Page images
PDF
EPUB

parvenir, fut reconnue dans le conseil de tous les princes; mais il fallait agir en guerriers, on négocia en marchands; les puissances européennes s'humilièrent devant les régences barbaresques, et les encouragèrent à faire de nouveaux esclaves, en traitant de la rançon des captifs : encore sommesnous forcés d'avouer, à la honte des gouvernemens sous lesquels ont vécu nos pères, que ce soin généreux fut longtems abandonné au zèle et au dévouement de la plus sainte des institutions monastiques, de ces Pères de la Merci, dont l'histoire reconnaissante doit conserver l'honorable souvenir.

» On ne peut se figurer aujourd'hui le degré d'abjection auquel les cabinets européens s'étaient soumis, dans la personne des consuls qu'ils entretenaient dans les résidences de Maroc, d'Alger. de Tunis et de Tripoli: au moindre mécontentement du bey, ces chargés d'affaires des princes chrétiens étaient outragés, chassés, jetés dans les fers, et quelquefois mis à mort. Des mémoires du tems, que nous avons sous les yeux, attestent que, dans l'espace de douze années qu'ils renferment, le seul bey d'Alger a chassé honteusement deux consuls d'Angleterre et deux consuls français; qu'il a souffleté* un consul espagnol, et mis à la chaîne un consul de Danemark et un consul de Hollande, sans qu'aucune des nations auxquelles ces envoyés appartenaient aient songé à tirer vengeance de semblables outrages : cela n'a pas même dérangé l'état de paix. Le célèbre Nelson luimême, avec une flotte de onze vaisseaux, a échoué dans l'entreprise de faire réintégrer le premier des deux consuls britanniques qui avait été chassé. On pourra se faire une idée du mépris que ces chefs de pirates avaient pour les princes chrétiens, par la manière dont ils s'exprimaient en parlant à leurs ambassadeurs : « Ta conduite me déplaît, disait Achmet-Pacha, bey d'Alger, à l'envoyé d'Angleterre ; si tu continues, je te ferai brûler tout en vie dans le cimetière des juifs avec de la fiente de chien. »

» Venons au sort des esclaves chrétiens : le plus grand nombre était condamné aux travaux des bagnes, roué de coups de bâton pour la moindre faute, et n'avait pour toute nourriture que du pain noir à peine mangeable, et de tems en tems un peu d'huile et des olives pourries; les autres loués ou vendus à des particuliers, étaient plus dégradés, mais en apparence moins malheureux.

» La destinée des femmes qui tombaient aux mains de ces barbares était affreuse; nous craignons d'ajouter que celle des jeunes garçons était plus déplorable encore. Aucun

* C'est son ministre de la marine qui a donné le soufflet.

[ocr errors]

sentiment de respect que l'on doit en tout pays aux liens du mariage, à la faiblesse de l'âge, à la pudeur du sexe à la différence des habitudes et des conditions, n'influait sur la conduite de ces brigands avec leurs esclaves chrétiennes. Un seul fait historique (entre tant d'autres que nous pourrions citer) achèvera de faire connaître la barbarie de ces pirates africains et la lâcheté des nations européennes qui l'ont si long-tems soufferte.

» A différentes époques, les corsaires d'Alger et de Tunis firent des descentes sur les côtes de la Sardaigne et s'emparèrent des petites îles de Saint-Pierre et d'Antioche, d'où ils enlevaient tous les individus des deux sexes qu'ils pouvaient atteindre sous le règne de Hamoûda, bey de Tunis, quelques corsaires de ce pays prirent d'assaut l'île Saint-Pierre, et conduisirent à Tunis la totalité des habitans, au nombre de mille individus, la plupart enfans et femmes.

» Parmi ces dernières se trouvaient une dame sicilienne de la plus haute qualité et ses cinq filles. Cette belle et malheureuse famille échut en partage au kiahia de Porto-Farina (premier ministre de la marine du bey) *: de ces jeunes personnes, moins distinguées encore par leur naissance que par leur beauté, leur innocence et leur éducation, l'une était mariée depuis quelques mois à un grand seigneur de la cour de Palerme, et deux autres étaient dans cet âge tendre où le désir de plaire n'est encore qu'un instinct vague et ne peut avoir d'objet. Les supplications, les prières, le désespoir de la plus tendre mère, l'offre de sa fortune entière pour rançon, ne purent sauver ces intéressantes victimes de l'amour brutal et féroce de leur abominable maître. La dignité de l'histoire ne nous permet pas de retracer ici les scènes révoltantes dont le harem de ce brigand a été le théâtre; bornons-nous à en faire connaître la catastrophe. Cette nouvelle Niobé, après avoir été témoin du déshonneur de ses cinq filles, après en avoir vu expirer deux ** dans les embrassemens de ce monstre, après avoir subi tous les outrages, après avoir épuisé tous les tourmens que puisse endurer le cœur d'une mère, n'ą trouvé de refuge contre le souvenir d'un pareil malheur que dans la mort volontaire qu'elle s'est donnée dans la maison du consul britannique, à qui le kiahia en avait fait présent.

» Telles étaient ces hordes de barbares, que les Vandales jadis subjugèrent si aisément, qu'une petite nation d'Italie a suffi pour détruire, et dont l'Europe civilisée a supporté l'af

* Le fond de cette anecdote est pris dans le Nouveau Voyage à Tunis; nous en avons trouvé ailleurs les détails authentiques.

** L'une âgée de neuf ans et l'autre de dix.

front pendant tant de siècles. Quelques historiens assurent néanmoins (on ne sait sur quels fondemens) qu'en 1815, au congrès de Vienne, il fut question d'une ligue des puissances européennes contre les régences barbaresques, de l'appui desquelles les Anglais, devenus maîtres de la Méditerranée comme de l'Océan, n'avaient plus besoin. Quoi qu'il en soit, cette nouvelle coalition, qui n'avait pour but que l'honneur de l'Europe, que le triomphe de la religion et l'intérêt de l'humanité ; qui ne promettait aux vainqueurs ni dépouilles à partager, ni vengeance à satisfaire, ni monumens à détruire; cette nouvelle coalition fut aussitôt dissoute que formée, dans un siècle d'égoïsme et de corruption où l'on se faisait un jeu de la foi des sermens, où la gloire consistait à triompher par le nombre et par la ruse, dans un siècle dont les grands hommes sont la honte de celui où nous avons le bonheur de vivre. »

No XX.- 5 décembre 1815.

LES CONSOLATIONS.

m

Rebus angustis animosus, atque
Fortis appare.

HOR., od. 7, liv. 2.

C'est dans le malheur sur-tout qu'il faut chercher à connaître toutes ses ressources et à en faire usage.

Imitation.

C'EST une bien malheureuse disposition de l'esprit humain que celle qui nous prive dans la bonne et sur-tout dans la mauvaise fortune, du sang-froid dont nous aurions besoin pour juger sainement notre position. Le découragement dans les revers est peut-être le plus grand défaut de notre caractère national: l'orage a-t il passé sur notre domaine, nous ne voyons que le ravage qu'il a fait, les arbres qu'il a brisés, les moissons qu'il a détruites. Le regret des biens qu'on nous ôte ne nous rend pas seulement insensibles à la jouissance de ceux qu'on nous laisse ; il nous en dérobe la même nous Ꭹ fait trouver un excès d'infortune.

vue,

et souvent

J'ai vainement lutté toute ma vie contre cette fatale disposition, à laquelle je suis plus enclin que personne, et dont j'ai fait de bien cruelles épreuves. Je ne crains pas moins de me distraire de la triste contemplation d'un malheur personnel, que de la vue de l'image la plus riante. Je mets une extravagante vanité à m'exagérer la nature, l'étendue, la durée de mes maux, et à m'écrier, comme Oreste :

Mon malheur, à la fin, passe mon espérance!

Je sens peut-être les malheurs publics avec plus de vivacité, avec plus d'exagération encore; mais pour ceux-là, du moins, je ne me refuse pas aux consolations qu'on peut m'offrir.

J'étais absorbé dans ces méditations, et toutes les calamités auxquelles la France est en proie se déroulaient à mes yeux sous l'aspect le plus effrayant. Mon voisin, M. Binome (le philosophe encyclopédiste dont j'ai déjà parlé plusieurs fois), entra chez moi en fumant sa cigare, précédé de Zaméo, qui ne manque jamais de servir du thé quand il le voit paraître. Quel air sombre ! me dit-il; êtes-vous malade ? Je suis désespéré.Que vous est-il arrivé?—Il est bien question de moi ! Laissons notre infortune;

Un citoyen n'est rien dans la perte commune. Regardez (continuai-je, en lui montrant un papier sur lequel j'avais esquissé en quelques lignes le tableau de notre situation matérielle, morale et politique). — Voilà (me dit-il froidement après avoir luj un résumé très-exact; j'y compte tous nos désastres, j'y trouve toutes nos pertes, j'y vois d'un coupd'œil toutes nos craintes, la colonne des dettes et dommages est bien remplie, bien complète; mais celle des voies et n'est pas même tracée. Vous portez tout en dépense et vous ne mettez rien en recette; ce n'est pas le moyen d'établir un bilan. Procédons dans l'ordre que vous avez suivi.

moyens

» Votre article finances, permettez-moi de vous le dire, annonce un homme qui n'a jamais administré que celles d'une peuplade de Caraïbes. Après avoir exprimé notre passif par une file de chiffres, où vous n'êtes pas à cela près d'un ou de deux zéros, de votre autorité privée vous nous déclarez insolvables; et moi, qui ai vieilli dans l'étude de l'économie politique; moi, qui n'ai pas craint de lutter corps à corps, dans ce genre d'escrime, avec les Necker, les Calonne, et même avec les Cambon, qui travaillaient si singulièrement un royaume en finances, je ne vous demande que dix minutes pour vous démontrer, autant qu'une chose peut l'être au monde que, la France tout épuisée qu'elle est, peut se libérer en trois ans, si l'on veut s'entendre sur les moyens, se concerter sur les efforts, et ne pas s'obstiner bêtement à s'atteler aux vieilles rou

tines dans les circonstances tout-à-fait nouvelles où nous nous trouvons. »

Le système de M. Binome, dont les résultats me parurent incontestables, repose sur une série de calculs qui ne peuvent trouver place ici.

« Je suppose, lui dis-je, qu'il soit prouvé que, dans un espace de tems aussi court, nous puissions combler l'abîme de nos finances, rétablir nos relations commerciales, recouvrer, en un mot, notre existence politique, recouvrerons-nous jamais cette prépondérance que nous assuraient en Europe la supériorité de notre industrie, la gloire de nos armes, et sur-tout celle de nos arts ?-Mais d'abord, comment prouvezvous que nous l'avons perdue? La marche de l'industrie n'est point susceptible de pas rétrogrades; on ne revient pas aux grossiers procédés de l'enfance d'un art dont on a inventé ou seulement connu les perfectionnemens. Quant à la gloire, elle est immortelle du moment qu'elle est acquise, quelque abus que nos ennemis puissent faire d'un caprice de la fortune, ils ne parviendront pas à faire oublier à la postérité les prodiges de l'héroïsme français, dont chacune des villes, chacun des fleuves de l'Europe retrace, par son nom seul, l'impérissable souvenir! La chute même d'un Etat ne peut anéantir sa gloire : les barbares ont détruit l'empire romain, et Rome, dans l'histoire, est restée la maîtresse du monde. >> -Sans doute, vous nous réduisez aussi à aller chercher dans nos souvenirs des consolations pour les pertes irréparables qu'ont faites les sciences, les lettres et les beaux-arts?

»De quelles pertes parlez-vous? On vous a enlevé contre la foi des traités, des tableaux, dés statues qui ne vous appartenaient qu'à ce titre. Vous aviez ouvert un Panthéon à des dieux étrangers qui n'avaient plus ni temples, ni culte, ni adorateurs chez les autres nations: ce que vous avait donné la victoire, la force vous l'enlève; mais ravira-t-elle à la France ce feu créateur auquel le génie des arts allume aujourd'hui son flambeau ?-Chaque jour nous le voyons pâlir. Jamais il n'a brillé d'un éclat plus vif.-Vous aurez plus de peine à me convaincre sur ce point que sur celui des finances. On peut, en administration, se faire un crédit qui tienne lieu de richesse; on ne peut, dans les arts, s'en créer un qui tienne lieu de chef-d'œuvre. - Ces chefs-d'œuvre existent; je me charge de vous les faire connaître ; et je veux vous forcer de convenir qu'au moment où vous déplorez leur ruine, les arts jettent dans notre patrie les fondemens d'une gloire tout-à-fait nationale, qui n'a rien à craindre des coalitions. Je ne vous demande pour cela que de me laisser le maître de disposer de vous pendant deux ou trois jours. »>

« PreviousContinue »