Page images
PDF
EPUB

truire même le germe; mais oserons-nous envisager ce qu'un tel être sera devenu? Il n'aura plus rien d'humain.

Car, pour être conséquent, il faudrait nonseulement attaquer la passion dans son centre, mais encore la circonvenir aux abords, intercepter toutes les avenues, interdire l'usage de la vue qui lui présente l'objet de ses ardeurs, l'ouïe qui lui porte des sons enivrants, etc., détruire en un mot pièce à pièce et d'une main impie l'harmonie sacrée de la forme humaine *.

Le genre humain, heureusement, a protesté et protestera toujours contre ces égarements des contempteurs de la nature, car c'est la vie qu'il aime et non la mort. L'amante d'Abeilard, frémissante sous la bure, étonnant les voûtes du Paraclet de ses sublimes blasphèmes et refusant d'immoler au Dieu jaloux ses ardents souvenirs, Héloïse nous émeut d'une sympathie bien plus vive que si nous pouvions la supposer disciplinant en paix des passions éteintes, goû

* Voyez sur ce point, dans le Traité de la Concupiscence de Bossuet, le chapitre v.

tant, placide et résignée, les joies de l'abstinence et les délices de l'oraison.

L'épée d'Alexandre, tachée du sang de Clitus, est assez lavée, à nos yeux, par quelques larmes, et nous frappe d'une consternation respectueuse; mais le glaive du bourreau, cette image de la répression des passions humaines par la justice sociale, qui pourrait le regarder sans dégoût? D'où vient cela? C'est que la passion est une force providentielle qui seule produit les grandes choses, et qu'il n'a pas été possible à une morale factice de détruire entièrement l'instinct du genre humain qui l'en avertissait.

La passion est formidable, confessons-le, parce qu'il est de l'essence de toute force d'empiéter, d'envahir, de briser les digues qu'on lui oppose; elle cause dans ses débordements des maux incalculables. Mais est-ce la conséquence nécessaire des lois primordiales, ou plutôt ne serait-ce pas la suite des règles contingentes et arbitraires qu'ont instituées des hommes sujets à l'erreur? N'eût-il pas été plus sage de chercher l'accord de toutes les forces entre elles que

de les constituer à l'état de lutte fatale? (30 L'homme ne s'est-il pas rendu coupable envers la majesté de son être en le déclarant pervers? Ne porte-t-il pas atteinte à l'institution divine en condamnant et en flétrissant comme il le fait ses premiers et indestructibles instincts?

31

Sachons donc étudier les lois de la nature au lieu de nous opiniâtrer à lui en dicter. Si nous parvenions à nous élever jusqu'à la claire vue et conséquemment à l'amour de cette belle harmonie qui préside à nos destinées, sans nul doute les passions perdraient le pouvoir de nous troubler; leurs déviations ne seraient plus à craindre. Notre ignorance seule fait le mal (31). Nous usons en un combat stérile les années de la jeunesse; nous violentons notre être, et nous ne savons prévenir l'excès des passions que par l'excès d'une contrainte inutile ou funeste. Qu'il serait plus judicieux, plus efficace, d'agrandir en nous l'intelligence des lois universelles et de fortifier notre raison par l'exercice de nos facultés (32). Qui de nous n'a éprouvé combien le travail, même le moins sérieux, peut modérer la fougue des sens? Que serait-ce

d'une étude qui, en nous faisant pénétrer les mystères de notre organisation, nous y laisserait voir, aussi clairement que nous voyons le mécanisme intérieur d'une horloge, les perturbations effroyables qu'y causent les appétits déréglés (33). On objectera qu'on a vu des savants en proie aux plus laides passions. Aussi n'est-ce pas l'étude d'une science spéciale, et par conséquent pleine d'erreurs, que je viens prêcher ici, mais l'étude de la science de l'homme qui nous initie à la connaissance générale des lois providentielles. Socrate et Goëthe n'étaient point des savants proprement dits, mais l'un et l'autre, en étudiant de toute la puissance de leur intelligence les secrets divins, vécurent supérieurs aux passions. Il n'appartient pas au grand nombre de devenir Socrate ou Goëthe; mais tous peuvent établir entre la force de leur intelligence et celle de leurs instincts une proportion rationnelle qui aura pour effet le jeu libre de la volonté.

CHAPITRE VIII.

DE L'APATHIE.

« L'énergie dans les peines est meilleure que l'apathie dans les voluptés. » SENANCOUR.

L'apathie, cet antipode de la passion, est la véritable ennemie de la liberté humaine; ennemie d'autant plus dangereuse que nul ne se tient en garde contre elle. C'est une sorte de somnolence produite par une grande mollesse de complexion et par l'inertie des forces vitales, qui ressemble assez souvent à la bonté, à la douceur, à la sagesse. L'intelligence, mal serorganes indifférents, demeure pas

vie par

des

« PreviousContinue »