Page images
PDF
EPUB

unanime du genre humain nous abusent? Mais alors nous voici incontinent forcés de conclure que la création tout entière, telle que la perçoivent nos yeux, pourrait bien également n'être qu'illusion, mirage, mensonge; et ce mensonge implique un menteur, un être assez puissant et assez fou pour s'amuser éternellement, dans l'immensité infinie, à ce jeu puéril d'apparences chimériques! (2) Qui oserait aller jusque-là? Quel esprit, si téméraire qu'on le suppose, ne reculerait devant cette énormité? Qui pourrait durant toute une vie se confier à cette logique vaine aboutissant à l'absurde? Préservons-nous d'une aberration si triste; repoussons, comme indignes d'une saine raison, ces efforts stériles de l'esprit qui nous induiraient à nier ce que tous nos sens affirment et ce à quoi la meilleure partie de nous-même accède d'une impulsion naturelle, lorsque notre intelligence ne se laisse pas séduire par le goût maladif des subtilités métaphysiques; mais aussi tenons-nous en garde contre un secret penchant de l'orgueil à s'exagérer les prérogatives de la liberté humaine, et sachons reconnaître les

limites étroites que le spectacle de la vie oblige

à lui assigner.

L'homme n'a pas été libre de naître ou de ne pas naître. Nul ne l'a consulté pour savoir s'il voulait venir au monde en un temps plutôt qu'en un autre, à une époque plus ou moins avancée de civilisation, en tel ou tel rang de la hiérarchie sociale, sectateur de Bouddha, disciple de Jésus-Christ, soldat de Mahomet.

Il n'a choisi ni le lieu de sa naissance, ni la race dont il est issu, ni la famille à laquelle il appartient, ni les parents qui lui ont donné le jour, ni l'idiome qu'il parle, ni sa forme extérieure, ni ses penchants, ni ses facultés ; il ne lui a pas même été demandé s'il voulait être homme ou femme. N'ayant fixé ni le temps ni le lieu de sa naissance, il ne fixera pas davantage le temps ni le mode de sa mort.* Oh! qu'il est circonscrit le champ où va se mouvoir la libre activité d'une créature ainsi maîtrisée par des forces inconnues! Que la limite extrême en est vite atteinte! Que son

* Sauf dans le cas de suicide presque toujours déterminé d'ailleurs par des circonstances indépendantes de la volonté.

plus haut sommet a des horizons rapprochés ! Et pourtant l'exercice de cette liberté conditionnelle, dans son cercle infranchissable, suffit à l'homme parce qu'il n'a jamais possédé la liberté absolue. Elle lui suffit pour qu'il se considère comme un être supérieur aux autres êtres, pour que sa propre destinée l'intéresse, pour qu'il veuille impérieusement, durant le cours rapide de sa vie mortelle, conquérir une part d'immortalité qu'il rêve, soit dans un monde céleste et invisible, soit dans des générations successives d'êtres issus de lui qui le perpétuent, soit enfin dans la mémoire de ses semblables; car c'est sous l'une de ces trois formes que le désir d'immortalité se produit dans l'homme et l'élève à ses propres yeux audessus de toutes les créatures.

[ocr errors]

Posons donc, sans hésiter, forts de l'assentiment unanime de la conscience humaine et de notre indomptable instinct, posons comme vérité fondamentale et prenons pour point de départ dans l'étude de la vie, la liberté une liberté restreinte, mais suffisante au développement des facultés, à la conscience du bien

[ocr errors]

et du mal, et par suite à l'institution des lois civiles et religieuses. Nous admettons cette vérité sur l'évidence du sentiment; quiconque la nie et s'attache au sombre dogme de la fatalité ou à la décevante sagesse du scepticisme (3), doit dès à présent fermer ce livre comme il a déjà fermé son intelligence à toute notion de vertu, de dévouement, de gloire, d'héroïsme; comme il a fermé sa vie à tout germe de progrès, à tout principe de grandeur.

[ocr errors]

ESSAI

SUR LA LIBERTÉ

LIVRE PREMIER.

L'HOMME CONSIDÉRÉ INDIVIDUELLEMENT.

CHAPITRE PREMIER.

DE LA LIBERTÉ.

« La dignité de la nature humaine se fonde tout entière sur la liberté morale. »

ANCILLON.

Dans l'immense échelle des êtres qui composent et peuplent le globe, nous voyons la matière passer par une gradation ascendante à peine sensible, se dégager lentement de l'inertie, combiner ses éléments, se transformer sous

« PreviousContinue »