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des besicles, par haine pour une invention qui date de la suppression des parlemens.

La première cause qu'il appela, par ordre de rôle, était une action en paiement d'une somme d'argent assez considérable prêtée par un ami, et remboursable à une époque fixée par l'obligation. Le débiteur voulait éluder le terme du paiement, et son avocat ne trouva rien de mieux pour cela que de présenter un service rendu comme un prêt usuraire; et, attendu que le titre du demandeur, tout incontestable qu'il était, ne précisait pas l'origine de la créance, le tribunal, faisant droit aux conclusions du procureur, accorda au débiteur six mois pour s'acquitter. Voilà un homme bien récompensé de son obligeance! J'ai de la peine à croire qu'à l'avenir il prête de l'argent à ses amis.

Dans la seconde cause, il s'agissait d'un tuteur qui avait dissipé le bien de ses pupilles. Le ministère public fit un trèsbeau réquisitoire en faveur des orphelins, dont il se déclara le père. En conséquence, il conclut à ce que tous leurs biens leur fussent rendus avec les intérêts d'iceux. Le tribunal rendit un arrêt conforme. Malheureusement, l'héritage dont le tuteur infidèle avait à rendre compte était presque tout entier en billets et en créances; la loi ne pouvait atteindre le spoliateur; et les mineurs, nantis d'un jugement qui les réintégrait dans leurs biens, n'en furent pas moins ruinés.

On appela ma cause: un frisson me saisit, et je fis probablement de vains efforts pour dissimuler le trouble et l'inquiétude dont j'étais agité; je ne fatiguerai pas mes lecteurs en les forçant d'entrer dans les détails, et d'écouter les débats fastidieux d'un procès où il était cependant assez amusant d'entendre une femme morte depuis plus d'un demi-siècle plaider contre un mineur octogénaire. Il me suffira de leur donner une idée du ton que prit l'avocat de ma partie adverse, en citant la première phrase de son plaidoyer:

<< Nous venons, dit-il d'une voix claire et syncopée, après un siècle de spoliation, réclamer un bien qui nous appartient par droit d'hérédité naturelle, et dont un autre est injustement possesseur; car le propriétaire et le possesseur sont bien souvent deux personnes différentes.... Demandez plutôt aux maris et aux amans.... »

Ce premier trait, après lequel M. l'avocat crut devoir s'arrêter, ne produisit aucun effet.... « Continuez, Me Bawler, Jui dit avec beaucoup de gravité M. le président; on ne rit pas encore. » Cette observation, dont on rit beaucoup, décontenança l'orateur, et priva probablement l'auditoire d'une foule de bons mots de même espèce qu'il supprima dans le cours de son plaidoyer, ou sur lesquels il crut devoir passer plus légèrement.

L'avocat Bawler ne manqua pas, selon l'usage, d'alonger son exorde de l'éloge de son confrère, contre l'éloquence duquel il ne trouvait d'appui que dans la justice de sa cause; puis, entrant tout-à-coup en matière par une magnifique prosopopée, il montra la marquise de Savignac « secouant la poussière du tombeau et apparaissant à l'audience pour y réclamer elle-même son patrimoine; patrimoine acquis par les services de ses illustres ancêtres, dont un étranger s'appropriait les nobles dépouilles.... >>

Ce mouvement oratoire, dont il crut augmenter l'énergie en agitant avec fureur les grandes manches de sa robe, ne parut pas de meilleur goût que ses plaisanteries; il eut recours alors au genre d'éloquence qui lui est le plus familier : à l'abri de six aunes de ras de castor dont il était affublé, d'un rabas couvert de poussière et de tabac, et d'une toque de feutre qu'il ôtait avec respect chaque fois qu'il s'adressait directement à la cour, ce suppôt de la chicane, abandonnant le point de droit et la discussion du fait, crut pouvoir se permettre impunément les personnalités les plus offensantes; il me représenta comme un homme qui avait eu de bonnes raisons pour aller s'ensevelir au bord de l'Orénoque, parmi les Hurons et les Iroquois, et prétendit que, pour rentrer dans ma patrie, javais eu besoin d'invoquer le bénéfice de mon age. Je ne pus contenir mon indignation, et, m'approchant de l'oreille de l'orateur, je lui dis qu'il m'en ferait raison au sortir de l'audience. « Je prie la cour, continua-t-il du même ton, d'observer, comme preuve à l'appui de tout ce que j'ai avancé, que le sieur de Pageville vient de provoquer son adversaire en duel dans la personne de son avocat.—J'en demande acte,» s'écria Dufain. Ce petit incident n'eut d'autre suite que d'égayer la cour et l'assemblée; Me Bawler reprit la parole, et termina sa plaidoirie comme il l'avait commencée, en demandant que je fusse condamné à payer à la dame de Savignac ou à ses ayant-cause la somme de 122,532 livres tournois, sans préjudice, etc *.

Mon avocat prit la parole; un exposé rapide lui suffit pour établir clairement la question que je n'avais jamais bien entendue moi-même : il démontra d'une manière si palpable nonseulement l'injustice, mais aussi l'absurdité des prétentions de mon adversaire, que je lus sur la figure des juges la conviction qu'il faisait entrer dans leur esprit. S'élevant ensuite avec une véritable éloquence « contre ce système de diffamation introduit au barreau, il s'étonna sur-tout que mon adversaire

* Voyez page 79.

enseignât imprudemment aux autres l'usage d'une arme dont la moindre piqûre pouvait lui devenir si funeste. »

Il cessa de parler; les juges allèrent aux voix, et je gagnai ma cause avec dépens.

L'audience finie, je cours à M. Dorfeuil; je ne trouvais pas d'expressions pour lui témoigner ma reconnaissance: «< Vous venez de gagner votre procès, me dit-il; si vous m'en croyez, cependant, vous transigerez avec Dufain en payant la moitié des frais. Quand nous avons un arrêt qui le condamne-? En première instance; mais n'a-t-il pas l'appel, le recours en cassation? Il peut vous tourmenter encore long-tems : quelques centaines d'écus ne peuvent être mis en balance avec votre repos. »M. Dorfeuil m'expliqua ce que j'avais encore à craindre; il me prouva que la Justice, aveugle ainsi que la Fortune, était également sujette à s'égarer sur les pas de ses guides, et finit par me persuader de ne pas m'exposer une seconde fois à gagner mon procès.

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E

Ce

Quá nec terribiles Cimbri, nec Britones unquam
Sauramataque truces aut immanes Agathyrsi,
Hác sævit rabie imbelle et inutile vulgus,
Parvula fictilibus solitum dare vela phaselis
Et brevibus pictæ remis incumbere testæ.

Juv., Sat. 15.

que les Cimbres terribles, le cruel Sarmate, le Breton et l'Agathyrse impitoyables n'osèrent jamais entreprendre, un vil peuple voguant dans ses frêles canots ose l'exécuter.

Je viens d'achever la lecture d'un livre nouveau intitulé Voyage à Tunis, par Thomas Maggil, traduit de l'anglais par M***, avec des notes de ce dernier, qui font regretter que celui qui s'est chargé de traduire cet ouvrage, d'en relever les erreurs, d'en supprimer les injures dictées par les plus sottes préventions nationales, n'ait pas pris la peine de le refaire en entier.

M. Thomas Maggil, à en juger par les ménagemens avec lesquels il parle de cette confédération de forbans barbaresques, par l'estime et la considération qu'il est tout près de leur accorder, ne peut être qu'un de ces honnêtes smugglers qui trafiquent avec les pirates d'Alger et de Tunis, et qui donnent un démenti au proverbe, en faisant de très-bonnes affaires avec eux. Quoi qu'il en soit, à la faveur des faits intéressans des détails instructifs qu'elle renferme, et sur-tout à la faveur des excellentes notes dont elle est enrichie, cette relation est de nature à piquer la curiosité des nombreux lecteurs de voyages; je dois même ajouter que je n'en connais pas de plus propre à donner une idée exacte de ce pays barbare, dont l'histoire est à jamais la honte et la satire des peuples qui se

disent civilisés

Croira-t-on dans quelques siècles (époque à laquelle il faut ajourner le triomphe d'une honorable politique en Europe), croira-t-on à la fidélité de l'historien (continuateur de l'Essai sur les mœurs et sur l'Esprit des Nations) dans l'ouvrage duquel on lira le chapitre suivant:

» Au commencement du 19e siècle, cette belle partie du globe que nous habitons renfermait quatre grands états principaux, lesquels entretenaient des armées de quatre ou cinq cent mille hommes, qu'ils lançaient les unes contre les autres, et qu'ils réunissaient quelquefois contre une seule.

«Au nombre de ces états du premier ordre, il s'en trouvait un dont la marine plus nombreuse, plus forte que celle de toutes les nations réunies, avait envahi la souveraineté des mers, usurpé le commerce du monde, et jeté sur les deux hémisphères les fondemens d'une monarchie, ou plutôt d'une oligarchie universelle. Cette nation alors si puissante, dont nos pères out vu s'écrouler le colosse, en s'occupant uniquement d'elle-même, ne parlait jamais que des droits de l'humanité; le sort des Nègres était sur-tout l'objet de ses tendres soins, et ses propres colonies ne furent pas plutôt en état de se passer du commerce des esclaves dont les autres avaient encore besoin, qu'elle déclama contre la traite des Nègres avec beaucoup de véhémence : elle eut le profit et la gloire de la faire abolir. » Cependant, à cette même époque où l'Europe entière était en armes, où les Anglais couvraient les mers de leurs invincibles vaisseaux, un ramas de barbares, établi sur les bords de la Méditerranée, dans ce pays que les Romains appelaient le jardin du monde, et que nous avons replacé sous la protection des grands souvenirs de Didon et d'Annibal qui l'ont jadis illustré * ; un ramas de barbares ( disons-nous),

*Il ne faut pas oublier que ce fragement historique est censé devoir être écrit dans quatre ou cinq cents ans.

Arabes, Turcs, Nègres, Mauritaniens, confédérés sous le nom de Régences barbaresques, infestait les mers de l'Europe ; enlevait, avec quelques barques mal armées, mal équipées, ses bâtimens de commerce au milieu de ses escadres de guerre ; faisait des descentes sur ses côtes, et trafiquait de ses habitans, qu'il enlevait et réduisait en esclavage.

>> Ces mêmes états chrétiens ( dont le moindre avait des forces de terre et de mer suffisantes pour réprimer les pirateries de ces forbans et pour les attaquer dans leur repaire) avaient la honteuse prudence de traiter avec eux et de racheter à prix d'argent leurs captifs : ils poussaient même la bassesse jusqu'à fournir à ces barbares les armes dont ils se servaient pour les dépouiller; jusqu'à leur envoyer des ambassadeurs, et à entretenir près d'eux des agens accrédités, sous le nom de consuls.

» Un grand monarque, ami de la véritable gloire, Louis XIV, vers le milieu du 17e siècle, conçut le projet de délivrer l'Europe chrétienne du joug honteux qu'elle subissait : il fit, sur le port et la ville d'Alger, un utile essai des galiotes à bombes qui venaient d'être inventées dans son royaume ; mais les Barbaresques avaient de trop puissans auxiliaires parmi leurs ennemis mêmes; et l'entreprise de Louis XIV, si noble dans son but, si utile dans ses résultats, échoua, comme celle de Charles-Quint, comme celle des chevaliers de Malte, contre les calculs bassement mercantiles d'une politique infernale dont nous développerons le système entier dans le chapitre suivant: il ne doit être question dans celui-ci que des pirates musulmans, et des humilations sans nombre et sans mesure qu'ils imposaient aux nations chrétiennes.

» Ces pirates, dont la nation, ou plutôt l'agrégation, se composait d'indigènes nommés K'baïls, de Maures, anciens conquérans de l'Espagne, d'Arabes venus d'Asie, de Juifs, de Turcs et de renégats, avaient établi le siége principal de leur brigandage maritime à Maroc, à Alger et à Tunis, sur la côte méridionale de la Méditerranée qui s'étend du détroit de Gibraltar à la Lybie; montés sur de petites barques, appelées chebecs, avec un équipage d'une cinquantaine d'hommes et quelques mauvais canons, ils infestaient la Méditerranée, et croisaient quelquefois dans l'Océan jusqu'aux Canaries; quand le butin leur manquait en mer, ils effectuaient audacieusement des descentes sur quelque point des côtes de Sardaigne, d'Espagne ou d'Italie, enlevaient les habitans de tout sexe et de tout âge, les entassaient dans leurs barques, et les vendaient chez eux, comme de vils bestiaux, dans les marchés publics.

» La nécessité de détruire ces forbans, la facilité d'y

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