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sans discernement ni mesure. La vertu est susceptible d'excès; il n'en est point à craindre pour la sagesse. L'éphémère héroïsme d'une imagination fanatisée est moins dans l'ordre et produit moins de bien que l'exercice soutenu d'une bonté réfléchie. Une morale forcément exceptionnelle, à l'usage du petit nombre des élus, est par cela seul, et malgré l'apparence d'une sublimité plus haute, inférieure à celle qui assume le caractère d'universalité et que tous peuvent et doivent pratiquer sans porter atteinte à la loi de nature. La résignation, le renoncement, qu'est-ce autre chose d'ailleurs que le sacrifice aveugle et funeste à la société des meilleurs aux pires, l'immolation des grandes âmes aux cupidités égoïstes? Quoi de mieux calculé pour perpétuer à jamais le règne des pervers? L'église chrétienne elle-même, si insistante au sacrifice, ordonne de préférer son propre salut au salut d'autrui. Et pour nous qui entendons par salut la liberté de l'âme humaine, n'est-il pas évident que jamais l'œuvre de ce salut ne devra être sacrifiée à un intérêt inférieur, à rien de ce qui est hors de nous? Si la

nature a voulu que l'instinct de conservation s'éveillât avant l'instinct d'attrait, ç'a été pour nous avertir que nos devoirs envers nous-mêmes avaient la priorité sur nos devoirs envers nos semblables (5). Mais, de grâce, que l'on m'entende bien ! A qui n'aurait pas lu avec attention ce que j'ai dit précédemment sur l'essence de la liberté, il serait facile de se méprendre; c'est pourquoi je trouve utile de répéter ici que la liberté, dans le sens philosophique attribué au mot, est synonyme de vie morale, vie qui est véritablement le salut de l'homme. Les relations d'égalité ou de fraternité impliquent donc à mes yeux les devoirs de l'homme envers lui-même, transportés à autrui, dans la juste proportion et sous la réserve établie par le christianisme eu égard au salut; l'héroïsme tant admiré, précisément parce qu'il ne saurait ni s'enseigner ni se prescrire, est une vigueur exceptionnelle de l'âme, une magnificence de nature réservée au bien petit nombre. Ne visons pas si haut, de peur de retomber trop bas, et tenons-nous fermement à la justice. Tel sage qui donne aux hommes le spectacle ennoblissant

d'une vie sereine aura plus fait pour eux que tel zélateur inquiet, troublé de mille soucis, empressé au salut des autres au point qu'il ne prend pas le temps de rentrer en lui-même et de pacifier son âme en réglant le désordre de ses penchants. Ordonnons notre existence selon la raison; éclairons-la des lumières supérieures de l'esprit; faisons régner dans l'orbite de notre vie la loi de gravitation morale, puis tendons la main à nos frères pour les aider dans une tâche pareille. Si chacun observait ce précepte et s'appliquait de toutes ses facultés à l'humble accomplissement d'une œuvre bien simple en apparence, on verrait de proche en proche, sans aucune de ces secousses violentes si redoutées des hommes du pouvoir, la justice s'établir dans les mœurs; les mœurs finiraient par l'imposer aux lois; l'exemple d'un peuple libre, fort et heureux, serait donné au monde.

CHAPITRE XIII.

RELATIONS D'INFÉRIORITÉ.

DEVOIR DE FILIALITÉ Morale ou de DÉFÉRENCE.

Ce que les disciples doivent à leurs maîtres, c'est seulement une sorte de foi provisoire, une simple suspension de jugement; mais ils ne lui doivent jamais un entier renoncement à leur libertté, ni une perpétuelle servitude d'esprit. »

BACON.

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Faites-vous semblables à l'un de ceux-là disait à ses disciples, en leur montrant les petits enfants pressés autour de lui, le suave et doux révélateur qui mourut sur la croix. Une soumission reconnaissante, un amour intellectuel qui s'attache moins à l'individu qu'à

la lumière de sa parole, une déférence qui n'a rien de servile parce qu'elle s'accorde à la dignité de l'âme et non aux dignités conventionnelles de la société, tel est à peu près le seul devoir des inférieurs envers les supérieurs dans le règne de la liberté. Et encore suppose-t-il au moins une vague conscience du bien et du mal. Sans cette conscience nul devoir (6). Le devoir naît de la connaissance et s'y proportionne; plus elle est étendue, plus il s'accroît. Pour les enfants, pour les hommes sans culture, pour les pauvres d'esprit en un mot, il est simple, facile, tout intérieur. On pourrait le réduire à la bonne volonté de connaître la justice, au respect de ceux qui l'enseignent et la pratiquent.

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Et ils le suivaient

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dit l'évangile. Que pouvait faire de plus, en effet, la foule ignorante et grossière que de pressentir la vérité dans la bouche de Jésus et de s'attacher, attentive et pieuse, à ses pas pour la recueillir?

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