Page images
PDF
EPUB

LIV.-LE LIÈVRE ET LA TORTUE.

Rien ne sert de courir; il faut partir à point:
Le lièvre et la tortue en sont un témoignage.

Gageons, dit celle-ci, que vous n'atteindrez point
Sitôt que moi ce but.-Sitôt ! êtes-vous sage?
Repartit l'animal léger :

Ma commère, il faut vous purger
Avec quatre grains d'ellébore.-
Sage, ou non, je parie encore.
Ainsi fut fait; et de tous deux
On mit près du but les enjeux.
Savoir quoi, ce n'est pas l'affaire,
Ni de quel juge l'on convint.

Notre lièvre n'avait que quatre pas à faire;

5

ΙΟ

J'entends de ceux qu'il fait lorsque, près d'être atteint, Ils s'éloigne des chiens, les renvoie aux calendes, 15 Et leur fait arpenter les landes.

Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter,

Pour dormir, et pour écouter

D'où vient le vent, il laisse la tortue

Aller son train de sénateur.

Elle part, elle s'évertue;

Elle se hâte avec lenteur.

Lui cependant méprise une telle victoire,
Tient la gageure à peu de gloire,
Croit qu'il y va de son honneur

De partir tard. Il broute, il se repose;

20

25

Il s'amuse à tout autre chose

Qu'à la gageure. A la fin, quand il vit

Que l'autre touchait presque au bout de la carrière,
Il partit comme un trait; mais les élans qu'il fit
Furent vains: la tortue arriva la première.
Eh bien, lui cria-t-elle, avais-je pas raison?
De quoi vous sert votre vitesse ?
Moi l'emporter! et que serait-ce
Si vous portiez une maison ?

[ocr errors]

30

35

LV.-LA TORTUE ET LES DEUX CANARDS.

Une tortue était, à la tête légère,

Qui, lasse de son trou, voulut voir le pays.
Volontiers on fait cas d'une terre étrangère;
Volontiers gens boiteux haïssent le logis.
Deux canards, à qui la commère
Communiqua ce beau dessein,

Lui dirent qu'ils avaient de quoi la satisfaire.
"Voyez-vous ce large chemin?

Nous vous voiturerons, par l'air, en Amérique :
Vous verrez mainte république,

Maint royaume, maint peuple; et vous profiterez
Des différentes mœurs que vous remarquerez.
Ulysse en fit autant." On ne s'attendait guère
De voir Ulysse en cette affaire.

La tortue écouta la proposition.

Marché fait, les oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pèlerine.

[merged small][ocr errors]

Dans la gueule, en travers, on lui passe un bâton.
"Serrez bien, dirent-ils, gardez de lâcher prise."
Puis chaque canard prend ce bâton par un bout.
La tortue enlevée, on s'étonne partout

De voir aller en cette guise

L'animal lent et sa maison,

Justement au milieu de l'un et l'autre oison.
"Miracle! criait-on: venez voir dans les nues
Passer la reine des tortues.

-La reine vraiment oui: je la suis en effet;

20

25

Ne vous en moquez point." Elle eût beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire aucune chose;

Car, lâchant le bâton en desserrant les dents,
Elle tombe, elle crève aux pieds des regardants.
Son indiscrétion de sa perte fut cause.

Imprudence, babil et sotte vanité,

Et vaine curiosité,

Ont ensemble étroit parentage:

Ce sont enfants tous d'un lignage.

30

[blocks in formation]

LVI.—LE VIEILLARD ET LES TROIS JEUNES HOMMES.

Un octogénaire plantait.

"Passe encor de bâtir; mais planter à cet âge!" Disaient trois jouvenceaux, enfants du voisinage : Assurément il radotait.

'Car, au nom des dieux, je vous prie,

Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir?

5

69

LE VIEILLARD ET LES TROIS JEUNES HOMMES. 59

Autant qu'un patriarche il vous faudrait vieillir.

A quoi bon charger votre vie

Des soins d'un avenir qui n'est pas fait pour vous?
Ne songez désormais qu'à vos erreurs passées :
Quittez le long espoir et les vastes pensées;

Tout cela ne convient qu'à nous.

-Il ne convient pas à vous-mêmes,
Tout établissement

Repartit le vieillard.

Vient tard, et dure peu. La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.
Nos termes sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier? Est-il aucun moment
Qui vous puisse assurer d'un second seulement ?
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage:

Eh bien défendez-vous au sage

De se donner des soins pour le plaisir d'autrui ?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui :
J'en puis jouir demain, et quelques jours encore ;
Je puis enfin compter l'aurore

Plus d'une fois sur vos tombeaux."

Le vieillard eut raison: l'un des trois jouvenceaux
Se
noya dès le port, allant à l'Amérique;

L'autre, afin de monter aux grandes dignités,

Dans les emplois de Mars servant la république,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés;

Le troisième tomba d'un arbre

Que lui-même il voulut enter;

Et, pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.

IO

15

20

25

30

35

1

[graphic]

5

LVII.-LES GRENOUILLES QUI DEMANDENT UN ROI.

Les grenouilles se lassant

De l'état démocratique,

Par leurs clameurs firent tant

Que Jupin les soumit au pouvoir monarchique.
Il leur tomba du ciel un roi tout pacifique :
Ce roi fit toutefois un tel bruit en tombant

Que la gent marécageuse,

Gent fort sotte et fort peureuse,

S'alla cacher sous les eaux,

Dans les joncs, dans les roseaux,

Dans les trous du marécage,

Sans oser de longtemps regarder au visage

Celui qu'elles croyaient être un géant nouveau.

Or c'était un soliveau,

De qui la gravité fit peur à la première

ΤΟ

15

« PreviousContinue »