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LI. LE CHEVAL S'ÉTANT VOULU VENGER DU CERF.

De tout temps les chevaux ne sont nés pour les hommes. Lorsque le genre humain de glands se contentait,

Ane, cheval, et mule, aux forêts habitait,

Et l'on ne voyait point, comme au siècle où nous sommes,
Tant de selles et tant de bâts,

Tant de harnois pour les combats,
Tant de chaises, tant de carrosses;
Comme aussi ne voyait-on pas
Tant de festins et tant de noces.

Or, un cheval eut alors différend

Avec un cerf plein de vitesse;

Et, ne pouvant l'attraper en courant,

Il eut recours à l'homme, implora son adresse.
L'homme lui mit un frein, lui sauta sur le dos,
Ne lui donna point de repos

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Que le cerf ne fût pris, et n'y laissât la vie.

Et cela fait, le cheval remercie

L'homme son bienfaiteur, disant: Je suis a vous;
Adieu; je m'en retourne en mon séjour sauvage.

Non pas cela, dit l'homme; il fait meilleur chez nous :
Je vois trop quel est votre usage.
Demeurez donc; vous serez bien traité,
Et jusqu'au ventre en la litière.
Hélas! que sert la bonne chère
Quand on n'a pas la liberté ?

Le cheval s'aperçut qu'il avait fait folie;
Mais il n'était plus temps; déjà son écurie
Etait prête et toute bâtie.

Il y mourut en traînant son lien :

Sage s'il eût remis une légère offense.

Quel que soit le plaisir que cause la vengeance,
C'est l'acheter trop cher que l'acheter d'un bien
Sans qui les autres ne sont rien.

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Un lièvre en son gîte songeait

(Car que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe ?), Dans un profond ennui ce lièvre se plongeait :

Cet animal est triste, et la crainte le ronge. "Les gens de naturel peureux

Sont, disait-il, bien malheureux !

Ils ne sauraient manger morceau qui leur profite:
Jamais un plaisir pur; toujours assauts divers.
Voilà comme je vis: cette crainte maudite
M'empêche de dormir sinon les yeux ouverts.
Corrigez-vous, dira quelque sage cervelle.

Eh! la peur se corrige-t-elle ?
Je crois même qu'en bonne foi
Les hommes ont peur comme moi."

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Ainsi raisonnait notre lièvre,

Et cependant faisait le guet.

Il était douteux, inquiet ;

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Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donnait la fièvre. Le mélancolique animal,

En rêvant à cette matière,

Entend un léger bruit ce lui fut un signal
Pour s'enfuir devers sa tanière.

Il s'en alla passer sur le bord d'un étang.
Grenouilles aussitôt de sauter dans les ondes ;
Grenouilles de rentrer en leurs grottes profondes.
"Oh! dit-il, j'en fais faire autant

Qu'on m'en fait faire! Ma présence

Effraie aussi les gens! je mets l'alarme au camp!
Et d'où me vient cette vaillance?

Comment! des animaux qui tremblent devant moi!
Je suis donc un foudre de guerre !

Il n'est, je le vois bien, si poltron sur la terre,
Qui ne puisse trouver un plus poltron que soi."

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LIII.-LE HÉRON.

Un jour, sur ses longs pieds, allait je ne sais où,
Le héron au long bec emmanché d'un long cou:

Il côtoyait une rivière.

L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours;
Ma commère la carpe y faisait mille tours
Avec le brochet son compère.

Le héron en eût fait aisément son profit:

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Tous approchaient du bord; l'oiseau n'avait qu'à prendre, Mais il crut mieux faire d'attendre

Qu'il eût un peu plus d'appétit :

Il vivait de régime et mangeait à ses heures.
Après quelques moments l'appétit vint: l'oiseau,
S'approchant du bord, vit sur l'eau

Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas; il s'attendait à mieux,

Et montrait un goût dédaigneux

Comme le rat du bon Horace.

"Moi, des tanches! dit-il; moi, héron, que je fasse
Une si pauvre chère ! Et pour qui me prend-on!"
La tanche rebutée, il trouva du goujon.
"Du goujon! c'est bien là le dîner d'un héron !
J'ouvrirais pour si peu le bec! aux dieux ne plaise!
Il l'ouvrit pour bien moins: tout alla de façon
Qu'il ne vit plus aucun poisson.

La faim le prit: il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.

Ne soyons pas si difficiles :

Les plus accommodants, ce sont les plus habiles;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.

Gardez-vous de rien dédaigner,

Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
Bien des gens y sont pris. Ce n'est pas aux hérons
Que je parle écoutez, humains, un autre conte;
Vous verrez que chez vous j'ai puisé ces leçons.

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