Page images
PDF
EPUB

LXVII. LE SAVETIER ET LE FINANCIER.

Un savetier chantait du matin jusqu'au soir:
C'était merveille de le voir,

Merveille de l'ouïr; il faisait des passages,

Plus content qu'aucun des sept sages.

Son voisin, au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait peu, dormait moins encor:

C'était un homme de finance.

Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le savetier alors en chantant l'éveillait ;
Et le financier se plaignait

Que les soins de la Providence

N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.

En son hôtel il fait venir

Le chanteur, et lui dit: "Or çà, sire Grégoire,

Que gagnez-vous par an ?-Par an! ma foi, monsieur, Dit avec un ton de rieur

Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière

De compter de la sorte; et je n'entasse guère

Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin
J'attrape le bout de l'année;

Chaque jour amène son pain.

-Eh bien! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
-Tantôt plus, tantôt moins: le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'il faut chômer; on nous ruine en fêtes:

ΤΟ

15

20

25

5

L'une fait tort à l'autre ; et monsieur le curé

De quelque nouveau saint charge toujours son prône." Le financier, riant de sa naïveté,

30

Lui dit: “Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône. Prenez ces cent écus; gardez-les avec soin,

Pour vous en servir au besoin."

Le savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait, depuis plus de cent ans,

Produit pour l'usage des gens.

Il retourne chez lui: dans sa cave il enserre
L'argent, et sa joie à la fois.

Plus de chant: il perdit la voix

Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis:

Il eut pour hôtes les soucis,

Les soupçons, les alarmes vaines.

Tout le jour il avait l'œil au guet; et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,

Le chat prenait l'argent. A la fin le pauvre homme
S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus:
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus.

35

40

45

LXVIII. LE CHAT ET LE VIEUX RAT.

J'ai lu, chez un conteur de fables,

Qu'un second Rodilard, l'Alexandre des chats,
L'Attila, le fléau des rats,

Rendait ces derniers misérables;

J'ai lu, dis-je, en certain auteur,

Que ce chat exterminateur,

Vrai Cerbère, était craint une lieue à la ronde :
Il voulait de souris dépeupler tout le monde.
Les planches qu'on suspend sur un léger appui,
La mort-aux-rats, les souricières,

N'étaient que jeux au prix de lui.

Comme il voit que dans leurs tanières
Les souris étaient prisonnières,

Qu'elles n'osaient sortir, qu'il avait beau chercher,
Le galant fait le mort, et du haut d'un plancher
Se pend la tête en bas: la bête scélérate
A de certains cordons se tenait par la patte.
Le peuple des souris croit que c'est châtiment,
Qu'il a fait un larcin de rôt ou de fromage,
Égratigné quelqu'un, causé quelque dommage;
Enfin qu'on a pendu le mauvais garnement.

Toutes, dis-je, unanimement,

Se promettent de rire à son enterrement,
Mettent le nez à l'air, montrent un peu la tête,

Puis rentrent dans leurs nids à rats,

Puis ressortant font quatre pas,
Puis enfin se mettent en quête.

Mais voici bien une autre fête :

Le pendu ressuscite, et, sur ses pieds tombant,
Attrape les plus paresseuses.

"Nous en savons plus d'un, dit-il en les gobant : C'est tour de vieille guerre; et vos cavernes creuses Ne vous sauveront pas, je vous en avertis :

Vous viendrez toutes au logis."

[ocr errors]

15

20

25

ვი

5

Il prophétisait vrai: notre maître Mitis,
Pour la seconde fois, les trompe et les affine,
Blanchit sa robe et s'enfarine;

Et, de la sorte déguisé,

Se niche et se blottit dans une huche ouverte.

Ce fut à lui bien avisé :

La gent trotte-menu s'en vient chercher sa perte.
Un rat, sans plus, s'abstient d'aller flairer autour :
C'était un vieux routier, il savait plus d'un tour;
Même il avait perdu sa queue à la bataille.
"Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille,
S'écria-t-il de loin au général des chats :
Je soupçonne dessous encor quelque machine.
Rien ne te sert d'être farine;

Car, quand tu serais sac, je n'approcherais pas."
C'était bien dit à lui; j'approuve sa prudence:
Il était expérimenté,

Et savait que la méfiance

Est mère de la sûreté.

35

40

45

50

LXIX.-LES ANIMAUX MALADES DE LA PESTE.

Un mal qui répand la terreur,

Mal que le ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre,

La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom),
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,

Faisait aux animaux la guerre.

5

Ils n'en mouraient pas tous, mais tous étaient frappés : On n'en voyait point d'occupés

A chercher le soutien d'une mourante vie ;
Nul mets n'excitait leur envie;

Ni loups ni renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie;
Les tourterelles se fuyaient:

Plus d'amour, partant plus de joie.

Le lion tint conseil, et dit: "Mes chers amis,
Je crois que le ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune.

Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du céleste courroux;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.

L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents

On fait de pareils dévouements.

[ocr errors][merged small][merged small]

Ne nous flattons donc point; voyons sans indulgence L'état de notre conscience.

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,

J'ai dévoré force moutons.

Que m'avaient-ils fait? nulle offense;
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger.

Je me dévouerai donc, s'il le faut: mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi;
Car on doit souhaiter, selon toute justice,

Que le plus coupable périsse.

25

30

35

-Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Eh bien manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché? Non, non. Vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant, beaucoup d'honneur ;

« PreviousContinue »