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et sa mère à l'âge de dix ans. La petite orpheline avait été admise dans un pauvre couvent, où s'élevaient les enfants du village dans lequel il était situé, et qui l'avait reçue par charité. Les bonnes sœurs lui apprirent à lire, à coudre, à filer; puis elles lui donnèrent l'amour du travail et de la prière. Marianne se ressentit toujours de cette pieuse éducation, et dans le cours d'une vie pénible et agitée, dans bien des circonstances difficiles pour toute femme, les bonnes leçons des religieuses lui furent bien utiles.

Elle sortit du couvent à seize ans, pour demeurer chez une tante. Au bout d'un an, elle se mariait à un brave garçon, pauvre comme elle, qui l'avait aimée pour sa douce figure, son maintien modeste et pour sa bonne réputation, car Marianne était bien connue dans le village; les religieuses qui l'avaient élevée n'étaient point cloîtrées elle-même sortait très-souvent, allait dans les champs garder le petit troupeau du couvent et aidait les sœurs dans tous leurs travaux. On avait toujours remarqué l'air intelligent et sage de la petite fille qui filait constamment en gardant ses vaches et ses chèvres, ou bien qui, le dimanche, cueillait de belles fleurs, se faisait des couronnes de bluets, écoutait chanter les oiseaux et leur répondait en chantant des cantiques.

Les fleurs et les oiseaux, ce que la nature a de plus délicieux, avaient toujours été la passion de Marianne. Je l'ai connue quand elle n'était plus jeune elle avait encore conservé tous ses goûts simples et poétiques, malgré bien des misères, bien des souffrances, car sa vie avait été triste. Au bout de deux ou trois ans, son mari était devenu brutal! La pauvre femme était douce et pure comme une jeune fille, mais la passion ne raisonne pas. Pauvre Marianne, pour adoucir ses souffrances, elle ne songeait qu'à travailler et à élever sa petite famille. Tous les goûts de sa jeunesse s'étaient conservés, malgré les pénibles travaux, les petits enfants à nourrir, les reproches et les mauvais traitements du mari, et Marianne, veuve et âgée, me parlait encore des grands bois où l'on entend un bruit de vent qui berce et qui endort; du soleil qui se couche si beau derrière les montagnes; des gais petits oiseaux qui chantent si bien le printemps, et des fleurs qui sont si belles et si embaumées; et elle me montrait quelques pots de fleurs dans sa pauvre demeure, en me disant : « J'aime toujours à les voir, mais leur bonne odeur est perdue pour moi, Madame; depuis deux ans, je ne sens plus rien. Oh! que cela me prive! Quand cette infirmité m'est arrivée, j'ai pensé que j'avais trop aimé les fleurs, toute ma vie, et que Dieu, en m'ôtant l'odorat, voulait me montrer qu'il ne faut pas trop s'attacher ici-bas, même aux choses les plus permises. >>

Marianne m'a conté bien des évènements de sa vie, et toujours avec une grande simplicité, mais en même temps il s'y glissait toujours des réflexions bien peu ordinaires aux femmes de sa classe, et qui eussent été bien placées dans le récit d'une femme du monde. J'ai trouvé dans ce cœur si peu développé par l'instruction, et qui avait dû certainement se rétrécir au milieu du cercle dans lequel il avait vécu, j'y ai trouvé, dis-je, une grande sensibilité et beaucoup de facultés contemplatives et poétiques.

Je voudrais pouvoir rendre quelques traits de cette humble vie, avec le mème langage naïf et plein de charmes qu'avait, en me les contant,

la pauvre femme de qui je les tiens. Aussi, vais-je l'essayer, en la laissant parler.

«Je vous ai dit, Madame, que mon mari était jaloux ; oh! quelle affreuse passion que la jalousie! comme elle a rendu le pauvre homme malheureux et moi aussi. C'est une vilaine maladie qui ne devrait pas venir aux pauvres gens qui ont si peu de moments de repos, si peu de temps à eux, que c'est vraiment bien triste quand ils le passent à se quereller, à se faire des reproches qui ne sont point mérités. J'ai bien souffert de cette humeur jalouse de mon mari, je restais constamment chez moi avec mes enfants, je n'osais même pas sortir pour les promener, car mon mari prétendait que c'était pour me montrer aux jeunes hommes du bourg que nous habitions. Je n'osais pas non plus aller à l'église; il disait que je n'y allais pas pour prier Dieu. C'étaient deux grandes privations pour moi, qui aimais tant à me promener dans les champs, à examiner où en étaient les récoltes et à faire jouer mes petits enfants sur l'herbe, à l'ombre des grands arbres. J'aimais bien aussi à assister aux offices religieux de ma paroisse, aux fêtes, aux processions: cela me consolait, me faisait oublier tous mes ennuis; mais il n'y fallait pas songer.

« Mon mari avait un état qui le forçait à s'absenter souvent. Il faisait un service de roulage et conduisait des voitures du village à une petite ville assez éloignée. Chaque fois qu'il rentrait c'étaient des reproches et des scènes. Il examinait tout dans notre logis afin de découvrir des traces étrangères. Je pleurais alors, Madame, ou bien j'oubliais la patience qu'on doit avoir en ces circonstances, et je lui répondais que je ne pouvais plus endurer la vie telle qu'il me la faisait; que je ne voulais plus rester avec lui, et d'autres choses semblables.

<< Tout cela ne faisait qu'augmenter sa colère. Puis il était mal conseillé par quelques-uns de ses amis qui, pour se jouer de lui et rire à ses dépens, lui faisaient de méchants rapports sur moi, et qui, dès qu'il était parti, venaient aussi me donner de mauvais conseils, m'engager à me mal conduire ; et les jeunes gens qui savaient tout ce que mon mari me faisait endurer, pensaient que je devais le détester; ils venaient donc vers moi pour me plaindre et m'engager à me venger. Oh! comme le monde est méchant!

« Enfin, Madame, mon mari en vint à se persuader que je le trompais: un jour il me fit des scènes atroces et me dit qu'il ne voulait plus me garder avec lui; qu'il allait me quitter, s'établir dans un village voisin et emmener mes deux petits enfants.

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Depuis longtemps j'étais si malheureuse, que bien souvent j'en étais venue à désirer cette séparation; mais j'aurais voulu garder mes enfants avec moi; il ne le voulut pas, les arracha de mes bras et partit.

« Je restai là seule et si malheureuse, si désolée, si abattue, que je crois que je serais morte de faim et de désespoir, sans une bonne voisine et son mari qui vinrent mc chercher, m'emmenèrent chez eux et me soignèrent pendant une forte maladie que je fis à la suite de tout cela.

« Je me rétablis, et il fallut songer à travailler. Le soir, quand j'avais fini ma journée et que je présumais que mon mari était en route, je partais seule, la nuit, par tous les temps, et j'allais au village voisin pour

voir mes enfants; c'était l'été, heureusement, et j'avais presque toujours de belles nuits.

«Mes pauvres petits! leur père les avait mis en pension chez une femme qui ne les soignait pas comme une mère, hélas! mais qui cependant me plaignait quand j'y allais et me laissait voir mes chers enfants. Presque toujours ils dormaient quand j'arrivais, et je n'osais les réveiller; je les regardais dormir un instant, je les embrassais bien doucement et je repartais.

« Un dimanche, j'y étais allée le jour; mon petit garçon, qui avait quatre ans, vint se jeter dans mes bras; mais ma petite fille, qui était bien plus jeune, ne me reconnaissait plus, et elle appelait la femme qui la gardait: maman! Oh! Madame, comme cela me fit mal, et que j'ai pleuré ce jour-là! Quand je revins chez moi, j'avais la tête perdue et je cherchai mille moyens pour reprendre mes enfants.

« Puis la vie était si triste pour moi! Personne ne m'aimait; mon mari me détestait; mes enfants m'oubliaient, je ne leur étais plus utile; j'étais comme morte pour eux; je n'étais plus rien qu'une pauvre femme dont chacun examinait et commentait toutes les actions. Tous se croyaient le droit de me donner des conseils et de désapprouver ce que je faisais. Comme j'étais jeune et que j'avais une assez jolie figure, les hommes me poursuivaient et les femmes disaient que bien sûr j'avais des torts, que mon mari ne m'aurait pas ainsi abandonnée s'il n'avait pas été certain que je le trompais et que j'avais une mauvaise conduite.

« Ah! quand une femme est séparée de son mari, elle est bien à plaindre; c'est pour cela qu'il nous faut avoir bien de la patience et de la résignation en ménage.

« Un jour que j'étais bien triste et que je contais tous mes malheurs à une jeune femme, cette dernière me dit : Si j'étais à votre place, je m'en irais trouver le devin qui demeure à Saint-Jean, à deux lieues d'ici; on dit que c'est un homme qui sait tout. En regardant seulement votre main, il vous dira tout ce qui vous est arrivé dans votre vie, et bien plus, tout ce qui vous arrivera. Il saura bien vous dire aussi ce que vous avez à faire pour reprendre vos enfants avec vous et les élever; il tire si bien les cartes!

« Je répondis d'abord que je ne croyais pas aux tireurs de cartes, aux diseurs de bonne aventure; que, du reste, je pensais que c'était offenser Dieu, que de chercher à savoir notre avenir; enfin, je me souvins de tout ce que les religieuses qui m'avaient élévée m'avaient dit là-dessus. Mais à mesure que le temps s'écoulait, mes chagrins augmentaient, et l'idée d'aller consulter le devin, idée que j'avais d'abord repoussée, me revenait sans cesse; puis, la femme qui m'en avait déjà parlé faisait tous ses efforts pour me décider.

« Il y eut une foire dans le bourg où je demeurais, et l'on me dit que le devin s'y trouvait; j'allai vers lui. Ah! Madame, quelle vilaine figure il avait, cet homme un teint jaune, de grands yeux noirs bien enfoncés, et qui ne vous quittaient pas un instant pendant qu'on lui parlait; et puis un grand nez crochu; enfin, il ressemblait tout-à-fait à ces vilains oiseaux qui viennent enlever les poules dans les champs.

« li me dit qu'il était trop occupé ce jour-là et me recommanda d'aller le trouver chez lui, où il serait plus tranquille et me répondrait mieux.

J'étais bien indécise; je n'osais pas me rendre chez ce devin, il m'effrayait; oui, j'avais peur de cet homme, et je redoutais ce qu'il allait me dire. D'un autre côté, je ne voulais me faire accompagner par personne, parce que je pensais que peut-être il me dirait de bien vilaines choses sur mon mari; qu'il redirait tout ce qui s'était passé entre nous, et je n'avais jamais confié entièrement tout ce que j'avais souffert. Il y a de ces peines que l'on garde dans son cœur, quand bien même elles vous étouffent. Quand on est bien malheureux, on cherche tous les moyens de sortir de sa mauvaise position. Oh! que j'aurais mieux fait de recourir à Dieu et de le prier de me donner quelques bonnes pensées ! Mais j'avais la tête perdue; depuis longtemps je faisais toutes mes prières sans savoir ce que je disais; aussi, le lendemain je partais et j'arrivais chez le tireur de cartes.

<< Il demeurait dans une maison écartée des autres, et j'avais le cœur tout serré en entrant. Il était seul, dans une grande chambre noire; il y avait, accrochés aux murailles, des paquets d'herbes, de plantes de toute espèce; des os, une horrible tête de mort; des ailes de hibou, que sais-je !... J'osais à peine lever les yeux, j'avais bien peur, et puis il fixait sur moi ses grands yeux; j'étais comme paralysée; il me semblait qu'il me serait impossible de m'en aller.

« Il me fit asseoir et prit ma main qui tremblait très-fort, ensuite il se mit à arranger ses cartes. Quand tout fut fini, voici ce qu'il me dit et dont je me souviendrai toujours : « Ma pauvre femme, vous êtes bien malheureuse; votre mari vous croit coupable, il vous déteste et raconte à tout le monde comme il a une mauvaise femme. Vous avez bien souffert avec lui. Cependant, il reviendra de son erreur et voudra vous reprendre avec lui; il vous promettra d'être meilleur et plus du tout jaloux; vous vous laissercz persuader, vous retournerez avec votre mari, non pas à cause de lui, mais pour vos enfants, et vous serez encore plus malheureuse qu'auparavant, car au bout de quelques jours, les mêmes scènes recommenceront; toute votre vie vous souffrirez, et vous aurez encore plusieurs enfants. Voilà tout ce qui arrivera si vous ne voulez pas suivre mes conseils. >>

Eh! que faut-il donc faire, lui dis-je tout effrayée?.... « Si vous m'écoutez, reprit cet homme, vous aurez un sort heureux; vous serez complètement débarrassée de votre mari; vous reprendrez vos enfants avec vous, ils vous aimeront beaucoup, s'élèveront bien et s'établiront très-avantageusement. Plus tard, vous vous remarierez avec un homme qui sera aussi bon pour vous que votre premier mari aura été méchant, et vous serez encore plus heureuse que vous n'avez été malheureuse jusqu'à présent.

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Me remarier! mais.... mon Dieu!.... mon mari mourra done?.... Mais que me dites-vous donc là?.... Et je joignais les mains et je tremblais comme la feuille.... « Ecoutez-moi donc tranquillement, dit ce vilain homme, bien d'autres sont venus vers moi et se sont bien trouvés de suivre mes avis. Puisque vous n'aimez pas votre mari et que c'est un mauvais homme, qu'importe qu'il meure? Ecoutez-moi donc et je vous promets que dans six mois vous en serez complètement délivrée.» « Assez, assez, lui dis-je en criant, car j'étais comme une folle; je comprenais que cet homme voulait me faire commettre quelque crime.

Comment? Je ne me l'expliquais pas, mais je voulais m'enfuir. Il me retenait fortement par le bras en me disant : « Ecoutez-moi jusqu'au bout, imbécile que vous êtes; vous ne m'avez pas bien compris.»

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«Mais j'avais retrouvé tout mon courage, j'étais forte, je le regardai fixement et lui dis si, je vous ai compris, et je vous promets de ne répéter à personne ce que vous m'avez proposé. Laissez-moi vous payer et partir. Je lui donnai cinq francs, c'était le prix convenu. Il les prit et m'accompagna jusqu'à la porte en ricanant et en disant : « Oh! vous ferez bien comme les autres, vous reviendrez. »

« Ah! Madame, dans quel état j'étais! j'avais la tête en feu ét des frissons dans tous les membres. Il me semblait être poursuivie par cet homme je courais de toutes mes forces. Il était nuit, mais la lune éclairait la route, et les arbres me paraissaient comme autant de personnes qui me regardaient. Je croyais faire un mauvais rève, et tout en courant toujours, je sentais mes membres engourdis, et il me semblait que je restais à la même place. Quand je levais les yeux vers le ciel, je voyais de vilains nuages gris et noirs qui avaient des formes si extraordinaires, qu'ils me faisaient peur. Et pourtant je les avais toujours trouvés si beaux, les nuages! j'aimais bien les belles étoiles, le clair de lune et les belles nuits; mais il paraît que lorsque nous sommes heureux, tout nous semble magnifique; quand nous sommes malheureux, tout ce que nous voyons est triste; et quand nous faisons mal, tout nous effraie et semble

nous menacer.

Ah! quand je revenais, la nuit, de voir mes enfants, je n'avais pas peur, je trouvais que l'air était bien frais, que Dieu était bien bon d'avoir mis au ciel la belle lune et les étoiles pour m'éclairer sur mon chemin; j'étais toute tranquille, toute contente. Mais dans ce momentlà, je venais de demander conseil à un homme sans savoir s'il était honnête; j'étais allée lui demander ce que Dieu ne veut pas que nous sachions; je venais d'entendre d'affreuses choses que, bien sûr, le démon avait inspirées à ce devin; aussi tout m'effrayait le moindre vent dans les feuilles, le cri des oiseaux de nuit, tout me faisait une peur horrible; mes dents en claquaient et je courais toujours.

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« Je rencontrai, un peu avant d'arriver au village, un homme qui me dit : « Eh!.... où courez-vous ainsi, jeune femme! attendez-moi donc un pcu? » J'avais la tête si égarée que je crus reconnaitre la voix du devin; aussi je me mis à courir encore plus vite, et quand j'arrivai chez moi, j'étais plus morte que vive. Le lendemain, quand je m'éveillai, j'étais étendue sur le plancher, j'étais tombée sans connaissance en arrivant.

Six mois après, comme le devin de Saint-Jean l'avait prédit, j'étais avec mon mari, qui m'avait tant suppliée, que j'étais retournée avec lui. Il n'était pas guéri de sa jalousie, et il m'a rendue malheureuse pendant longtemps encore; cependant, durant les dernières années de sa vie, il a été meilleur pour moi; il a reconnu combien il s'était trompé, et bien souvent il m'en a demandé pardon. Dieu m'a accordé cette consolation avant de me l'enlever.

« Un an après qu'il m'eût fait son horrible proposition, le tireur de cartes mourut au moment la justice allait s'emparer de lui; car on avait reconnu qu'il avait procuré du poison à plusieurs personnes pour

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