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les soumettant aux mêmes épreuves, les interrogeant par les mêmes moyens, on leur fait dire leurs secrets et révéler leur conscience. Les livres, le théâtre, les tribunaux, les affaires, les voyages, toutes les chances de la destinée, toutes les vicissitudes de l'existence, quelles occasions d'expérience, quel apprentissage, quelles leçons! Toute la vie en est remplie ; il n'y a même pas de créature qui se prête plus que l'homme aux tentatives de l'empirisme; il n'y en a pas, car il n'en est aucune qui soit plus faite pour être éprouvée : l'épreuve, en effet, est sa loi; il n'est sur terre que pour y passer par toutes les situations difficiles qui peuvent exciter sa vertu, et mettre en jeu ses facultés. Le temps, ce grand faiseur d'expériences, ne le laisse pas un moment sans le tenter, sans l'assiéger de besoins, d'affections, d'émotions et d'idées, qui, bon gré mal gré, le font agir de toute manière et l'exercent en tous sens. L'éducation elle-même, qui n'est qu'une imitation en petit, et faite de main d'homme du gouvernement de la providence, qu'est-elle, autre chose qu'une expérimentation dirigée sur de jeunes ames, dans le but de leur apprendre à se connaître, à se conduire, à se rendre meilleures et plus heureuses? Descartes, qui se connaissait en nature humaine, dit quelque part, dans sa Méthode : « Sitôt que l'âge me permit de sortir de » la sujétion de mes précepteurs, je quittai entiè » ́rement l'étude des lettres; et, me résolvant de » ne chercher plus d'autre science que celle qui se

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» pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j'employai le reste de ma » jeunesse à voyager, à voir des cours et des ar» mées, à fréquenter des gens de diverses humeurs » et conditions, à recueillir diverses expériences, » à m'éprouver moi-même dans les rencontres que » la fortune me proposait, et partout à faire telle » réflexion sur les choses qui se présentaient, que » j'en pusse tirer quelque profit. » Ces paroles montrent assez comment le père de la philosophie moderne entendait la science qui se propose l'étude de l'ame. Certes, si, dans son génie net et ferme, il n'eût pas bien vu la nécessité et la possibilité de l'expérience en matière de psychologie, il ne se fût pas mis à vivre pour s'éprouver lui-même, il n'eût pas couru le monde pour y fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, il n'eût pas perdu son temps en rencontres inutiles et en recherches sans objet ; mais il sentait tout ce qu'il y a à gagner dans cette façon d'aller aux hommes, de les voir faire et de les manier; il sentait toutes les vérités qu'il portait lui-même dans sa conscience, et que les circonstances devaient y développer et y produire.

Ainsi, la méthode de l'expérimentation est applicable à la psychologie, tout comme la simple observation. Seulement elle demande peut-être encore plus d'habileté; elle exige une patience, une faculté de garder les idées à vérifier, invention d'expériences, une prudence, et quelquefois une hardiesse de tentatives, une présence

une

d'esprit, une force et une finesse qui en rendent l'art très difficile. Qu'on songe que souvent ce n'est pas sans péril ni sans douleur qu'on se met à l'épreuve et que l'on essaie de son activité ; que ce n'est pas sans inconvéniens, sans mécompte, et quelquefois sans dégoût, que l'on se mêle au monde pour y pénétrer les cœurs et en presser les secrets. Toutes les révélations qu'on leur arrache ne sont pas pures et idéales, et bien des faits ne se manifestent qu'au milieu de vices at de faiblesses dont la vue n'a rien d'attrayant. Il en est un peu des expériences morales comme des expériences physiques et physiologiques: il faut en voir plutôt les résultats que les moyens ; les uns éclairent l'esprit, lui agréent et le rendent heureux, tandis que les autres maintes fois le rebutent, l'embarrassent, lui coûtent des peines infinies. Mais enfin, si au bout du compte, la vérité apparaît c'est un assez beau prix de l'entreprise, pour qu'on se console de l'avoir tentée, et qu'on ne craigne pas de la renouveler.

Si, du reste, la philosophie parvient un jour à se servir de l'expérimentation et de l'observation, aussi bien que le font pour leur part les sciences physiques et naturelles, nul doute qu'elle n'arrive aussi à des théories exactes. Elle ne deviendra pas mathématique, parce que ce n'est pas dans sa nature, parce que l'objet dont elle s'occupe n'est pas une quantité, une grandeur, un sujet à arithmétique ou à géométrie; mais elle sera claire, posi

tive, rationelle. Elle aura son exactitude; elle aura ses applications comme la médecine et la chimie; deux grandes espèces d'applications: celles qui se rapportent au passé, l'expliquent et le font comprendre ; celles qui regardent l'avenir, l'éclairent et le dirigent. Elle sera la lumière de l'histoire et du mouvement social; c'est à dire que, par ses principes, elle enseignera ce qu'il y a eu d'industrie, d'art, de morale et de religion dans les faits que la tradition rapporte de telle ou telle société, à telle ou telle époque, et qu'en même temps elle montrera ce que telle ou telle société actuellement vivante, et en mouvement, doit faire pour bien remplir sa destinée sous le rapport de l'utile, du beau, du bien et du divin. A quoi emploie-t-on les sciences physiques, par exemple l'astronomie? à se rendre compte de certains faits que les historiens, et les poètes, qui sont les premiers historiens, racontent, mais n'expliquent pas ; et c'est ainsi que l'on a pu voir clair dans les annales de la nature. Elles ont en même temps un autre usage; celui de diriger tous les arts qui dépendent des lois qu'elles enseignent. La philosophie est susceptible d'une utilité tout à fait analogue: bien faite, elle doit nous apprendre à nous souvenir et à prévoir, à savoir d'où nous venons, où nous allons, et comment nous devons aller.

Telles sont les réflexions par lesquelles doivent s'éclairer les derniers doutes que l'on pourrait élever sur l'excellence de la méthode d'observation.

DEUXIÈME PARTIE.

DES QUESTIONS GÉNÉRALES A TRAITER EN PHILOSOPHIE.

Entendue comme elle doit l'être, la méthode d'observation, en s'appliquant aux faits de l'ame, doit certainement conduire à la science de ces faits. Que sera cette science, nous ne prétendons pas le dire; avant, il faudrait qu'elle fût, et elle est encore à faire ou du moins à finir: mais à défaut d'exposition, donnons du moins une indication.

Et d'abord il s'agit de l'objet même à étudier (1), du sujet dont on se propose de reconnaître la nature et d'expliquer les facultés. Ce sujet est le moi. Sur ce, point de débats, point de divisions d'opinions. Il n'y a pas deux manières de voir : car qui jamais a nié sa propre existence, cette existence qu'il se sent, cette être qu'il appelle moi, qu'il retrouve sans cesse en lui, et qu'il distingue de toute autre chose?

(1) Ceci est comme le programme de mon Cours de philosophie publié en 1832 et 1834.

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