Page images
PDF
EPUB

moi, pour examiner les lieux. La pièce où nous étions était, je pense, la seule de la maison, car, sur un tout petit buffet, on voyait quelques ustensiles de ménage arrangés avec soin, et au fond était le lit, presque entièrement caché dans de grands rideaux en indienne d'un bleu foncé. Mais ce qui me frappa le plus, ce fut une petite table recouverte d'une nappe blanche, qui se trouvait au pied du lit. Au milieu de la table était placée une petite corbeille en jonc, sur laquelle était posée une couronne de grosses roses blanches bien fanées ; d'un côté de la corbeille était un livre, et de l'autre un chapelet. Au-dessus de la table et cloués au mur, on apercevait un grand crucifix de bois noir et un bénitier en faïence blanche. A la vue de cet espèce d'autel et de ces pauvres vieux objets, qui paraissaient être de pieux souvenirs, mon cœur se serra douloureusement, et, par une de ces pensées qui jaillissent soudain et qui sont comme les instincts sympathiques et mystérieux de notre âme, je me dis: voici le secret de la vie de Samuel, et peut-être aussi la cause de sa folie.

Mes yeux étaient encore fixés sur la table lorsque le vannier rentra. Il suivit la direction de mon regard, et une espèce de sourire triste et doux vint errer sur ses lèvres. Je me mis bien vite à examiner les corbeilles et les quelques paniers qu'il nous montrait : tous étaient trop grands et trop lourds pour nous. Ne pourriez-vous pas nous en faire de plus légers, lui dis-je?

Si vraiment, Mademoiselle; vous n'avez qu'à m'expliquer comment vous les voulez.

Après lui avoir indiqué ce que nous désirions et avoir recommandé à Samuel de s'en occuper le plus tôt possible, il nous répondit : la semaine prochaine j'irai vous les porter.

Non, non, répliquai-je, nous viendrons les chercher. C'est une jolie promenade pour nous que de venir à T*** : nous trouvons votre village charmant et nous serons contentes de le revoir.

Vous trouvez le pays beau, dit Samuel d'un air surpris et en fixant sur moi ses grands yeux?

Très-beau! ces bois sont magnifiques, et nous aimons la vue de ces montagnes. Votre maison aussi est admirablement situé; est-ce vous qui l'avez batic?

Oui, Mademoiselle. Les habitants de T*** se sont bien moqués de moi quand je l'ai commencée! Ils prétendaient que je voulais me faire manger par les loups, en me logeant ainsi à l'écart et si près des bois.

C'est que peut-être ils en auraient peur s'ils étaient à votre place, fit Marthe, et elle ajouta : Est-ce que vous n'avez jamais ressenti la moindre frayeur en vivant seul et isolé comme vous le faites? - Jamais, Madame. Et de quoi aurais-je peur? Des loups? Mais quand je suis renfermé chez moi, ils ne peuvent m'atteindre, et puis, n'ai-je pas un bon fusil? Du reste, je n'en ai jamais aperçu un seul. Quant aux voleurs, ils savent bien qu'ils ne trouveraient pas une fortune chez moi. Je ne pourrais done avoir peur que du vent quand il fait entendre ses grandes plaintes dans les bois, mais lorsqu'on est triste, est-ce qu'on aime ce qui est gai?... Cela me fait du bien, à moi, d'entendre le vent pleurer, et tenez, dit encore Samuel en secouant la tète, je suis bien sûr qu'ils vous ont dit, dans le village, que je suis un pauvre fou! -Oh! pouvezvous supposer de pareilles choses, fis-je en l'interrompant? - Mon

[ocr errors]

Dieu, Mademoiselle, reprit le pauvre homme, ils ne se gènent pas pour le dire. Quand je traverse le village, est-ce que je ne lis pas aussi dans leurs yeux qu'ils pensent cela de moi je n'ai qu'à faire attention à l'air avec lequel ils me regardent et m'examinent.... Et tout cela, parce que je ne vis pas comme eux. Je ne serais pas étonné non plus qu'ils vous aient dit mille choses extraordinaires sur mon compte, et même qu'ils vous aient envoyées ici pour me voir et vous amuser de moi.

Samuel paraissait profondément affligé et blessé en nous disant cela; il me fit de la peine et je lui répondis d'une voix émue: Si on nous eût parlé de vous comme vous le pensez, nous aurions répondu que nous n'avions l'habitude de nous moquer de personne, et surtout de ceux qui paraissent souffrir, et dès que je vous ai vu, ajoutai-je en le regardant à mon tour, j'ai compris que vous étiez malheureux, et sans connaître la cause de vos peines, je vous ai plaint aussitôt, car je respecte toutes les douleurs. Merci, merci, Mademoiselle vous me faites du bien, dit Samuel. Vous avez un bon cœur, et puis vous avez de l'instruction : vous avez vu et vous savez plus de choses que ceux de nos campagnes qui s'étonnent de tout; mais si l'on ne vous a pas déjà raconté que je suis fou, on vous le dira; oui, oui, ils vous le diront, fit-il en s'animant, j'en suis sûr; aussi il me prend envie de vous confier pourquoi je mène une si triste vie. Vous serez les scules personnes à qui j'aie parlé de toutes ces choses-là, excepté à M. le curé, et encore je n'ose pas tou-' jours lui dire en confession toutes les idées qui me viennent souvent; j'ai essayé une fois et il m'a répondu : « Il faut chasser ces pensées, Samuel, et ne pas rester seul comme vous le faites. Vous devriez vivre dans le village, comme les autres, ou bien vous marier....» Vous allez voir si je puis me marier! Mais peut-être, ajouta-t-il en s'arrêtant et en nous regardant d'un air inquiet, peut-être vous ne voudrez pas m'entendre parce que je vous ennuierai?

Parlez, parlez, lui dis-je vivement, et soyez assuré que vous nous intéresserez beaucoup et que nous plaindrons vos chagrins de toute notre âme. Ce que je lui disais là était vrai. J'avais si ardemment désiré connaître son histoire que j'étais ravie de ce qu'il nous proposait de nous la conter.

Samuel parut persuadé de notre intérêt; il se recueillit un instant, et, d'une voix triste et lente, il nous dévoila sa vie. En arrivant chez moi j'écrivis son récit : le voici absolument tel qu'il m'a été fait :

« J'ai été orphelin de bonne heure. Une sœur de mon père, qui était une vieille fille et qui possédait quelque bien, me prit chez elle et m'éleva aussi tendrement que si elle avait été ma mère. J'ai été bien heureux quand j'étais enfant. Lorsque je regarde autour de moi tout ce pays où j'ai tant couru, tant sauté, ces montagnes où je gardais les chèvres de ma tante, tout en apprenant à tresser des paniers, ou bien en chantant ou en cherchant des petits oiseaux dans leurs nids; quand je vois tout cela et que je me trouve si malheureux, il me semble que ce n'est pas moi qui était si gai et si content autrefois.

Quand j'eus quinze ans, une autre sœur de mon père, qui était placée dans une grande ville, se cassa une jambe et devint tout-à-fait infirme. Alors ma bonne tante la fit venir chez elle pour la soigner et l'aider à vivre; mais elle me dit: mon pauvre Samuel, je ne suis pas assez riche

pour te garder avec moi, maintenant que je vais avoir ma sœur à nourrir. Il m'en coûte beaucoup de me séparer de toi, mais puis-je faire autrement? Tu es fort maintenant, tu peux gagner ta vie. Je t'ai trouvé une place de berger dans un village qui n'est pas loin d'ici; je connais ceux qui vont devenir tes maitres; ce sont de braves gens chez lesquels tu seras très-bien, je t'y conduirai dès que ma sœur sera arrivée. A cette triste nouvelle, je me mis à pleurer et à me désoler; c'est que j'étais si bien chez ma tante! Je l'aimais comme si elle avait été ma mère; elle pleurait aussi, ma pauvre tante, et tàchait de me consoler en me disant que nous nous verrions souvent, que je serais toujours son enfant et que tout son bien serait un jour pour moi. Mais j'avais trop de chagrin pour que toutes ces bonnes paroles aient pu me l'adoucir.

Il fallut bien partir quand ma tante fut à la maison; je ne vous dirai pas comme je fus long à m'habituer chez mes maîtres et comme j'ai souffert; je veux vite arriver à un autre temps de ma vie où je redevins heureux.

En gardant mes vaches dans les prairies, je rencontrais souvent une petite bergère qui était de mon age et qui s'appelait Maric; elle vivait chez sa mère qui était veuve depuis longtemps et qui travaillait de toutes ses forces pour se nourrir, ainsi que son enfant. Marie menait paitre une vache et quelques chèvres appartenant à sa mère; c'était une petite fille bien douce et bien sage, qui ne s'amusait point à babiller sans s'inquiéter de son petit troupeau; elle était bien raisonnable et elle avait un cœur, oh! un cœur comme on en rencontre bien peu. Elle me consolait quand je pleurais d'avoir quitté ma tante, et, au lieu de se moquer de moi comme les jeunes garçons de mon age, qui riaient en disant que je pleurais comme une fille, elle, la bonne Marie, finissait toujours par calmer mon chagrin et par me forcer à jouer avec elle.

Au bout de quelque temps, je finis par m'habituer à ma nouvelle vie. Je repris du goût pour mon travail; mes maîtres étaient contents, ma tante aussi, et moi, quand je pouvais me trouver avec Marie, je ne désirais plus rien. Mais en grandissant nous nous aimâmes de tout notre cœur, et quand j'eus dix-neuf ans et elle dix-sept, j'étais son amoureux et elle était ma promise. Il était conveuu que plus tard nous nous marierions ma tante et sa mère voulaient bien nous le permettre. Elle était bien jolie, Marie! Elle n'avait pas les manières hardies et le langage grossier des autres jeunes filles des campagnes; elle était bien modeste et bien pieuse. Un jour de Fête-Dieu, on lui avait donné une belle robe blanche et une couronne de roses blanches pour aller à la procession: elle vint toute joyeuse me conter cela et me dire: Samuel, il faut que tu me fasses une jolie petite corbeille pour mettre les feuilles de roses que je jetterai devant le St-Sacrement. Je fis la corbeille, et quand je vis passer Marie à la procession, il me sembla que c'était un ange du bon Dieu.

Mais le bonheur ne me durait pas : quand vint la conscription, j'eus un mauvais numéro. Comment vous raconter mon désespoir et celui de Marie!... Je ne le pourrais pas. Il me semble que j'y suis encore et le cœur me manque... » Samuel s'était arrêté. Il avait mis sa tête dans ses mains: quand il la releva, deux grosses larmes descendaient le long de ses joues. Enfin, il parut faire un effort immense et il continua :

Marie promit de m'attendre et de n'avoir jamais d'autre mari que moi, et je partis, laissant la pauvre enfant bien triste et ma tante bien désolée de ne pouvoir m'empêcher d'être soldat.

C'était pour moi un dur métier que celui de soldat. Ce n'étaient point l'obéissance et la discipline qui m'étaient pénibles, mais malgré tous mes efforts et mes bonnes résolutions, je ne pouvais m'empêcher de penser constamment à mon pays, à ma vieille tante et à ma chère Marie. En arrivant au régiment je me mis à apprendre à écrire. J'avais déjà commencé étant enfant, puis je n'avais pas eu le temps de continuer; mais pour pouvoir donner de mes nouvelles à celle que j'aimais tant, je m'appliquai tellement que je fus bientôt en état de lui écrire. Je le faisais bien souvent. Elle me faisait répondre aussi et c'était une grande consolation pour moi. Cependant, j'ai été plusieurs fois malade de chagrin.

On a beau souffrir, être bien malheureux et trouver le temps long, il passe néanmoins. Au bout de six ans, je reçus une lettre qui m'apprenait la mort de ma pauvre tante, qui me laissait tout ce qu'elle possédait, ainsi qu'elle me l'avait promis; mon autre tante était morte depuis longtemps déjà. En apprenant la cruelle perte que je venais de faire, j'eus tant de chagrin que je tombai malade et que l'on me donna un congé de convalescence. Je partis donc un peu consolé par la pensée de ne plus revenir au régiment, car mon temps était presque fini. Oh! comme la route me parut longue, et comme il me tardait de revoir ma chère Marie! Il ne me restait plus qu'elle à aimer sur la terre. En approchant de mon village, j'étais si heureux, si heureux, que mon cœur était comme un vase trop plein et qui déborde; je chantais, je riais tout seul; oh! j'étais fou alors, fou de joie! En entrant au village, la première personne que je rencontrai me regarda d'un air si triste que cela me frappa; un peu plus loin, c'était encore un autre visage qui paraissait consterné de me voir si content : j'eus peur. Enfin, je vois un de mes amis que je cours embrasser et qui me dit d'un air embarrassé : Mon pauvre Samuel, tu vas avoir bien du chagrin : Marie est bien malade. Marie est malade, m'écriai-je, et sans en écouter davantage, je me mets à courrir de toutes mes forces vers la maison de ma fiancée. Oh! mon Dieu, mon Dieu, qu'est-ce que je vis en entrant?.... Marie, ma pauvre Marie, étendue morte sur le lit; on allait l'ensevelir avec sa couronne blanche et sa petite corbeille que je lui avais faite autrefois.......... Déjà on avait posé la couronne sur sa tête.... >>

En achevant ces mots, la figure de Samuel prit une expression de douleur si sombre et si déchirante, qu'émue déjà par son triste récit, je me mis à pleurer. Au bout de quelques minutes, il sanglotta aussi, et cela parut le calmer et lui faire du bien. Il reprit alors d'une voie sourde et brisée :

« .....Dieu n'a pas voulu me faire mourir dans ce cruel moment : je le lui ai bien demandé cependant, je le lui demande encore tous les jours, car la vie m'est devenue insupportable. Je suis resté longtemps, bien longtemps, comme un homme qui n'a plus d'âme; j'allais, je venais, je mangeais, je dormais, comme font les animaux, sans penser à rien. Enfin, je me suis réveillé et ce n'a été que pour me rappeler ce que j'avais perdu. J'ai vendu les quelques terres et la petite maison que ma

:

tante m'avait laissées, puis je me suis bâti cette pauvre demeure où je puis être seul à mon gré. Quand je ne travaille pas, je me mets à genoux devant cette table que vous voyez là; j'y ai mis tout ce qui me reste de ma pauvre Marie la corbeille et la couronne qui étaient sur son lit de mort et que j'ai gardées; et là, je prie Dieu et Marie, car c'est une sainte au ciel, et de là-haut, elle me voit et elle m'entend!... Si vous saviez comme souvent elle m'a parlé quand j'étais bien triste, bien triste et que j'avais beaucoup pleuré. Oh! comme sa voix était douce, et quelle me disait de belles choses!...

Vous comprenez bien, Mademoiselle, que je ne puis pas l'oublier, que je ne puis plus être heureux sur cette terre; et l'on voudrait me faire marier, et parce que je ne le veux pas, parce que mon chagrin dure toujours, ils disent que je suis fou! ils ne comprennent donc pas que j'ai toujours là, devant les yeux, ma pauvre Marie, morte, morte avant que j'aie pu lui dire adieu! Oh! si l'on savait tout ce que je pense, tout ce que je sens, on dirait bien plus encore que je suis fou. Mais eux, ils paraissent n'avoir point de cœur, ils perdent leurs enfants, leurs mères, leurs femmes, et un mois après, il semble qu'ils ne s'en souviennent plus. On oublie tout, dans ce monde; on voit tout mourir autour de soi et l'on rit toujours. Moi, quand vient l'automne et que je vois ces pauvres feuilles, qui étaient si vertes et si belles au printemps, sécher et tomber sur la terre, je ne puis m'empêcher de pleurer, et je n'ose pas marcher sur elles il me semble que je vais leur faire du mal. Il y a dix ans que j'ai perdu Marie; je la regrette comme si c'était hier que je l'aie vue mourir; aussi, voyez, je n'ai pas quarante ans et je parais bien vieux; mais, n'est-ce pas, Mademoiselle, que je ne suis pas un fou?.... »

:

En disant cela, le pauvre vannier attachait sur nous son long regard et semblait attendre d'un air inquiet notre réponse. Non, non, Samuel, vous n'êtes pas fou, lui dis-je bien vite; mais vous ne ressemblez pas aux autres hommes, et il ne faut pas leur en vouloir s'ils ne vous comprennent point.

Tous n'ont pas des cœurs comme le vôtre; ils en sont bien plus heureux, car ils ne souffrent pas autant. Vous qui ne pouvez oublier, vous ètes bien malheureux et bien à plaindre; soyez persuadé que nous comprenons votre chagrin, que nous n'en rions certes pas, et que nous prierons Dieu pour qu'il vous l'adoucisse.

Vous avez bien raison de croire que celle que vous aimez toujours est au ciel; c'est là qu'elle vous attend et qu'elle vous garde une place auprès d'elle; mais vous le savez, Dieu veut qu'on ait de la résignation et qu'on sache porter sa croix, comme il a porté la sienne. Attendez donc patiemment qu'il vous rappelle à lui, et ne vous désolez pas trop. Samuel m'écoutait religieusement, et il me répondit en souriant triste

ment:

« Comme vous parlez bien, Mademoiselle; si je n'avais trouvé autour de moi que des personnes comme vous, je ne me serais pas sauvé de mon village, et je serais resté près de tous, mais pas un ne pense et ne parle comme vous. »

Nous nous séparâmes du vannier; je l'ai revu quelquefois, et je n'ai jamais remarqué en lui le moindre signe d'aliénation mentale. Le pauvre garçon paraissait toujours profondément blessé de ce qu'on le

« PreviousContinue »