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CHAPITRE VII.

DE LA PASSION.

« Je verrai sans cesse attribuer à la nature des choses les fruits amers de l'égarement humain. >>

SÉNANCOUR.

Supposons dans un corps robuste une intelligence bien à l'aise, servie par des organes exquis qui la mettent harmonieusement en rapport avec le monde extérieur, elle rencontrera dans les profondeurs mêmes de son être une force redoutable si elle n'apprend à la diriger: cette force, c'est la passion.

En la désignant sous le nom de concupis

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cence, appétit, désir, volition, velléité, etc., les philosophes et les moralistes s'accordent à voir en elle une ennemie acharnée de la sagesse et du bonheur, qu'il faut toujours, en toutes circonstances, à tous ses degrés, combattre, anéantir s'il est possible. Suivant quelques théologiens, la passion est un agent du démon, incessamment occupé à tenter l'âme, à la solliciter au mal, à la séduire, pour l'entraîner à sa perte éternelle. Je crois ce point de vue sinon complétement erroné, du moins beaucoup trop exclusif. La passion, dans l'acception la plus vaste du mot, est un élan, une impulsion vive de l'être, qui prend sa source dans l'un des deux instincts primitifs (quelquefois dans les deux) d'égoïsme ou d'attrait, et produit des désirs, des volontés, des actes, des jouissances et des souffrances d'une intensité telle que l'homme y succomberait infailliblement, sans les intermittences, les langueurs et les défaillances nécessaires, marquées par la nature, qui le sauvent de lui-même et de sa propre énergie. Est-ce à dire que la passion soit essentiellement subversive? non sans doute;

nulle force n'est de soi ni bonne ni mauvaise ; elle ne devient telle que dans ses effets.

La nature, qui a fait l'homme susceptible de passion, l'a voulu douer de mouvement spontané et lui donner ainsi l'occasion d'exercer son libre arbitre. Conséquemment, plus cette spontanéité sera grande en lui, plus grande sera la manifestation de la vie, plus grande sera l'action de la liberté. La passion n'est donc point originairement une ennemie de la liberté comme on l'affirme, mais un essor des forces vitales nécessaire à l'exercice de cette liberté. En refoulant et détruisant la passion, admettons pour un instant que ce soit possible, on commettrait un véritable crime de lèse-nature, sans autre résultat que celui de hâter le cours du temps, déjà si rapide, et de faire tomber l'homme dans un état de caducité précoce, dont l'inerte apathie, également incapable de bien et de mal, ne nous inspirerait, et ne mériterait en effet, qu'une dédaigneuse pitié. Aussi assistons-nous à une contradiction inconciliable entre la doctrine des moralistes qui réprouvent la passion, et le sentiment universel qui ne veut

s'intéresser qu'aux âmes passionnées, qui les exalte dans leurs succès, les plaint dans leurs revers, les excuse jusque dans leurs écarts. Ce sentiment ne saurait être trompeur. La nature n'a pas pu mettre dans l'homme des penchants absolument condamnables, elle qui sait dégager des principes les plus délétères un élément de reproduction, et qui, sous une mort apparente, élabore mille vies. Si nous ajoutions foi aux assertions de ces écrivains pusillanimes qui n'ont su trouver d'autre remède à l'abus de la force que son anéantissement, il nous faudrait relever au plus vite la grille infranchissable des cloîtres, multiplier les chartreuses et les trappes, et sceller d'un triple sceau le livre où l'humanité inscrit le nom de ses grands hommes. Elle n'aurait plus rien à y retracer le jour où la passion serait bannie de la terre. Imaginez donc, s'il se peut, un ambitieux qui renonce à toute action sur ses semblables, un orgueilleux qui abdique toute volonté propre, de peur de lâcher la bride à sa passion. Il parviendra peut-être à la longue, surtout s'il a soin de fuir au désert, à en dé

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