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le mieux à l'impression de son esprit et au mouvement de son ame.

Mais quand les questions ne l'emportent pas, et que, plus tranquille et plus froid, il spécule à loisir, son intelligence, moins saisie, ne perçoit plus les objets avec la même exactitude. Sa pensée se néglige, et ne se tient plus aussi bien dans la juste vérité ; elle devient vague, et se laisse aller aux jeux quelquefois bizarres d'une imagination mal contenue. Une fausse poésie se répand alors sur ses conceptions philosophiques: il prête à la science des couleurs qui ne lui vont pas : il la traite comme un sentiment, et l'exhale comme une émotion. L'art ne gagne rien à cette manière d'exposer; la science y perd beaucoup, elle en paraît moins vraie, moins positive et moins claire. Il ne faut rien moins que les élans d'ame, la chaleur de conviction, le ton et l'accent de bonne foi, qui ne manquent jamais à M. Kératry, pour empêcher que ces défauts ne dégénèrent quelquefois en déclamations sentimentales et en expressions de mauvais goût: heureusement il couvre tout des bonnes qualités qui le distinguent.

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La méthode la plus naturelle dans la critique philosophique est d'abord d'exposer, et ensuite de juger les doctrines dont on s'occupe: c'est la vraie manière d'instruire en philosophie comme en justice, parce qu'avant d'approuver ou de condamner, on commence par soumettre à l'examen les pièces du procès qui est en cause. Telle a été la marche suivie à l'égard du plus grand nombre des écrivains dont nous avons parlé; mais remarquons que, chez eux, ou le système qu'ils embrassent est spécial, particulier, et se prête aisément à un résumé précis; ou il est général, mais composé de telle sorte qu'il y domine quelques idées auxquelles reviennent toutes les autres, et dans ce cas encore l'analyse est facile. Mais quand une théorie est vaste et vague en même temps, quand dans toute son étendue on ne trouve pas de ces points culminans, de ces principes en saillie qui dominent tout le reste, il devient très embarrassant d'en tracer une analyse: on ne sait que

retrancher, que conserver; on ne peut tout dire et on ne sait que dire; on reste devant l'ouvrage comme devant une mer d'où rien ne ressort que l'immensité; on est bien alors forcé de renoncer à une exposition, et de se borner à l'indication de l'objet, de l'esprit et du caractère du livre qu'il s'agit de faire connaître : c'est, après y avoir pensé, le parti que nous avons pris à l'égard de celui de M. Massias. Composé d'un assez grand nombre de volumes (1), tous consacrés au développement d'une philosophie qui embrasse une infinité de questions, il nous a paru très difficile de le réduire aux proportions d'un résumé exact: il contient tout un monde, et en même temps il offre peu de ces points de vue qui fixent d'abord le regard et servent de centre à tout le reste. Si l'on veut bien voir, il faut tout voir, et si l'on voit tout, on voit trop pour tracer du sujet un abrégé fidèle: il n'y aurait bien que l'auteur lui-même qui fût capable de resserrer sa pensée tout entière dans le cadre étroit d'une analyse. C'est sans doute là un défaut; c'en est toujours un de ne pas frapper les esprits, de ne pas les saisir de quelques idées qui, les attirant entre toutes les autres, leur fassent une impression dominante et profonde. On ne regarde, on ne retient que les opinions qui ont du trait; celles qui manquent de caractère sont comme ces physionomies de peu

(1) Rapports de l'homme à la nature, 5 vol. in-8°.

d'expression, dont on ne conserve rien dans la mémoire, quoique souvent on y ait admiré une sorte de noblesse et de beauté. On peut, toutefois avec le ménagement et le respect que méritent de grands et sérieux travaux, appliquer une partie de ces réflexions à l'auteur du livre des Rapports de l'homme à la nature, et de la nature à l'homme. C'est pourquoi, au lieu d'une exposition, nous nous bornerons à donner une idée sommaire de sa philosophie.

Si l'on veut rattacher à quelques chefs généraux les diverses opinions dont elle se compose, on voit qu'en définitive toutes se rapportent à Dieu, à l'homme et à la nature; toutes sont de la théologie, de la psychologie ou de la physique.

M. Massias considère dans l'homme trois grands faits qui, selon lui, l'expliquent tout entier, l'instinct, l'intelligence et la vie : l'instinct, qui commence son existence et en fait le fonds primitif; l'intelligence, qui la développe; la vie, qui la complète. Pour tout ce qui est de premier mouvement et ne peut attendre la réflexion, pour tout ce qui risquerait d'être mal fait sous le régime de la volonté, l'instinct veille et agit : c'est la providence de l'homme avant qu'il sache rien, et quand il a sa raison, c'est encore sa providence, si sa raison ne suffit pas. Cependant toutes ces actions n'ont pas été remises à la conduite de l'instinct : il en est un grand nombre dont il doit être lui-même le conseil et l'agent. Pour celles-là, il a

la pensée, la liberté et la moralité : par conséquent, sans instinct il ne vivrait pas; sans intelligence il ne vivrait pas moralement. Pour lui, la vie n'est complète que par l'union harmonieuse de ces deux facultés. L'instinct, pur besoin de conservation, a pour objet l'assimilation, la nutrition et la reproduction. L'intelligence, acte de sentiment et de raison, embrasse une foule d'autres objets, elle considère l'utile, le vrai, le beau, le bien; elle s'étend à toute la destinée humaine. La vie est en bon chemin quand, dirigée, d'une part, par les sùrs avis de l'instinct, de l'autre, par les hautes et sages vues de la raison, elle s'accomplit selon l'ordre de la providence et de la conscience; elle arrive alors à la vertu et au bonheur qui, ensemble, sont le vrai but de toute l'activité de l'homme.

En résumant de la même façon les idées que l'auteur a développées sur le monde et sur Dieu, on reconnait qu'il considère l'un comme un ensemble d'existences créées, ordonnées et conservées, qui, en vertu de certaines lois, n'est lui-même qu'un effet d'une cause supérieure; l'autre est cette cause supérieure, éternelle, immense, souverainement active, intelligente et forte; elle prend l'univers, qu'elle a produit, pour théâtre de sa puissance; elle y fait naître et vivre tous les êtres qu'elle appelle à y jouer un rôle. Toute la création n'est qu'un grand drame; le poète mystérieux et divin qui l'a conçu et mis en jeu ne s'y montre pas en personne; il n'est pas ici plutôt que là; il n'a pas été

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