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PORTRAIT

DU DUC DE LA ROCHEFOUCAULD

PAR LE CARDINAL DE RETZ.

Il y a toujours eu du je ne sais quoi en M. de La Rochefoucauld. Il a voulu se mêler d'intrigues dès son enfance, et en un temps où il ne sentoit pas les petits intérêts, qui n'ont jamais été son foible, et où il ne connoissoit pas les grands, qui d'un autre sens n'ont pas été son fort. Il n'a jamais été capable d'aucunes affaires, et je ne sais pourquoi ; car il avoit des qualités qui eussent suppléé en tout autre celles qu'il n'avoit pas. Sa vue n'étoit pas assez étendue, et il ne voyoit pas même tout ensemble ce qui étoit à sa portée; mais son bon sens, très bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation, et à sa facilité de mœurs, qui est admirable, devoit récompenser plus qu'il n'a fait, le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle; mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution. Elle n'a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n'est rien moins que vive. Je ne la puis donner à la stérilité de son jugement; car

10 PORTR. DU D. DE LA ROCHEFOUCAULD.

quoiqu'il ne l'ait pas exquis dans l'action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n'en connoissions pas la cause. Il n'a jamais été guerrier, quoiqu'il fût très soldat. Il n'a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu'il ait eu toujours bonne intention de l'être. Il n'a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile, s'étoit tourné dans les affaires en air d'apologie. Il croyoit toujours en avoir besoin; ce qui, joint à ses maximes qui ne marquent pas assez de foi à la vertu, et à sa pratique qui a toujours été à sortir des affaires avec autant d'impatience qu'il y étoit entré, me fait conclure qu'il eût beaucoup mieux fait de se connoître et de se réduire à passer, comme il eût pu, pour courtisan le plus poli, et le plus honnête 'homme, à l'égard de la vie commune, qui eût paru dans son siècle.

le

OU

SENTENCES ET MAXIMES

MORALES.

* I.

Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés. '

CE

que nous prenons pour des vertus, n'est souvent qu'un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger; et ce n'est pas toujours par valeur et par chasteté, que les hommes sont vaillans et que les femmes sont chastes. 2

' Cette pensée, qui peut être considérée comme la base du système de La Rochefoucauld, se trouve dans la première édition, sous la forme suivante : « Ce que le monde nomme vertu, n'est d'ordinaire qu'un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête pour faire impunément ce qu'on veut. »> ( 1665 — no 179.) Elle ne se retrouve ni dans la seconde, ni dans la troisième édition, et ce n'est que dans les deux dernières ( 1675, 1678 ) qu'elle reparut comme épigraphe, et sous une autre forme, à la tête des Réflexions morales.

2 VARIANTE. Nous sommes préoccupés de telle sorte en notre

II.

L'amour-propre est le plus grand de tous les

flatteurs.

le

* III.

Quelque découverte que l'on ait faite dans pays de l'amour-propre, il y reste encore

bien des terres inconnues.

IV.

L'amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde.

* V.

La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous, que la durée de notre vie.

VI.

La passion fait souvent un fou du plus habile homme; et rend souvent les plus sots habiles. '

faveur, que ce que nous prenons souvent pour des vertus, n'est en effet qu'un nombre de vices qui leur ressemblent, et que l'orgueil et l'amour-propre nous ont déguisés. ( 1665 — no 181. ) — De plusieurs actions différentes que la fortune arrange comme il lui plaît, il s'en fait plusieurs vertus. (1665 n° 293.)

Dans la seconde et la troisième édition (1666, 1671), La Rochefoucauld refondit ces deux pensées en une seule, qu'il plaça au commencement de son ouvrage; ce ne fut que dans les deux dernières éditions (1675, 1678) que cette maxime parut telle qu'on la voit aujourd'hui.

1 Var. On lit dans l'édition de 1665 : « La passion fait souvent du plus habile homme un fol, et rend quasi toujours les plus sots habiles. » Les mots fol et quasi disparurent dans la 2e édit. ( 1666.)

VII.

Ces grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux, sont représentées par les politiques comme les effets des grands desseins, au lieu que ce sont d'ordinaire les effets de l'humeur et des passions. Ainsi la guerre d'Auguste et d'Antoine, qu'on rapporte à l'ambition qu'ils avoient de se rendre maîtres du monde, n'étoit peut-être qu'un effet de jalousie. '

* VIII.

Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours. Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont infaillibles; et l'homme le plus simple, qui a de la passion, persuade mieux que le plus éloquent qui n'en a point.

2

IX.

Les passions ont une injustice et un propre intérêt, qui fait qu'il est dangereux de les suivre,

« .

Far. La Rochefoucauld avoit d'abord présenté d'une manière affirmative le motif de cette guerre; voici comment il s'exprimoit : . . . Ainsi, la guerre d'Auguste et d'Antoine, qu'on rapporte à l'ambition qu'ils avoient de se rendre maîtres du monde, étoit un effet de jalousie. » ( 1665 - n° 7.) Depuis, l'auteur employa la forme dubitative.

2 Var. On lit dans la première édition : «

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et l'homme

le plus simple que la passion fait parler, persuade mieux que celui qui n'a que la seule éloquence. » ( 1665 — no 8.)

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