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un ensemble de puissances permanentes et locales auxquelles il faut bien malgré tout qu'il accommode son intelligence. Il n'en est pas l'esclave sans doute, mais il n'en est pas non plus le maître ; il en éprouve certainement de sensibles influences. Par conséquent, pour mieux entendre l'apparition successive de tous les grands systèmes d'idées, il importe de ne pas négliger les connaissances géographiques et de chercher les rapports qui ont uni les philosophies aux pays où elles ont pris naissance.

Ces systèmes, comme tout ce qui est de l'homme, se propagent et se répandent; ils font leur chemin par le monde, sauf à se modifier en avançant. Or, quels sont leurs grands moyens de diffusion? Il y en'a deux principaux, l'un violent et impérieux, l'autre pacifique et doux : la guerre et le commerce. Pour celui-ci, rien de plus clair. Aussi M. Cousin n'y a-t-il pas insisté : mais pour l'autre il Ꭹ avait quelque chose à dire, il y avait à montrer comment les idées marchent par les armes, triomphent et règnent par les armes; il Ꭹ avait à faire voir une des raisons de la guerre dans l'ordre de providence. La guerre sans doute est un grand malheur; c'est une rude épreuve pour l'humanité, à laquelle d'ailleurs il faut convenir qu'elle donne bien quelques vertus ; mais elle a certainement cet avantage, qu'elle enseigne par la victoire, et fait mission par la conquête ; qu'elle met les peuples nouveaux à la place des peuples anciens, ceux de l'avenir à la

place de ceux du passé, les sociétés vigoureuses à la place des sociétés faibles et corrompues : elle agit pour la civilisation; elle ne lui laisse jamais perdre de bataille définitive. Il serait difficile, en effet, que les idées les meilleures, une fois mises au monde, ne ralliassent pas à leur cause le plus grand nombre de consciences, et n'y eussent pas plus de force que les opinions déchues. L'enthousiasme et pour elles, parce qu'elles sont neuves et vivantes ; et l'enthousiasme donne le nombre, l'intelligence et la puissance; il est le père des succès; tandis qu'à une foi qui est vieillie il ne reste tout au plus qu'un fanatisme malheureux et une fureur impuissante, incassum furit. Voilà par où la guerre se rachète un peu des maux dont elle afflige l'humanité. Il faut bien qu'elle ait ce prix pour n'être pas un jeu cruel auquel un Dieu sans raison, sans pitié, livrerait les hommes par plaisir.

Quelles que soient, au reste, les voies diverses par lesquelles les idées qui arrivent à l'empire se répandent sur la terre, elles ont toujours nécessairement des représentans et des organes : ce sont les grands hommes; ils ne manquent jamais à une époque vive et notable de l'esprit humain. En effet, il est impossible qu'en un temps où toutes les pensées, saisies de certaines vues et animées de certaines volontés, tendent en commun avec ardeur vers un but qui leur est cher, elles ne poussent pas en avant des chefs qui les conduisent. Il se trouve nécessairement alors des ames excellentes qui, sen

tant comme tout le monde, mais avec plus d'élévation, se mettent, du droit du génie, à la tête du mouvement, agissent et traitent au nom de tous, sont les vrais princes de la société. Ces hommes servent à donner à la foule les directions qu'elle demande, mais qu'elle ne saurait se tracer ; ils lui organisent sa destinée, ils lui font son avenir. Les idées leur doivent beaucoup; ils les résument en leur personne, les soutiennent de leur intelligence, les appuient de leur puissance, qui est celle même des populations qui se pressent sur leurs pas. Sans eux ces idées seraient encore comme elles sont dans la foule, vagues, confuses, anonymes; ils les dégagent, les systématisent, leur donnent nom, et se chargent de leur fortune; ils portent le drapeau sous lequel elles triomphent.

Tels sont, mais à peine indiqués, les principaux points que M. Cousin a développés dans son enseignement. Ce sont ses prolégomènes aux leçons qu'il consacrera par suite à l'histoire de la philosophie.

Il y a joint en finissant un jugement sur les écrivains qui se sont occupés de cette histoire. Il a d'abord parlé de ceux qui ne l'ont faite que d'une manière indirecte, en regardant plutôt l'humanité que la philosophie elle-même : ainsi Bossuet, Vico et Herder, Voltaire, Turgot et Condorcet. Il a ensuite passé à ceux qui en ont été les historiens exprès, Brucker, Tiedemann et Tenneman. Il s'est attaché à montrer la place nécessaire de chacun d'eux au temps dans lequel ils ont écrit, le carac

tère nécessaire de l'opinion d'après laquelle ils ont écrit. Enfin, il a essayé de déterminer quel devait être aujourd'hui le point de vue directeur des travaux du même genre qui ne tarderaient pas à se renouveler,, et il a conclu à l'éclectisme, attendu que l'éelectisme paraît maintenant le principe régnant ou prêt à régner, et que c'est toujours dans le sens de la doctrine régnante que se fait l'histoire des doctrines passées.

On connaît trop notre sympathie pour le mouvement philosophique qu'avait produit, il y a quelques années, et qu'a produit de nouveau l'enseignement de M. Cousin, pour que nous ayons besoin de relever par des éloges l'exposition que nous venons de tracer. Notre profession de foi est faite c'est celle d'une admiration mêlée de reconnaissance et d'amitié (1).

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(1) A tous les titres que M. Cousin a déjà aux yeux des amis de la philosophie, nous devons ajouter les Nouveaux Fragmens philosophiques (Paris, 1828, 1 vol. in-8), qu'il vient de publier, au moment même où nous traçons ces mots. Ils sont, surtout, historiques et biographiques. Nous recommandons particulièrement à l'attention de nos lecteurs les morceaux sur Xenophane, Zénon et Eunape. (Deuxième édition.)

(Troisième édition). Je parle dans le Supplément des travaux de M. Cousin depuis 1828. Voir le Supplément.

M. TH. JOUFFROY,

Né en 1796.

M. Cousin devrait faire école; son ame n'est pas de celles qui ne laissent pas trace dans les intelligences. Tous ceux qui ont servi avec quelque soin son enseignement peuvent se rendre le témoignage qu'ils en ont gardé quelque impression. Mais ce fut surtout à l'école normale, au sein de ces travaux assidus qui en remplissaient la retraite, que, plus rapproché des jeunes gens auxquels s'adressaient ses leçons, vivant presque avec eux, leur maître et leur ami, il put mieux les guider dans la direction de leurs études et exercer sur eux une influence plus efficace; ce fut là surtout qu'il eut des disciples. De ce nombre fut M. Jouffroy (1),

(1) De ce nombre aussi fut M. Bautain, maintenant professeur de philosophie à la faculté de Strasbourg. Esprit d'une patience et d'une pénétration remarquables, d'une grande force logique, s'attachant à ses idées avec suite et persévérance, consciencieux et plein d'amour pour la vérité; nous n'aurions pas manqué de lui donner place dans cette revue,

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