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En quittant la chaire qu'il avait occupée avec tant de force et d'éclat, M. Royer-Collard se fit remplacer par un jeune professeur qui répondit d'autant mieux aux espérances de son maître, qu'il avait, par son âge et son ame, plus de sympathie avec la génération à laquelle il s'adressait. M. Cousin, dans ses leçons, eut un moyen de succès bien simple et bien puissant, ce fut l'éloquence que lui donna le caractère de sa pensée : cette manière qu'il avait d'être possédé de ses idées, cette facilité de mettre en tableaux des abstractions métaphysiques, ces vivacités d'esprit, ces élans de coup d'œil, ces explosions de conscience dont se composaient ses improvisations, à la fois si animées et si sérieuses, si faciles et si imposantes, tout captivait et touchait ses nombreux auditeurs. Avec un grand fond d'érudition et de théories positives, son enseignement se distinguait par une sorte de poésie, de cette poésie qui fait le charme de Platon et de Malebranche, et qu'on aime à voir se répan

dre sur les pensées philosophiques, pour leur préter la lumière, le mouvement et la vie : il faisait vivre, en l'exposant, la vérité qu'il sentait. Comme il n'était pas un simple démonstrateur, un froid. témoin des choses, mais un observateur animé et un maître enthousiaste, philosophe-orateur, dans sa chaire et hors de sa chaire, à l'École normale, et dans ces entretiens de l'intimité auxquels il était toujours prêt pour ses jeunes amis, il prêchait la science avec ce mouvement de cœur, cette gravité passionnée, cette élévation de vues, qui remuent et entraînent les esprits. Il y avait dans ses leçons autre chose que de la doctrine : il y avait le travail qui la prépare, la méthode qui y conduit, l'amour et le zèle qui la font rechercher ; et tout cela passait de son ame dans celle de ses élèves, il les inspirait de sa philosophie. Ce qu'il y avait d'excellent dans sa méthode, c'est qu'il faisait école sans lier ses disciples; c'est qu'après leur avoir donné l'impulsion et une direction, il les laissait aller, et se plaisait à les voir user largement de leur indépendance : nul n'a moins tenu que lui à ce qu'on jurât sur ses paroles; il voulait des hommes qui aimassent à penser par eux-mêmes, et non des dé/vots qui n'eussent d'autre foi que celle qu'il leur donnait ; il le voulait d'autant plus qu'il savait bien, surtout en commençant, qu'il n'avait point un système assez arrêté pour prendre sur lui de dogmatiser et de formuler un credo. Comme chaque jour il avançait et changeait en avançant, et qu'il

ne pouvait prévoir où le ménerait cette suite de changemens et de progrès, il se serait fait scrupule de dire à ceux qui le suivaient : Arrêtez-vous là, car c'est là la vérité; il disait plutôt : Venez et voyez. Rien de moins réglementaire que son enseignement; c'était la liberté et la franchise mêmes. L'École normale, cette école bien-aimée, selon l'expression dont il se sert, eut surtout à se féliciter de l'influence qu'il exerça sur les élèves qu'elle lui confiait. Quelque branche d'enseignement que par la suite ils aient embrassée, ils y ont toujours porté, en les appliquant avec sagesse, les excellentes doctrines qu'ils avaient puisées à ses leçons. Toute l'école se sentit de lui; il en fut l'ame tant qu'elle dura; détruite, il la rappela et l'honora par ses travaux (1).

(1) Qu'il nous soit permis de citer un passage de ses Fragmens, où il rend compte de sa manière de travailler avec ses élèves: « Tous les élèves de la troisième année suivaient mon cours; mais il était particulièrement destiné au petit nombre de ceux qui se vouaient à la carrière philosophique : c'étaient ceux-là qui portaient le poids des travaux de la conférence; c'étaient eux aussi qui en faisaient tout l'intérêt. Ils assistaient à mes leçons de la faculté des lettres, où ils pou vaient recueillir des idées plus générales, respirer le grand air de la publicité, et y puiser le mouvement et la vie. Dans l'intérieur de l'école, l'enseignement était plus didactique et plus serré ; le cours portait le nom de conférence, et le méritait car chaque leçon donnait matière à une redaction, sur laquelle s'ouvrait une polémique à laquelle tout le monde prenait part. Formés à la méthode philosophique, les élèves

Le jeune professeur, après avoir, à son début, rapidement exploré, sur les pas de M. RoyerCollard, la philosophie écossaise, qui commençait à être connue, se hâta de passer à l'Allemagne, qui l'était beaucoup moins l'Allemagne était un pays nouveau à voir. Pour le bien voir, il fallait peut-être imiter ces voyageurs qui, en visitant des terres étrangères, oublient, en quelque sorte, les mœurs de leur patrie, pour prendre celles des peuples qu'ils viennent étudier. M. Cousin se fit kantiste pour se rendre plus familier un système qu'il voulait connaître; et, grâce à cette heureuse flexibilité d'esprit qui, prenant une habitude aussi vite qu'elle en quitte une autre, se prête à tout, même à l'étrangeté, il eut bientôt du philosophe allemand les opinions et le langage. Il saisit, déve

s'en servaient avec le professeur comme avec eux-mêmes ; ils doutaient, résistaient, argumentaient avec une entière liberté, et par là s'exerçaient à cet esprit d'indépendance et de critique qui, j'espère, portera ses fruits; une confiance vraiment fraternelle unissant le professeur et les élèves, si les élèves se permettaient de discuter l'enseignement qu'ils recevaient, le professeur aussi s'autorisait de ses devoirs, de ses intentions et de son amitié, pour être sévère. Nous aimons tous aujourd'hui à nous rappeler ce temps de mémoire chérie, où, ignorant le monde et ignorés de lui, ensevelis dans la méditation des problèmes éternels de l'esprit humain, nous passions notre vie à en essayer des solutions, qui depuis se sont bien modifiées, mais qui nous intéressent encore, par les efforts qu'elles nous ont coûtés, et les recherches sincèanimées, persévérantes, dont elles étaient le résultat.

res,

loppa, exprima les idées du maître, comme s'il les tenait de lui, et les avait reçues de sa bouche. Mais quand le moment fut venu de n'être plus ni Écossais, ni Allemand, ni étranger d'aucune sorte, de revenir à lui-même, à son individualité, fit plus la philosophie de Reid ou celle de Kant: il fit la sienne, et il y consacra désormais toutes ses pensées.

il ne

Cette philosophie se trouve résumée dans la préface que l'auteur a mise à la tête des Fragmens qu'il a publiés en 1826: c'est là que nous la prendrons pour en donner une idée.

Il y est traité de trois principales choses: 1o de la méthode philosophique; 2o de la psychologie; 3o de l'ontologie.

L'opinion de M. Cousin sur la méthode n'a rien de particulier : c'est celle du monde savant, à quelques exceptions près. Il pense qu'il ne peut y avoir de psychologie, et par conséquent de philosophie, qu'au moyen de l'observation. Seulement il insiste, et avec raison, sur un point qu'on néglige trop : c'est qu'en appliquant l'observation aux phénomènes de la conscience, il ne faut pas l'appliquer à demi ou dans une vue systématique, mais avec l'impartialité et l'étendue qui conviennent à la vérité rien de plus sage en effet. Ne pas tout voir quand on se met à voir, ne voir les choses qu'à la surface ou que d'un côté, c'est évidemment fausser l'observation, et la réduire à une étude qui doit toujours plus ou moins altérer la réalité. La psy

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