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LITTÉRATURE.

Simples Récits de Village,

PAR Mme DE JUSSIEU, DE CHAMBÉRY.

(Suite).

CHAPITRE VII. ENCORE SIMON.

Pierre Brunet, dans son désespoir, avait tenté une démarche auprès de Simon. Certes, il lui en avait coûté beaucoup de demander quelque chose à cet homme qu'il détestait et qu'il méprisait; mais que ne fait-on pas quand on aime! Pierre avait donc essayé de faire entrevoir au dangereux conseiller de son père, combien ce malheureux procès allait causer de chagrin à sa mère et à lui, Pierre, qui voulait épouser la fille de l'adversaire de son père; il lui avait démontré que cela mettrait beaucoup de gêne dans la famille de Thomas, si celui-ci venait à perdre, et que de toute manière cela briserait un mariage projeté depuis longtemps. Il le priait enfin de détourner le père Brunet de sa funeste résolution, ajoutant que Marguerite qui connaissait l'influence de Simon sur l'esprit de son mari, lui serait fort reconnaissante s'il voulait lui rendre ce service.

Simon, en vrai fourbe qu'il était, avait répondu qu'il ne demandait pas mieux que de les obliger, mais que le père Brunet avait cette idée de procès dans la tête et qu'il ne pensait pas pouvoir la lui ôter, et qu'alors il ne croyait pas devoir refuser ses conseils et son aide à un ami.

son œuvre.

La démarche de Pierre avait donc été vaine et Simon avait continué - Je suis bien embarrassé, disait-il à Brunet; je n'ai pas envie de me mêler de vos affaires. Je vois bien que votre femme et votre fils ne sont pas de notre avis; ils m'accusent de vous donner de mauvais conseils; ils m'en veulent beaucoup. Cependant je vous demande quel est mon intérêt dans tout ceci? Je n'en ai aucun; c'est le vôtre que je considère; je vois toute la raison et tout le bon droit de votre côté, et vraiment quand ce ne serait que pour empêcher votre fils de songer à Madeleine et de faire un si mauvais mariage, lui qui n'a qu'à choisir parmi tous les bons partis, je crois que vous feriez bien de plaider et par ce moyen de vous brouiller tout-à-fait avec Thomas.

On peut s'imaginer que Brunet goûtait fort ces discours. Le procès était donc commencé et il en attendait l'issue avec anxiété. Simon était également impatient du succès. Il lui était très-agréable d'aller prendre souvent ses repas chez son ami, de se faire mener par lui au cabaret et d'y faire maintes libations et maints régals aux frais du plaideur, tout en causant de ses affaires. Il lui était très-utile aussi d'emprunter souvent de l'argent à ce pauvre père Brunet, qui pourtant n'était pas prêteur de sa nature, mais qui ne savait rien refuser à son avocat,

c'est

ainsi qu'il appelait Simon; et puis ne fallait-il pas payer un peu toutes les consultations?

Et si Brunet gagnait son procès, quelle reconnaissance n'aurait-il pas pour ce cher avocat?.... Assurément, cette reconnaissance rapporterait bien davantage que celle de Pierre et de sa mère.

On comprend parfaitement pourquoi cet honnête Simon s'était si bien insinué dans l'esprit de celui qu'il faisait penser et agir à son gré.

CHAPITRE VIII. LA NUIT DE NOEL.

Il faisait très-froid; la terre était couverte de neige, et tous ces villageois qui, deux mois auparavant, étaient répandus dans les champs, se tenaient maintenant enfermés dans leurs demeures, car il leur était impossible de faire aucun travail hors de chez eux.

Après avoir confié à la terre leur espoir et leur nourriture pour l'an prochain, ils laissaient au grand travail de sa fécondité le soin de faire germer les blés et tout ce que renfermait son sein; puis, simples spectateurs, ils voyaient avec plaisir la divine Providence étendre la neige sur leurs champs pour les préserver des grands froids, et, en attendant le réveil de toute cette nature qui paraissait dormir, ils se reposaient de leurs fatigues et prenaient des forces pour de nouveaux travaux. Cependant ils ne restaient pas tout-à-fait inactifs. Le pourraient-ils, ces robustes travailleurs dont la vie n'est qu'un labeur perpétuel? Non, non ils s'occupent toujours. Voyez-les qui réparent les instruments aratoires. Ils ne sont plus laboureurs, les voici menuisiers, tonneliers, maçons même, car c'est à cette époque de l'année qu'ils font des réparations à leurs maisons, qu'ils en recouvrent la toiture; ou bien encore, dans certaines provinces, ils battent le blé dans les granges. Les femmes font des ouvrages de couture dont elles ne peuvent guère s'occuper en été quand leur présence dans les champs est nécessaire; aussi est-ce en hiver que ces laborieuses ménagères cousent, filent et tricottent dans la journée et une partie de la soirée.

C'était la veille de Noël, qui est une grande solennité pour les campagnes. Plus les paysans sont éloignés des villes, plus on retrouve chez eux l'antique foi de leurs pères, les vieilles coutumes, les anciens usages et les pieuses traditions. C'est que l'esprit sceptique et railleur qui gagne les classes ouvrières de nos cités, n'a pas encore pénétré au milieu de ces populations, qui seront toujours bien plus heureuses tant qu'elles conserveront le seul frein qu'on puisse mettre à leurs passions, et la seule vraie consolation des misères de la vie, c'est-à-dire l'esprit religieux.

Dans chaque habitation, on faisait donc cette sainte veillée de Noël et l'on se préparait à cette fète, l'une des plus grandes du Catholicisme. En attendant la messe de minuit, on priait ou l'on chantait des cantiques ou quelques vieux noëls appris par les grands'mères, récits remplis parfois d'une naïveté et d'une grâce charmantes. Les mères de famille préparaient, pour le joyeux réveillon, des gâteaux, des galettes et autres friandises rustiques; on avait couché les tout petits enfants, et ceux d'un àge un peu plus avancé veillaient, ravis d'assister à la messe et de

souper ensuite. Bien qu'il fit très-froid, grands et petits semblaient ne s'en préoccuper nullement, et plusieurs se réjouissaient à la pensée de courir dans la neige par le beau clair de lune qu'il faisait.

Pierre, Madeleine et leurs familles avaient l'habitude de veiller les uns chez les autres cette nuit-là. Ils allaient ensemble à la messe, puis faisaient réveillon tantôt chez Brunet, tantôt chez le voisin Thomas. Nos deux pauvres jeunes gens étaient, ce soir-là, tristes et séparés; tout pleins des joyeux souvenirs des années précédentes, ils songeaient, hélas! à la différence de leur situation présente, et ces pensées la leur rendaient bien plus douloureuse. Ils s'étaient vus un instant dans la journée et s'étaient promis de se revoir le soir avant la messe.

Depuis longtemps Pierre cherchait à sortir, mais son père avait constamment les yeux sur lui, et il n'aurait pas manqué de rôder autour de la maison pour surprendre son fils dans un acte de désobéissance. On eût dit même que ce soir-là il avait deviné le projet de Pierre. Las, cependant, de ne pas voir la moindre gaieté chez lui et de n'être entouré que de visages mécontents, le vieux Brunet sortit, et, quelques instants après, Pierre en fit autant.

Déjà l'on entendait au loin la voix des habitants des hameaux voisins qui se rendaient à l'église en chantant. Sur le bord de la route sur laquelle s'ouvraient les deux maisons de Thomas et de Brunet, entre deux énormes chênes dont les branches s'étendaient toutes couvertes de neige, on aurait vu alors nos deux amoureux réunis. Comme tout était triste autour d'eux! La lune éclairait de ses pâles rayons toute cette nature enveloppée dans son linceuil; on entendait les cloches qui appelaient les fidèles à la messe, mais une partie de leurs joyeux carillons étaient emportés par le vent, et parfois seulement, un tintement isolé arrivait à l'oreille comme une plainte mystérieuse.

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Nous n'oserions affirmer que nos deux jeunes gens comprenaient toute la mélancolic du tableau qu'ils avaient sous les yeux, mais cependant leurs cœurs déjà tout remplis de tristesse devaient encore subir cette influence extérieure; ils étaient là, l'un devant l'autre, se regardant sans dire un mot et paraissant en proie à une douloureuse émotion. Madeleine, dit enfin Pierre, j'ai voulu te voir ce soir pour t'assurer que mes intentions sont toujours les mêmes; dans deux ou trois jours nos deux pères vont se rendre à l'audience pour entendre juger leur procès; si le tien gagne, j'ai grand peur de ne pouvoir fléchir le mien et le faire consentir à notre mariage, mais si mon père est vainqueur, il sera si content que j'ai encore un peu d'espoir; quant à toi, il faudra aussi persuader le tien.

Ce sera moins difficile, reprit Madeleine, mais je n'ai guère bonne espérance, je ne sais pourquoi, mon pauvre Pierre. J'ai beau prier Dieu, il me semble qu'il n'est pas pour nous.... Puis, la pauvre fille pleurait..... - Ma chère Madeleine, reprends un peu de courage, disait Pierre qui ne paraissait guère en avoir. Tu sais combien je t'aime; aie confiance, nous finirons bien par nous marier. Quand nos parents verront que c'est bien notre volonté, ils céderont, sois en sûre, mais il faut nous quitter, j'entends marcher près de nous. Je vais me rendre à l'église avec ma mère qui voudrait de toi pour sa fille. Adieu, ne te fais pas

trop de chagrin et prie Dieu pour nous.

Adieu, Pierre, dis bien à ta mère que je la remercie de la bonne amitié qu'elle a pour moi.

Il fallut en effet se séparer, car la mère de Pierre était sur le seuil de sa porte et attendait son fils; tous deux se joignirent à quelques familles qui passaient devant chez eux et se rendirent avec elles au service divin. Les messes de minuit sont solennelles et parfois magnifiques dans nos villes, et les cœurs vraiment chrétiens aiment ces splendeurs de la religion. Ils comprennent toute la poésie de cette pensée de se réunir au milieu de la nuit, dans un temple étincelant de lumières et tout parfumé d'encens; ils sont émus par les voix mystérieuses de l'orgue, par les chants des fidèles qui célèbrent ainsi et par toute cette pompe, l'humble petit enfant qui naissait, à pareille heure, il y a bien des siècles, dans une pauvre étable. Le temps des mystérieux abaissements est passé pour l'Enfant-Dieu auquel nous offrons ce que nos cœurs ont de plus pur, ce que nos temples ont de plus magnifique.

Mais la ferveur du chrétien sincère est parfois troublée par la foule des indifférents et des curieux dont la présence vient attrister cette sainte solennité, et l'on est peiné de retrouver les bruits et l'aspect du monde, quand on ne voudrait avoir dans la pensée que les divins mystères de la crêche.

Il y a plus de poésie et de sainte harmonie, selon nous, dans la messe de minuit au village.

Au milieu des champs et entouré de pauvres demeures, s'élève un temple modeste. Ordinairement, il n'est éclairé que par la lampe solitaire, mais pendant cette nuit à jamais mémorable, il s'illumine tout-àcoup; bientôt le silence est interrompu; on entend un bruit confus de voix au dehors ce sont, comme autrefois, des bergers et des laboureurs qui viennent adorer le Sauveur du monde.

Là, point de magnificence, point de musique harmonieuse, mais de rustiques chants qui disent dans un simple langage: «Il est né le divin Enfant. » S'il se rencontre, dans cette foule de pauvres gens, quelques méchants cœurs, quelques incrédules, ils gardent le silence et n'osent se faire remarquer par leur mauvaise tenue. Puis, quand le service divin est achevé, tous se retirent et vont célébrer chez eux leur joie, tout comme s'ils avaient entendu les anges leur annoncer la bonne nouvelle. Cette sainte nuit ne sera point terminée par des orgies, comme cela arrive quelquefois dans les villes, car, nous le répétons, dans les campagnes, ceux qui auraient ce coupable désir n'oseraient s'y livrer dans un pareil jour. Heureuses les populations chez lesquelles on respecte encore la foi d'autrui quand on ne la possède pas !

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Comme l'avait dit Pierre, quelques jours après Noël, son père se rendait à la ville pour entendre juger son procès, et il s'y était fait accompagner de l'indispensable Simon.

De son côté, Thomas n'était point allé seul, mais avec quelques-uns de ses amis.

Les deux familles attendaient avec anxiété le résultat des plaidoiries, et dans la soirée de ce fameux jour, on voyait à chaque instant, chez Brunet, la mère Marguerite, et chez Thomas, l'impatiente Jeannette, qui allaient sur le seuil de leurs demeures pour tâcher d'apercevoir au loin, sur la route, leurs maris.

Madeleine et Pierre n'avaient pas l'air d'attacher une grande importance au gain ou à la perte de ce procès. Ils étaient tous deux d'une tristesse sombre et concentrée. Leur caractère doux et tranquille était en même temps d'une fermeté inébranlable; on ne les voyait point s'agiter et répandre au dehors leurs chagrins, mais leur visage exprimait bien l'état de leur cœur. Pierre savait souffrir silencieusement, et Madeleine faisait tous ses efforts pour cacher les larmes qu'elle versait parfois.

Mais bientôt sur la route, on voit Brunet et Simon qui reviennent en se donnant le bras. Leur démarche n'est pas très-assurée, et leur attitude annonce qu'ils ont fait de nombreuses libations dans tous les cabarets qui se sont trouvés sur leur passage. Ils avancent, les voici.

Simon aperçoit Marguerite et crie triomphalement de toutes ses forces: :- Nous avons gagné ! ne vous avais-je pas dit que nous gagnerions!.... Direz-vous maintenant que je donne de mauvais conseils? - Oui, femme, le bon droit a gagné, ajoute Brunet d'un air vainqueur; entrons et faisons tous un bon souper pour nous réjouir.

Marguerite ne sait trop si elle doit être triste ou contente. Elle ne peut cependant être fâchée du succès de son mari, mais elle sait que ce procès a causé tant de chagrins à son cher Pierre et doit lui en causer tant encore, que son cœur se serre d'effroi. Elle s'empresse donc de Allons, allons, c'est bien, et elle exécute les

rentrer en murmurant : ordres de son mari.

Pierre, en entendant les éclats de voix de son père, a tout compris, et quand ce dernier lui annonce son bonheur, il se contente de répondre: Tant mieux pour vous, mon père.

-

Hélas! voici Thomas qui s'achemine vers son logis, l'air morne et la tête baissée. Ses amis s'efforcent de ranimer son courage abattu et lui donnent les consolations d'usage : Allons done, Thomas! mais vous n'êtes pas ruiné pour un procès perdu. Ce sont de ces choses qui arrivent à plusieurs; il faut prendre votre parti en brave; tout n'est pas perdu pour vous, etc.

En entrant chez lui, Thomas trouve toute sa famille consternée.

Jeannette a déjà entendu les clameurs joyeuses de ses adversaires et elle en a facilement conclu que son mari a perdu; aussi la pauvre femme est-elle au comble de l'exaspération. Son chagrin s'exhale en injures de toute espèce contre le tribunal, la loi, les juges et les avocats auxquels elle donne tous les noms de mépris et de haine que la colère lui inspire. A l'entendre, ce ne sont que des misérables, des imbéciles qui se sont laissé tromper par Simon et acheter par Brunet.

Les paysans ont bien souvent recours aux tribunaux pour faire juger leurs querelles et terminer leurs débats, mais ceux qui perdent ne croient jamais que c'est parce que leur cause est mauvaise; ils sont toujours persuadés que les juges ont subi quelqu'influence et que leur juge

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