseur d'une orange, au moyen desquelles il décrit, suivant qu'il les lance en avant, derrière le dos ou par-dessous ses jambes, des figures variées où l'œil, trompé par la vitesse, croit voir des gerbes, des spirales ou des cercles d'or. « Remarquez bien, dis-je au docteur, que cet homme n'a que deux mains, et expliquez-moi, si vous pouvez, comment il exécute une action qui semble en exiger quatre. » Il reproduisit, avec plus de difficultés, des effets à-peu-près semblables, en substituant aux balles trois grands couteaux, qu'il fit voltiger en tous sens.

Après un entr'acte de quelques minutes, commencèrent les tours d'équilibre, non moins surprenans, mais beaucoup moins dangereux que ceux que j'ai décrits. Le jongleur, assis fait tourner sans interruption deux larges anneaux autour de ses orteils; il défile en même tems un chapelet d'une vingtaine de perles, qu'il met dans sa bouche, et dont le fil pend à la vue des spectateurs: pendant qu'il les enfile avec sa langue, et qu'on les voit descendre l'une après l'autre, il tient une épée en équilibre entre ses deux yeux.

Il serait trop long et trop difficile de décrire les différens tours d'équilibre qu'il exécute ensuite avec une toupie qu'il fait tourner sur une pointe de fer, qu'il fait courir le long d'une tringle, et qu'il place ensuite sur un roseau flexible en équilibre sur son menton, en lui imprimant des mouvemens divers en contradiction apparente avec toutes les lois de la statique et de la gravité des corps.

A ces tours succède celui d'un boulet de granit, pesant quatorze livres, que l'indien lance avec ses pieds: il le reçoit d'abord sur un bras, le rejette sur l'autre, le fait voler à une grande hauteur, le recoit sur la nuque du cou, et le fait rebondir à plusieurs reprises sur ses épaules.

Le jongleur indien qui avait commencé le spectacle par les

escamotages, se présenta pour le terminer par le fameux tour du sabre, où j'attendais mon docteur. L'instrument passa dans ses mains: il en mesura la longueur, et s'approcha du théâtre assez près pour se convaincre par tous ses sens de la réalité d'une expérience qui met encore une fois sa physique en défaut.

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ON Na tant abusé de ce mot charmant mélancolie, qu'on serait parvenu à le rendre ridicule, si on avait pu en trouver un autre pour peindre une situation de l'ame, ou, si l'on veut, une disposition de l'esprit, à laquelle les Français sont peutêtre plus enclins qu'aucun autre peuple. Cette observation ne dément point celle que l'on a faite, et dont on convient plus. généralement, sur la gaîté de leur caractère. La mélancolie (qu'il faut bien se garder de confondre avec cette maladie organique que nos voisins d'outre-mer ont appelée le spleen) n'est pas une manière d'être habituelle, mais un accident de

* On ne connaît pas l'auteur de cette fable inédite; on sait seulement qu'elle a été trouvée dans les papiers d'un descendant de Mme de la Sablière.

notre nature, auquel les caractères excessivement gais sont plus sujets que les autres. C'est donc avec plus de prétention que de justesse qu'on a défini ce sentiment la convalescence du malheur, puisqu'il nous surprend quelquefois au sein du bonheur même, et qu'il se prête aux plus douces illusions de la vie pour en augmenter le charme, comme il se mêle aux plus vives douleurs pour en tempérer l'amertume. La mélancolie se plaît dans les méditations qui excrcent l'ame et lui donnent un sentiment plus expansif de son existence. Elle vit dans le passé ou dans l'avenir; le présent seul n'existe pas pour elle. J'aime assez la figure et l'attitude que lui donne le poète anglais Warton:

Melancholy

Goddess of tearful eye,

That loves to fold her arms and sigh*.

S'il est un plaisir dont il soit impossible de se rendre compte, c'est sans doute celui dont la source est dans l'idée d'une certaine perfection que l'on ne trouve ni en soi ni dans les autres, et que l'on cherche hors de la nature ; dans un état de mal-aise où l'ame se complaît à flotter, sans repos et pourtant sans fatigue, sur une mer d'incertitudes qui n'a que l'horizon pour rivage.

Je ne cherche point la cause de ce phénomène physiologique ou psychologique; je parle de ses effets, et j'écris sous la dictée de mes impressions et de mes souvenirs.

il

La mélancolie, tout-à-fait inconnue aux peuples sauvages, paraît être le dernier degré de la civilisation; elle n'est donc point fille de la solitude, comme, on l'a si souvent répété; serait plus vrai de dire qu'elle en est la mère; car elle la fait naître en tout lieu : c'est une des propriétés de cette faculté de l'ame que d'isoler de la nature entière l'objet dont elle se saisit, et, pour parler le langage des physiciens, de faire le vide autour de lui.

Née pour l'ordinaire dans le tumulte du grand monde, la mélancolie s'y crée des déserts où elle se réfugie jusqu'à ce qu'elle trouve l'occasion d'en habiter de réels, qu'elle peuple de ses longs souvenirs et de ses vagues espérances.

Tel est le sort qui m'a été réservé: après une longue vie passée dans l'orage des passions, continuellement entre les deux excès d'une gaîté bruyante et d'une mélancolie profonde, les heures qui ont laissé dans ma mémoire les traces les plus durables, dont le souvenir a plus de charmes pour mon esprit,

* Mélancolie: Déesse aux yeux humides de larmes; elle s'assied, croise les bras et soupire.

sont celles où je me suis endormi au milieu de ces songes de l'homme éveillé.

Entre une foule de situations semblables, il en est qui se rattachent aux trois principales époques de ma vie, et vers les-quelles mes idées se reportent avec plus d'intérêt

Je me retrouve, à vingt ans, sur ce navire où je commandais une escorte de lascars *, à ma sortie de Surate, et dans ce désordre d'esprit où m'avait plongé l'abandon de la volage Nanine. C'était dans une de ces belles nuits qu'on ne connaît qu'entre les deux tropiques : le ciel, d'un azur de saphir, étincelait d'étoiles; le navire, poussé par un vent frais, laissait derrière lui un sillage lumineux dont j'observais le phénomène, assis sur la galerie de poupe. Insensiblement la majestueuse uniformité du tableau, le bruissement monotone des petites vagues argentées qui se brisaient autour du vaisseau sans interrompre le vaste silence de la nuit, produisirent dans mes idées quelque chose de semblable à l'impression matérielle que j'éprouvais. Je me sentais seul, isolé dans la nature, détrompé d'un amour dont le souvenir m'arrachait des larmes, et ne sachant désormais où reposer ni mes vœux, ni mes espérances. L'infidélité d'une maîtresse était à mes yeux le crime de l'humanité tout entière : « Des êtres sensibles! me disais-je, il n'en existe pas; tout est caillou, tout est argile dans ce monde!» Le sentiment de haine et de mépris que m'inspiraient en ce moment les hommes me donnait une plus haute opinion de moi-même. Je me voyais avec orgueil aux prises avec la fortune; et, loin de la repousser, je caressais l'image de tous les malheurs que mon imagination exaltée se plaisait à m'offrir. Qu'allais-je devenir? à quelle suite d'événemens étais-je réservé dans cette vaste carrière de la vie, où dès les premiers pas j'étais abandonné sans parens, sans ami, sans guide? Je puisais dans l'amertume de ces réflexions (qui se présentaient pour la première fois à mon esprit, dont l'amour jusqu'à ce moment les avait éloignées) je ne sais quelle confiance dans mes propres forces, je ne sais quel courage aventureux dont j'étais au moment de faire la plus terrible épreu

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ve •

Trente ans de ma vie s'étaient écoulés dans une tourmente d'événemens où j'avais épuisé toutes les chances de la destinée humaine; jeté au milieu d'un peuple sauvage dont les nations civilisées m'avaient appris à chérir les vertus, j'espérais y finir mes jours la mort m'enleva la douce compagne

* Voyez le n° CI de l'Hermite de la Chaussée-d'Antin. ** Voy. l'Hermite de la Chaussée-d'Antin, lettre CI.

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