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prit du corps, et ce n'est pas toujours en bien que ses effets se font sentir. J'ai pensé. cent fois, avec effroi, que si j'avois le malheur de remplir aujourd'hui tel emploi, que je pense en certain pays, demain je serois presque inévitablement tyran, concussionnaire, destructeur du peuple, Huisible au prince, ennemi par état de toute humanité, de toute équité, de toute espèce de vertu,

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De même, si j'étois riche, j'aurois fait tout ce qu'il faut pour le devenir, je serois donc insolent et bas, sensible et délicat pour moi seul, impitoyable et dur pour tout le monde, spectateur dédaigneux des misères de la canaille; car je ne donnerois plus d'autre nom aux indigens, pour faire oublier qu'autrefois je fus de leur classe Enfin je ferois de ma fortune l'instrument de mes plaisirs dont je serois uniquement occupé; et jusques-là, je serois comme tous les autres.

Mais en quoi je crois que j'en différerois beaucoup, c'est que je serois sensuel et voluptueux plutôt qu'orgueilleux et vain, et que je me livrerois au luxe de mollesse, bien plus qu'au luxe d'ostentation. J'aurois même quelque honte d'étaler trop ma richesse, et je croirois toujours voir l'en

vieux que j'écraserois de mon faste, dire à ses voisins à l'oreille : Voilà un fripon qui a grande peur de n'être pas connu pour tel!

De cette immense profusion de biens qui couvrent la terre, je chercherois ce qui m'est le plus agréable, et que je puis le mieux m'approprier: pour cela, le premier usage de ma richesse, seroit d'en acheter du loisir et la liberté, à quoi j'ajouterois la santé, si elle étoit à prix; mais comme elle ne s'achète qu'avec la tempérance, et qu'il n'y a point, sans la santé, de vrai plaisir dans la vie, je serois tempérant par sensualité.

Je resterois toujours aussi près de la nature qu'il seroit possible, pour flatter les sens que j'ai reçus d'elle; bien sûr que plus elle mettroit du sien dans mes jouissances, plus j'y trouverois de réalité. Dans le choix des objets d'imitation, je la prendrois toujours pour modèle; dans mes appétits, je lui donnerois la préférence; daus mes goûts, je la consulterois toujours; dans les mets, je voudrois toujours dont elle fait le meilleur apprêt, et qui passent par le moins de mains pour par venir sur nos tables. Je préviendrois les falsifications de la fraude, j'irois au-devant

ceux

du plaisir. Ma sotte et grossière gourmandise n'enrichiroit point un maître-d'hôtel; il ne me vendroit point au poids de l'or du poison pour du poisson; ma table ne seroit point couverte avec appareil de magnifiques ordures, et de charognes lointaines; je prodiguerois ma propre peine pour satisfaire ma sensualité, puisqu'alors cette peine est un plaisir elle-même, et qu'elle ajoute à celui qu'on en attend. Si je voulois goûter un mets du bout du monde, j'irois comme Apicius, plutot l'y chercher, que de l'en faire venir: car les mets les plus exquis manquent toujours d'un assaisonnement qu'on n'apporte pas avec eux, et qu'aucun cuisinier ne leur donne l'air du climat qui les a produits.

Par la même raison, je n'imiterois pas ceux qui ne se trouvant bien qu'où ils ne sont point, mettent toujours les saisons en contradiction avec elles-mêmes, et les climats en contradiction avec les saisons; qui, cherchant l'été en hiver, et l'hiver en été, vont avoir froid en Italie, et chaud dans le nord; sans songer qu'en croyant fuir la rigueur des saisons, ils la trouvent, dans les lieux où l'on n'a point appris à s'en garantir. Moi, je resterois en

place, ou je prendrois tout le contrepied je voudrois tirer d'une saison tout ce qu'elle a d'agréable, et d'un climat tout ce qu'il a de particulier. J'aurois une qui diversité de plaisirs et d'habitudes, ne se ressembleroient point, et qui seroient toujours dans la nature; j'irois passer l'été à Naples, et l'hiver à Pétersbourg; tantôt respirant un doux zéphir à demi couché dans les fraîches grottes de Tarente; tantôt dans l'illumination d'un palais de glace, hors d'haleine et fatigué des plaisirs du bal.

Je voudrois dans le service de ma table, dans la parure de mon logement, imiter par des ornemens très-simples, la variété des saisons, et tirer de chacune, toutes ses délices, sans anticiper sur celles qui la suivront. Il y a de la peine et non du goût à troubler ainsi l'ordre de la nature; à lui arracher des productions involontaires qu'elle donne à regret, dans sa malédiction, et qui, n'ayant ni qualité, ni saveur, ne peuvent ni nourrir l'estomac, ni flatter le palais. Rien n'est plus insipide que les primeurs; ce n'est qu'à grands frais que tel riche de Paris avec ses fourneaux et ses serres chaudes vient à bout de n'avoir sur sa table toute l'année que

de mauvais légumes et de mauvais fruits. Si j'avois des cerises quand il gèle, et des melons ambrés, au coeur de l'hiver, avec quel plaisir les goûterois-je, quand mon palais n'a besoin d'être humecté ni rafraîchi? Dans les ardeurs de la canicule le lourd marron me seroit-il fort agréable? le préférerois-je sortant de la poêle, à la groseille, à la fraise, et aux fruits désaltérans qui me sont offerts sur la terre sans tant de soins? Couvrir sa cheminée au mois de janvier de végétations forcées, de fleurs pâles et sans odeur, c'est moins parer l'hiver que déparer le printemps; c'est s'ôter le plaisir d'aller dans les bois chercher la première violette, épier le premier bourgeon, et s'écrier dans un saisissement de joie; mortels, vous n'êtes pas abandonnés, la nature vit encore !

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Pour être bien servi j'aurois peu de domestiques; cela a déjà été dit, et cela est bon à redire encore. Un bourgeois tire plus de vrais services de son seul laquais, qu'un duc de dix messieurs qui l'entou~ rent. J'ai pensé cent fois qu'ayant à table mon verre à côté de moi, je bois à l'instant qu'il me plaît; au lieu que si j'avois un grand couvert, il faudroit que vingt voix répétassent à boire avant que je

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