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Dieu, où veux-tu donc aller?... Oh! mon cher Pierre, ne pars pas, car tu me ferais mourir.

Ma mére, dit Pierre en s'asseyant près d'elle, ne me montrez pas tant votre chagrin je suis bien assez malheureux. Voyez-vous, je ne puis pas rester ici et je vais m'éloigner pour quelque temps seulement; cela me fera du bien. Jacques, un de mes amis que vous connaissez, a pris une forte ferme à une vingtaine de lieues d'ici; il m'offre d'aller avec lui nous aurons la ferme à nous deux et je veux accepter. Mais tranquillisez-vous, ce ne sera pas pour toujours; j'ai besoin de gagner de l'argent, et plus tard vous me verrez revenir au pays.

Le vieux Brunet paraissait cloué sur sa chaise. Il disait tout bas, comme se parlant à lui-même : Ainsi, je n'ai qu'un enfant pour lequel j'ai travaillé longtemps; j'ai mis en lui tout mon espoir, il ne manque de rien chez moi, et voici que, sur mes vieux jours, je vais rester seul; l'ingrat va abandonner son père et sa mère pour une fille qu'il ne peut épouser.

Mais Pierre reprenait avec fermeté : :- Mon père, vous m'avez défendu un jour de parler à cette jeune fille; n'en dites donc rien, je vous prie. Au reste, ce n'est pas le seul motif qui m'éloigne de vous; et il continuait en s'animant : Que suis-je chez vous?.... Prenez-vous en considération ce que je vous dis? Me consultez-vous jamais? Avez-vous confiance en moi? Non, mais vous semblez au contraire vouloir me causer de l'ennui, et vous ne me regardez que comme un enfant ou comme un domestique. Je puis donc bien sortir de chez vous quand il me plaira vous me remplacerez facilement, et moi je serai tout aussi heureux ailleurs. J'y ferai ma volonté et je ne serai point obligé de voir des gens qui me déplaisent, comme cela m'arrive à chaque instant chez vous où je suis, par exemple, exposé à rencontrer ce Simon que je déteste, que je méprise, avec lequel il me faut souvent prendre mes repas et quelquefois même causer, pour ne pas vous mettre en colère. Quand on traite ainsi un fils dont on n'a pas à se plaindre, c'est qu'on ne l'aime point et qu'on ne tient pas du tout à lui. Brunet tombait d'étonnement en étonnement. Jamais son fils ne lui avait parlé de la sorte; le pauvre garçon, aigri par le chagrin et l'injustice, avait trouvé le courage de dire la vérité à son père qui, malgré lui, la comprenait et se sentait ému. Il fit donc à son fils toute espèce de promesses pour l'avenir, sans toutefois lui parler de son mariage, et enfin il en vint à le supplier de ne point partir.

Mais Marguerite seule obtint ce que ne put faire son mari. Pierre ne put se décider à faire autant de chagrin à sa mère, qu'il aimait beaucoup; il resta.

Le père Brunet changea sensiblement de conduite envers son fils. Il le traitait comme son égal, lui abandonnait une partie du prix des récoltes, le consultait souvent et ne recevait plus Simon chez lui, mais il se montrait inflexible au sujet de Madeleine.

L'entêtement stupide et non raisonné était le principal défaut de cet homme, qui espérait toujours que son fils oublierait son premier amour; il n'en fut rien.

Pierre était toujours triste et sombre. Vainement ses amis cher

chaient à l'égayer; il s'éloignait toujours des réunions et des plaisirs. Aux moissons, aux vendanges, à la fête du village, Marthe, que nous avons vue cassant des noix et qui avait un secret penchant pour Pierre, profitait de l'absence de Madeleine et faisait à son amoureux mille agaceries pour le forcer à s'occuper d'elle, mais elle ne pouvait y réussir. Elle inventait de ces niches comme les jeunes gens s'en font entr'eux à la campagne, et prenait toujours Pierre pour but de ses malices et de ses bons tours. C'était peine inutile. Cet honnête et doux garçon les lui rendait quelquefois, mais comme il l'aurait fait à toute

autre.

Cependant les années se passaient sans rien changer aux idées de Brunet. On recevait souvent des nouvelles de Madeleine dans sa famille; Pierre finissait toujours par les connaître. Il avait écrit plusieurs lettres à la jeune fille et n'avait reçu qu'une seule réponse qui disait : « Je t'aime toujours, Pierre, mais je ne veux pas de tes lettres; puisque nous ne pouvons pas nous marier, n'agissons pas comme deux amoureux. » Le pauvre garçon n'avait plus osé écrire. Il avait su seulement par un de ses amis qui était allé à la ville qu'habitait Madeleine, et qui avait vu celle-ci, qu'elle avait beaucoup embelli; que son teint était devenu plus blanc et plus rose; qu'elle avait toujours l'air fort modeste, quoique ayant un peu changé sa mise, et qu'elle songeait toujours au pays et à son fidèle Pierre.

Le père Brunet proposait souvent de riches partis à son fils; il voulait à toute force le marier, et pour cela s'y prenait de toutes manières. Pierre refusait toujours avec la même fermeté. Brunet en souffrait beaucoup; il voyait son fils mener une bien triste vie, et souvent il avait le désir de lui dire : Va donc chercher Madeleine, épouse-la et sois heureux. Mais un faux orgueil lui faisait rejeter ce bon mouvement. Et le temps se passait; il vieillissait, sa femme aussi; la pauvre Marguerite dévorait son chagrin en silence. Leur intérieur était toujours morne et triste. Un mot cependant eût suffi pour le changer et le rendre heureux. Ce mot, Brunet ne le dit jamais.

Il fit son propre malheur et celui des siens par un entêtement aveugle et un sot amour propre qui ne se trouve pas, hélas! que chez les paysans.

ÉPILOGUE.

Six ans se sont écoulés depuis que Pierre et Madeleine se sont si tristement séparés.

La maison de Brunet, si calme d'ordinaire, est remplie d'agitation. Plusieurs personnes du village entrent et sortent continuellement dans la cour. Deux ou trois domestiques paraissent tristes et affairés. Où sont donc les maîtres du logis? Entrons pour revoir ces trois personnes dont nous nous sommes déjà beaucoup occupés.

Dans une chambre, à côté de la cuisine, on entend un murmure de voix. Hélas! quelle triste vue! Voici le pauvre Brunet étendu sur un lit ; il est mourant. A son chevet, sa malheureuse femme sanglotte et se désespère; au pied du lit, son fils est à genoux et prie, le visage tout en larmes. Marguerite et Pierre n'ont plus d'espoir; le malade ne les recon

naît même plus. Il a reçu les derniers sacrements, et tous ces paysans que vous voyez-là, agenouillés sur le plancher de la chambre, récitent les prières des agonisants.

Brunet ne meurt pas de vieillesse. Il y a quelques jours seulement, il était plein de santé; mais en revenant d'une foire où il était allé avec Simon, il a eu très-chaud; son compagnon l'a fait arrêter dans un cabaret où tous deux ont bu d'un vin froid et glacé. C'est ce qui a conduit le pauvre Brunet où nous le voyons maintenant. Encore quelques heures et il sera ravi à la tendresse de sa femme et de son fils, qui sont deux honnêtes cœurs, dont la douleur sera sincère.

Brunet mourut en effet dans la nuit.

Nous pourrions, en retraçant ses funérailles, peindre encore quelques coutumes des paysans, mais tout cela serait bien triste, et nous nous bornerons à mentionner le grand repas de famille et d'amis qui se fit, selon l'usage, après l'enterrement, et auquel assistaient Marguerite et son fils qui en faisaient les honneurs, malgré leur chagrin.

Cel usage nous paraît une réminiscence des coutumes païennes dont on retrouve encore d'assez fréquentes traces dans nos campagnes. Quelques jours après la mort de son père, Pierre était allé chez le voisin Thomas et avait eu une longue conversation avec lui.

Pierre avait toujours une conduite calme et digne; il consolait sa pauvre mère et s'efforçait d'adoucir ses regrets. Un soir, ils étaient assis tous deux sur un banc placé devant leur porte; ils s'entretenaient du pauvre defunt, et pas un mot de blâme et de reproche ne sortait de leur bouche. Marguerite regardait son cher fils avec des yeux pleins de tendresse et presque d'admiration; enfin la bonne mère dit à son enfant :

Tu es un brave garçon, mon Pierre; je suis bien contente de toi, et si quelque chose peut me consoler de la perte que j'ai faite, c'est d'avoir auprès de moi un aussi bon fils. Cependant, je veux me séparer de toi pendant quelques jours; tu partiras demain avec notre voisine Jeannette; je lui ai parlé aussi, moi, et toutes deux nous voulons rendre nos enfants heureux. Va donc chercher Madeleine; elle t'aime toujours et tu l'as bien mérité. Tu reviendras ici avec elle et sa mère, et dans quelque temps j'aurai mes deux enfants auprès de moi.

Pierre se jeta au cou de la bonne Marguerite, et tous deux versèrent des larmes bien plus douces qu'amères.

Le lendemain, il partit avec Jeannette.

Une des illustrations, non-seulement du Jura et de la Franche-Comté, mais de la France, M. L. PASTEUR, d'Arbois, membre de l'Institut, veut bien adresser à notre Société, qui a l'honneur de le compter parmi ses membres, un travail remarquable concernant une des principales productions du pays, les Vins, et divisé en deux parties:

1° De l'influence de l'oxygène de l'air dans la vinification;

2o Des allérations spontanées ou maladies des Vins, particulièrement dans le Jura.

Nous allons insérer la première partie.

Le no prochain contiendra la seconde partie, renfermant une planche figurative, que l'auteur a gracieusement mise à notre disposition.

Etudes sur les Vins.— Première partie : De l’Influence de l'Oxygène de l'air dans la Vinifi. cation;

PAR M. L. PASTEUR.

(Extrait des Comptes-rendus des séances de l'Académie des sciences).

«Le vin est une des principales richesses agricoles de la France. Le sol, le climat, l'exposition dans un même sol, la nature des cépages, etc., sont autant de causes de modifications dans les qualités et même dans la nature propre du vin. C'est principalement à ces causes qu'il faut rapporter les nombreuses variétés de vins de notre pays. On ne changera point cela, et il y a intérêt à ne pas le tenter. Mais il est certain qu'un même moût de raisin, travaillé de diverses façons, peut produire bien des sortes et qualités de vins. En outre, les altérations des vins n'ont rien de nécessaire. On doit pouvoir les prévenir, puisqu'elles sont accidentelles. Il y a donc à faire une part assez large à l'expérimentation et à ses conséquences pratiques.

« J'ai tenté d'appliquer à l'étude de la vinification et des altérations des vins quelques-uns des résultats de mes recherches de ces dernières années. Les faits nouveaux auxquels je suis arrivé me paraissent de nature à provoquer des essais utiles, et j'ose espérer qu'à ce titre l'Académie les accueillera avec indulgence, malgré les lacunes qu'elle apercevra dans mon travail, comme je les aperçois moi-même.

« Ces lacunes sont peut-être inévitables, parce que dans un tel sujet le savant ne peut pas tout attendre de ses propres efforts. Lorsque ses expériences l'ont conduit à des vues particulières, il doit s'empresser de les communiquer au public, afin de les soumettre au contrôle d'essais industriels qu'il n'a guère les moyens d'effectuer lui-même.

« Je m'occuperai dans cette première communication de l'influence de l'oxygène de l'air dans la vinification.

«Tout le monde connaît l'ingénieuse expérience de Gay-Lussac, qui démontra ce que l'on avait depuis longtemps pressenti et énoncé sans preuves, que l'oxygène de l'air est nécessaire à la fermentation du moût de raisin. Le jus sucré du raisin renfermé dans les grains, encore réunis à la grappe qui les portait sur le cep, ne fermente pas. Il était dès lors facile de prévoir que l'air, et dans l'air l'oxygène, est nécessaire à la fermentation du moût de raisin.

«Gay-Lussac fit passer cette idée de la spéculation dans le domaine des faits positifs. Il en donna la preuve expérimentale. Après voir écrasé des grains de raisin sous une éprouvette renversée, pleine de mercure, il vit qu'ils ne fermentaient pas, soit seuls, soit au contact de divers gaz. L'addition d'une petite quantité de gaz oxygène déterminait au contraire la fermentation.

«En étudiant de plus près cette curieuse influence de l'oxygène dans la fermentation alcoolique du moût de raisin, j'ai constaté les faits sui

vants :

«< 1o Le moût de raisin ne renferme pas du tout de gaz oxygène en dissolution, et seulement de l'acide carbonique et de l'azote. J'ai opéré

sur des raisins d'espèces différentes, blanes ou rouges. Une expérience faite sur du moût de raisins blancs, aussitôt après l'action du pressoir, a donné, par litre de moût, 58 centimètres cubes de gaz ayant pour composition en centièmes :

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« 2o Si le moût est abandonné, même en grande surface, au contact de l'air, il ne s'oxygène pas. On n'y trouve, jusqu'à ce que la fermentation se déclare, que ces mêmes gaz acide carbonique et azote. Par conséquent l'oxygène de l'air se combine au fur et à mesure de sa dissolution avec des principes oxydables que renferme naturellement le jus du

raisin.

«3° Cette combinaison de l'oxygène de l'air avec le moût n'est pas tellement rapide, que l'on ne puisse avoir du moût tenant en dissolution du gaz oxygène pendant quelques heures. On atteint ce résultat en agitant le moût avec l'air, et en analysant les gaz dissous aussitôt après l'agitation.

« 5 litres de moût ont été agités dans une grande bouteille de 10 litres avec leur volume d'air pendant une demi-heure. 50 centimètres cubes de gaz extraits du moût un quart d'heure après l'agitation ont laissé 13 centimètres cubes de gaz non absorbables par la potasse, lesquels renfermaient 20 pour 100 de gaz oxygène.

« La même expérience répétée sur le même moût, en laissant reposer le liquide pendant une heure, après l'agitation avec l'air, n'a plus fourni que 6 pour 100 d'oxygène dans le gaz privé d'acide carbonique.

« Enfin, en laissant du moût dans une bouteille bien bouchée en contact avec son volume d'air (à une température de 10 degrés, afin de retarder la fermentation), l'air de la bouteille renfermait, au bout de 48 heures, près de 3 pour 100 de gaz carbonique, et 14 pour 100 de gaz oxygène seulement. On avait agité à deux reprises le moût avec l'air pendant une demi-heure. Chaque litre de moût avait donc absorbé environ 70 centimètres cubes de gaz oxygène.

« La combinaison de l'oxygène de l'air avec le moût modifie sa couleur. Le moût de raisins blancs, à peu près incolore dans le grain et au moment du pressurage, devient jaune-brun en passant par les états intermédiaires. Le moût de raisins rouges renferme également des matières incolores qui brunissent par le contact de l'air. Enfin l'odeur du moût récent, qui est faible et a quelque chose de vert, prend peu à peu, s'il n'est pas filtré, une odeur agréable, éthérée, au moment où la fermentation commence, et cette odeur paraît être en rapport avec une aération lente du moût.

« Mais ce qu'il importe peut-être davantage de remarquer, au point de vue des applications, c'est l'influence considérable de l'aération sur la fermentation du moût.

<< Laisse-t-on le moût exposé au contact de l'air en grande surface pendant plusieurs heures, ou l'agite-t-on avec de l'air, opération facile à pratiquer à l'aide d'un soufflet dont la douille est munie d'un tube qui

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