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placer devant la cheminée, où il parvint, en écartant les deux basques de son habit, à nous priver, sinon de la chaleur, du moins de la vue de deux tisons opposés bout à bout, et qu'il n'aurait fallu que rapprocher pour leur faire prendre feu : «Eh bien! votre affaire, M. le vicomte? lui dit Mme Dubourg. Pas plus avancée que le premier jour, réponditil: je sors des bureaux : il n'est pas plus question de moi que si je n'existais pas : d'honneur (continua-t-il avec un sourire dont la suffisance affaiblissait l'ironie)! je donnerais un petit écu pour n'être pas placé ; cela serait si plaisant, que je serais, Dieu me pardonne, le premier à en rire ! .... »

Les autres convives arrivèrent à la file. Plus heureux que moi, mes lecteurs n'auront pas besoin de dîner avec eux pour les connaître. Celui qui vint distraire mon attention, déjà fatiguée de l'épreuve à laquelle M. le vicomte l'avait mise, était une espèce d'intrigant, se disant homme d'état et d'affaires; à F'en croire, c'est un ardent ami du bien public; Gréville assure qu'il ne se trompe que d'une particule, et qu'il est, en effet, très-ami du bien du public. Cet homme, qui est familier, et non pas habitué de cette maison, est doué d'une oreille si fine, qu'il entend ce qu'on pense en écoutant ce qu'on dit : l'emploi qu'il fait de cette faculté précieuse ne sera jamais estimé dans le monde tout ce qu'il peut valoir.

L'homme d'affaires amenait avec lui une vieille dame et une petite fille de dix ou douze ans, dont l'accent picard trahissait l'origine. Il ne manquait qu'une très-petite formalité à l'extrait de baptême de cette dernière pour qu'elle appartînt à l'une des premières familles de France, et c'est contre cette omission, consacrée par un jugement inique du tribunal d'Amiens, qu'elle venait, par l'organe de sa grand'mère et de l'avis de son conseil, réclamer à Paris devant les tribunaux supérieurs. L'injustice était si manifeste, que toute la ville d'Amiens avait eu connaissance de l'intimité qui existait entre la mère de Mille Eugénie et M. le comte de *** ; cependant l'honnête protecteur de cette jeune orpheline, qui négociait avec la famille du comte, paraissait décidé à se contenter pour sa cliente, d'une somme de trente mille francs qu'offraient les héritiers du comte pour éviter le scandale d'une nouvelle procédure.

Il y a deux hommes, à Paris qui semblent jouir du privilége de l'ubiquité; qn les trouve partout, excepté pourtant chez les gens malheureux et disgraciés : l'un est ce M. Babler, le plus affairé des désœuvrés de ce bas-monde, dont la voix nasale est la première que l'on entend dans tous les salons, dont la figure étonnée est la première que l'on aperçoit aux spectacles dans toutes les loges; l'autre est cet insecte rimaillant, vro

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saillant, criaillant, dont le nom se trouve dans toutes les bouches, comme la plate romance de Marlborough, sans qu'on puisse deviner pourquoi. Ces deux personnages arrivèrent au moment où l'on allait se mettre à table.

La maîtresse de la maison voulut m'en faire les honneurs en me plaçant entr'elle et sa fille; mais M. de la Poulinière s'était emparé du poste, et paraissait y tenir d'autant plus, qu'il avait devant lui un prétendu chapon au gros sel qu'il couvait des yeux. Gréville me força d'accepter sa place auprès de Mlle Amélie, qui parut lui savoir gré d'une complaisance dont je n'avais ni l'esprit ni l'amour-propre de me féliciter.

Je ne parlerai pas du dîner le plus mauvais que j'aie fait de ma vie; ce que j'ai dit des convives suffit pour donner une idée de la conversation. Jamais je n'avais entendu tant de sottises, de trivialités, d'impertinences de toute espèce. Gréville, qui se contentait d'en fournir le texte, fit tomber l'entretien sur le mariage. Mme Dubourg établit en principe, en s'adressant à moi plus particulièrement, qu'il n'y avait de bonheur que dans l'alliance d'une femme jeune avec un homme âgé. Mlle Amélie s'avisa d'être tout haut de l'avis de sa mère. Le poète se permit d'abord quelques quolibets d'usage sur les inconvéniens d'une pareille union; mais un coup-d'œil de l'homme d'affaires que je surpris, sans en deviner encore le véritable motif, lui fit tout-à-coup changer de langage, et tout le monde tomba d'accord en un moment qu'il n'y avait rien de plus intéressant que le mariage d'un beau vieillard avec une jeune fille.

En cherchant quel pouvait être l'objet d'une semblable mystification, je m'arrêtai à l'idée qu'on avait des vues sur M. le vicomte, pour la fille de la maison, et je me penchais à l'oreille de M. de Gréville pour lui faire part de mes soupçons, lorsque je crus sentir (j'en ris encore en y songeant) une légère pression du genou de Mlle Amélie contre le mien. Je tournai les yeux sur elle; les siens se baissèrent avec une modestie si comique, que peu s'en fallut que je ne trahisse l'amoureux mystère par un grand éclat de rire. Je connus dès-lors le rôle que je jouais dans la petite comédie que se donnait M. de Gréville aux dépens de ces dames et aux miens.

Je pris le parti d'en rire avec lui en sortant de table; mais, quoi qu'il pût faire, je ne jugeai pas à propos de pousser la plaisanterie plus loin; et sans égard aux sollicitations de Mme Dubourg, qui me flattait de l'espoir d'entendre son Amélie jouer, à livre ouvert, un concerto de Steibelt (qu'elle étudiait depuis dix ans); de la voir danser un bollero avec accompa gnement de castagnettes; sans faire attention au regard dé

daigneusement courroucé que Mlle Amélie laissa tomber sur moi, je sortis de cette maison, moins fier de ma conquête, que satisfait des observations que j'avais faites. Il y a des gens et des choses qu'il faut voir; l'imagination ne les devinerait pas.

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Quod adest præstò (nisi quid cognovimus ante
Suavius) imprimis placet.

LUCR., liv. 5.

Tout ce qui s'offre à nous (à moins qu'il n'ait été précédé de quelque chose plus extraordinaire) est en droit de nous plaire par sa nouveauté.

Si je m'étais contenté d'intituler ce discours les Jongleurs, on aurait pu exiger de moi qne je traitasse un pareil sujet dans toute son étendue. Je me verrais dans la nécessité de parler de ces jongleurs politiques qui ont le secret de faire passer un royaume à travers un traité d'alliance sans le déchirer (c'està-dire sans déchirer le traité), qui placent une guinée sous chacun de leurs gobelets, et y' font trouver une province; qui se tiennent en équilibre sur un seul pied au sommet d'une pyramide dont ils déplacent à volonté la base.

et

Je serais forcé de faire mention de ces jongleurs de tribune qui ont toujours un préjugé à mettre à la place d'une raison, qui passent leur vie à souffler en l'air des bulles de savon qu'ils veulent nous faire prendre pour des étoiles.

Je ne pourrais me dispenser de vouer au ridicule et à l'opprobre ces jongleurs d'antichambre qui escamotent une place avec tant d'adresse ; qui font passer d'une bourse dans l'autre l'argent des spectateurs, et qui dansent sans balanciers sur Ja corde à laquelle ils finissent quelquefois par rester suspendus.

Je serais nécessairement conduit à dire deux mots de ces jongleurs littéraires qui vendent au poids de l'or le papier qu'ils salissent; qui taillent une plume comme on aiguise un poignard, et qui parviennent quelquefois à achalander les dro

gues ou les poisons qu'ils débitent à l'aide des compères qu'ils ont soin de distribuer dans la salle.

Mais je me suis expliqué; c'est uniquement des jongleurs de profession qu'il s'agit, et particulièrement des jongleurs indiens, près desquels nos Comus, nos Pinetti, nos Õlivier ne des écoliers maladroits.

sont que

Pendant un séjour de plusieurs années sur les bords du Gange j'ai eu souvent occasion de voir et d'admirer la prodigieuse adresse d'une classe d'hommes que l'on serait tenté de croire organisés, à certains égards, d'une manière beaucoup plus parfaite que les autres, tant il est difficile d'expliquer comment, avec le mêmes organes, ils peuvent exécuter des mouvemens et des actions qui semblent appartenir à une autre nature. L'habileté des jongleurs de l'Inde ne consiste pas, comme celle de leurs confrères d'Europe, à fasciner les yeux par des apparences, mais à produire, sans aucun prestige, des effets dont il est impossible de se rendre compte par les lois physiques dont les moyens d'exécution nous sont les plus familiers. Avant d'en venir aux jongleurs indiens que l'ont voit en ce moment à Paris, et du talent desquels je me suis assuré par mes yeux, je veux faire connaître l'espèce entière à mes lecteurs. Il me suffira pour cela de citer quelques fragmens d'un chapitre du journal de mes voyages.

» Les jongleurs se divisent en quatre classes: les caradivis (joueurs de gobelets); les tombairs (faiseurs de tours de force); les chottis (lutteurs), et les pambatis (enchanteurs de serpens). Ces différentes troupes (composées pour l'ordinaire de cinq acteurs, en comptant le musicien qui en fait partie) se réunis sent dans les grandes villes, à certaines fêtes solennelles. Plus de cent mille étrangers sont accourus cette année ( 1790) à Bénarès, de toutes les parties de l'Indoustan, pour y voir la bande de jongleurs la plus nombreuse et la plus étonnante que la fête de la Dourga* ait encore attirée. J'ai assisté hier à leurs jeux, qui tiennent véritablement du prodige.

rée

» Les caradivis parurent les premiers sur une estrade carque l'on avait élevée au milieu de la place qui sert de parvis à la grande pagode. Leurs tours de gobelets sont à-peuprès les mêmes qu'exécutent les escamoteurs européens, mais ils exigent plus d'adresse, parce que les caradivis sont presque nus, n'ont point de gibecière, point de table, et se servent de gobelets de cuivre d'une dimension très-petite, qui ne laisse pas la possibilité d'y pratiquer un double fond. Le

* Dourga ou Drugah, divinité indienne, femme de Sieble le destructeur, et déesse de la volupté : sa fête se célébre le septième jour de a lune de septembre, et dure une semaine entière.

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tour qui m'a le plus étonné est celui-ci : le caradivis avait placé bien ostensiblement une muscade sous chacun de ses gobelets; j'étais auprès de lui, et il m'avait vu sourire une ou deux fois de l'air d'un homme qui n'était pas sa dupe. Il m'invita malignement à désigner le gobelet sous lequel je voulais que s'opé rât la métamorphose de la muscade; j'indiquai le gobelet dont j'étais le plus éloigné, et dont je croyais être sûr qu'il n'avait pas approché la main. A sa prière, je levai moi-même le gobelet, et je ne pus retenir un cri d'effroi à la vue d'un serpent qui se déroula précicipitamment, et parut vouloir s'élancer sur moi en se dressant sur sa queue.

» Les tombairs firent ensuite plusieurs tours d'adresse, de force et d'équilibre, d'une exécution si merveilleuse, que je douterais du témoignage de mes propres yeux, si je n'avais eu depuis vingt occasions de le confirmer. L'un d'eux, après avoir planté en terre, et la pointe en haut, plusieurs épées qui formaient un cercle, dont l'intérieur n'avait pas plus d'un pied et demi de diamètre, s'élança, au moyen d'une planche élastique, par-dessus un éléphant qui lui cachait le cercle d'épées et alla retomber au milieu après avoir fait un tour sur lui-même.

» Une jeune fille, belle comme le sont presque toutes les Indiennes à quinze ans, monta jusqu'à la pointe d'une perche de bambou, qui n'avait pas moins de soixante-dix pieds de hauteur, y plaça son corps en équilibre dans une position horizontale; puis, étendant les bras et les jambes dans l'attitude de quelqu'un qui nage, elle tourna plusieurs fois sur elle-même avec une incroyable rapidité; mais tout-à-coup, elle feint de perdre l'équilibre, un cri d'épouvante échappe aux spectateurs : elle tombe et s'arrête miraculeusement à quelques pieds de terre, en se retenant par les pieds à une traverse garnie de larges anneaux que l'on avait adaptée au bas de la perche.

» Le chef de ces saltimbanques, véritable Apollon pour la beauté des formes, prit une tige de bambou de vingt pieds de haut, la mit droit en équilibre sur une pierre, et y monta comme s'il eût grimpé à un arbre: il s'y tint debout sur un pied, s'y plaça ensuite horizontalement, et dansa dans cette attitude avec la perche, sans qu'elle perdît un moment l'équilibre.

» Ce même homme plaça un enfant debout sur un pied, à l'extrémité d'un rotin flexible, l'éleva dans l'air à bras tendu, et le promena autour de l'assemblée; mais, ce qui passe toute croyance, à un mouvement qu'il imprima au rotin, l'enfant se trouva, sans perdre l'équilibre, avoir changé de pied sur une surface de la largeur d'une dame de trictrac. » La jeune fille qui avait déjà paru, s'étendit horizontale

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