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elle ne peut manquer d'avoir aussi pour effet de réduire l'étendue des plus grandes. On commence à parler en Angleterre de 1,000 francs de capital d'exploitation par hectare, et ce n'est peut-être pas trop pour les procédés nouveaux que le progrès agricole suggère tous les jours. Or, s'il est difficile à beaucoup de cultivateurs qui exploitent par eux-mêmes de fournir une pareille somme, il ne l'est pas moins, même en Angleterre, de trouver des entrepreneurs de culture qui aient un capital de plusieurs centaines de mille francs. Il est donc probable que le nombre des grandes et des petites fermes diminuera à la fois, et que les moyennes, celles de 50 à 100 hectares, 125 à 250 acres, les plus répandues déjà, se multiplieront. Cette dimension paraît en effet la meilleure pour le genre de culture le plus généralement adopté, et ce n'est pas là de la grande culture à proprement parler1.

1 Le Cultivateur écossais dit ici en note que la meilleure espèce de fermes en Angleterre est celle qui comprend de 300 à 400 acres ou de 120 à 160 hectares. Je sais que cette opinion est généralement partagée par les agronomes anglais, mais outre qu'elle n'a rien de contraire à ma thèse, car une pareille dimension ne serait pas encore excessive, je prie de remarquer qu'elle n'est nullement inconciliable avec les termes dont je me suis servi. Je ne dis pas qu'une étendue de 50 à 100 hectares soit toujours ce qu'il y a de mieux, mais ce qui se rencontre le plus souvent et la moyenne dont on paraît le plus se rapprocher. Il y a en effet d'autres causes que celles tirées de la culture proprement dite, bien que celles-là soient les plus puissantes, qui agissent sur l'étendue moyenne des fermes. La répartition des capitaux parmi les fermiers en est une, et je persiste à douter qu'il y ait, même en Angleterre, beaucoup de fermiers assez riches pour aborder prudemment des exploitations de 150 à 200 hectares. Les faits traditionnels, beaucoup plus favorables que la théorie à la petite et à la moyenne culture, ont résisté jusqu'ici et résisteront probablement encore. Je ne suis pas

Il est probable aussi qu'en France une révolution du même genre se produira, à mesure qu'il deviendra possible de consacrer à la culture un plus grand capital. Les petites exploitations disparaîtront là où elles supposent la pauvreté, et il s'en formera de nouvelles là où elles indiquent la richesse. En somme, l'étendue moyenne pourra être, sans inconvénient, inférieure de beaucoup à la moyenne anglaise. Dans l'organisation de la culture, comme dans celle de la propriété, une transformation radicale n'est pas à désirer. Encore un coup, là n'est pas la véritable question. Pourquoi la culture et la propriété sont-elles, non pas précisément plus grandes, mais plus riches et plus éclairées, en Angleterre qu'en France? Voilà ce qu'il faut rechercher.

d'ailleurs tout à fait convaincu que cette étendue de 120 à 160 hectares soit réellement la meilleure. Même avec un capital suffisant, c'est beaucoup; mais je ne veux pas soulever ici les questions de tout genre qui se rattachent à ce sujet et qui mériteraient un examen détaillé; je n'ai entendu traiter qu'un point de fait.

CHAPITRE IX.

LA VIE RURALE.

Selon moi, cette richesse agricole dérive de trois causes principales. Celle qui se présente la première, et qui peut être considérée comme le principe des deux autres, est le goût de la portion la plus opulente et la plus influente de la nation pour la vie rurale.

Ce goût ne date pas d'hier; il remonte à toutes les origines historiques, et ne fait qu'un avec le caractère national. Saxons et Normands sont également enfants des forêts. Avec le génie de l'indépendance individuelle, les races barbares dont le mélange a formé la nation anglaise avaient toutes l'instinct de la vie solitaire. Les peuples latins suivent d'autres idées et d'autres habitudes. Partout où l'influence du génie romain s'est conservée, en Italie, en Espagne, et jusqu'à un certain point en France, les villes l'ont de bonne heure emporté sur les campagnes. Les campagnes romaines avaient été abandonnées aux esclaves; tout ce qui aspirait à quelque distinction affluait vers la ville. Le nom seul de campagnard, villicus, était un terme de mépris, et le nom de la ville se confondait avec celui de l'élégance et de la politesse, urbanitas. Dans les sociétés néo-latines, ces préjugés ont survécu.

De nos jours encore, la campagne est pour nous et encore plus pour les Italiens et les Espagnols, une sorte d'exil. C'est à la ville que tous veulent vivre; c'est là que sont les plaisirs de l'esprit, les belles manières, la vie en commun, les moyens de faire fortune. Chez les peuples germains, et surtout en Angleterre, ce sont les mœurs contraires qui règnent l'Anglais est moins sociable que le Français; il a toujours en lui quelque chose des sauvages dont il est descendu; il répugne à s'enfermer dans les murs des villes, et le grand air est son élément naturel.

Quand les peuplades barbares tombèrent de tous côtés sur l'empire romain, elles se répandirent dans les campagnes, où chaque chef, presque chaque soldat, essaya de se fortifier à part. De cette disposition universelle naquit le régime féodal, et il n'est pas de pays qui ait reçu plus fortement que l'Angleterre l'empreinte de ce régime. Le premier soin des conquérants fut de s'assurer de grandes étendues de terres où ils pussent vivre sans contrainte, comme dans leurs forêts natales, ajoutant aux plaisirs de la chasse l'abondance des biens que donne la cùlture. Les rois barbares ne se distinguaient de leurs vassaux que par l'étendue de leurs domaines. Même en France, les rois des deux premières races n'étaient que de grands propriétaires, vivant dans de vastes fermes, aussi fiers du nombre de leur bétail et de la quantité de leurs récoltes que de la foule des hommes d'armes qui marchaient à leur voix. Le plus grand de tous, Charlemagne, n'a pas été moins remarquable comme administrateur de ses propriétés rurales que comme chef d'un immense empire.

En Angleterre, cette tendance, commune à toutes les

races du Nord, se donna d'autant plus carrière, que le pays était moins peuplé, moins civilisé, moins modifié par la domination romaine. Comme il n'y avait pas de populations savantes et lettrées qui pussent lutter en faveur de la vie policée, comme les villes bretonnes n'étaient que des villages pauvres qui n'offraient rien à piller, la possession des campagnes fut seule enviée. Ces peuplades n'avaient que le sol pour tout bien, et ne pouvaient lutter que pour l'usage du sol. « Non, chantaient les poëtes cambriens en se réfugiant dans les montagnes galloises contre les attaques des Saxons, nous ne céderons jamais à nos ennemis les terres fertiles qu'arrose la Wye. » A leur tour, c'est pour la défense de leurs terres que les Saxons combattirent contre les Normands, et le premier effet de la grande conquête du XIe siècle fut le partage des terres des vaincus entre les vainqueurs.

L'importance exclusive attachée par les Normands à la propriété du sol se révèle par ce monument extraordinaire du génie des conquérants, qui est resté unique, propre à l'Angleterre, et qui a exercé une si grande influence sur le développement ultérieur de ce pays. Je veux parler du relevé général des propriétés exécuté, vers 1080, par ordre de Guillaume, et qui a reçu des Saxons dépossédés le nom de livre du dernier jugement (Domesday-Book), parce qu'il consacrait définitivement. l'expropriation à peu près universelle de leur race. Ce livre, conservé jusqu'à nos jours à l'Échiquier, est devenu le point de départ de la propriété foncière anglaise; aujourd'hui encore il n'y a de propriété absolue, véritablement légale, que celle qui peut remonter incontestablement à cette souche commune. Aucune nation ne peut

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